Le 12 septembre 2022

« L’Ukraine porte une histoire traumatique » (Laetitia Spetschinsky)

Le 24 février 2022, le bruit assourdissant des camions militaires, des chars, des avions de chasse, des navires de guerre, des bottes et des bombardements sonnaient le début de l’invasion russe en Ukraine, une guerre qui dure, qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts, dont plusieurs milliers de civils, et qui semble désormais s’enliser. Comment a-t-on pu en arriver là, à un tel mépris de la démocratie et de la liberté, à une telle négation de la vie humaine ? Difficile de comprendre la guerre, de prendre un peu de hauteur et de se forger un avis sur les manières de réagir, d’autant plus lorsque nous sommes inondés d’informations, parfois contradictoires.

Pour la revue En Question, Laetitia Spetschinsky, professeure de relations internationales à l’UCLouvain et rédactrice en chef de la revue Europe.Russie.Débats[1], experte reconnue des relations euro-russes et de l’espace post-soviétique, décrypte les grands enjeux qui sous-tendent ce conflit, les sociétés russe et ukrainienne, la personnalité et la vision du monde de Vladimir Poutine, la guerre d’information et la propagande, les relations entre l’Union européenne (UE) et la Russie. Avec elle, nous nous interrogeons ainsi sur l’attitude à adopter face à cette situation complexe et tragique.

Max Kukurudziak – Unsplash

En 2004 (révolution orange) et en 2013-2014 (révolution de Maïdan ou « Euromaïdan »), nous avons été témoins d’aspirations fortes de la société civile ukrainienne à la démocratie, à l’État de droit, au respect des droits humains et à un rapprochement avec (voire une adhésion à) l’UE. Cependant, l’Ukraine est un vaste pays et les fractures (politiques et culturelles) y paraissent profondes. Pouvez-vous nous décrire la société ukrainienne, ce qui semble l’unir et la diviser ?

La société ukrainienne est porteuse d’une histoire complexe, composite et pour une large part, traumatique. Complexe, parce qu’elle est la somme d’identités distinctes : prussienne, autrichienne, russe, mais également polono-lituanienne, juive, tatare ou ottomane, pour ne citer que les identités principales. La société ukrainienne est aussi composite : malgré sept décennies de construction de l’homme soviétique, ces identités ethniques, confessionnelles, linguistiques continuent de coexister. Elles sont restées présentes, ancrées dans le tissu social, il n’y a pas eu de phénomène d’homogénéisation. C’est aussi toute la richesse de l’identité ukrainienne d’aujourd’hui, que le pouvoir russe nie et croit pouvoir annihiler alors qu’il ne fait que la renforcer. Enfin, la mémoire collective est marquée par une succession de traumatismes historiques : les terres ukrainiennes ont été l’enjeu des guerres polono-russes au 17ème siècle puis des partages d’empires au 18ème siècle, l’épicentre d’une famine génocidaire (orchestrée par Staline) dans les années 1930, le terrain de l’affrontement entre Hitler et Staline, et depuis 2004, la victime collatérale de la lutte d’influence entre la Russie et l’Occident.

La société ukrainienne a donc toujours été composite, mais depuis la révolution de 2004, l’opinion s’est polarisée entre deux camps : pro-russes et pro-occidentaux. En novembre 2013, lorsque le président ukrainien a été amené à choisir entre un accord commercial avec l’UE ou un équivalent avec la Russie, l’Ukraine a dû prendre une position exclusive. Quelques semaines plus tard, l’annexion de la Crimée par la Russie achevait de matérialiser une confrontation désormais inévitable.

De même, en Russie, comment peut-on décrire l’opinion publique et la société civile ? Dans quelle mesure les Russes aspirent-ils à la démocratie, à l’État de droit et au respect des droits humains ? Existe-t-il une (ou des) opposition(s) crédible(s) au régime actuel ?

Chacun de nous voit dans la société russe ce qu’il a envie de voir. Je pense pour ma part qu’il est essentiel de comprendre que la démocratie n’est pas une valeur en soi au-delà des frontières européennes. En Russie, le mot lui-même est associé à la gabegie des années 1990, à l’époque où  Eltsine provoquait des fous rires inextinguibles chez les Clinton[2]. Mais cela ne veut pas dire que les citoyens russes rêvent de dictature et de non-droit, évidemment. En dehors des groupes ultra des deux bords, je dirais que l’immense majorité souhaite pouvoir travailler et vivre en paix, éduquer ses enfants dans un système où l’ordre règne pour éloigner l’arbitraire, repousser les risques de chaos. L’ordre, c’est précisément ce qu’a rétabli Poutine au cours de ses premiers mandats, notamment via la fameuse « verticale du pouvoir ». Mais en l’absence de contre-pouvoirs, l’ordre ne connait ni de frein ni de limite. Il est devenu la valeur obsessionnelle du Kremlin, et l’État s’est insinué dans chaque anfractuosité de la vie des citoyens : dans l’éducation des enfants, dans la presse, dans le travail, aidé par une forme de contrôle social de l’ère communiste. Beaucoup de citoyens continuent à y voir une valeur positive, plus importante que la démocratie à l’Européenne qui est globalement dépeinte en Russie comme un échec politique, un laissez-aller, une chienlit – plutôt que comme un modèle volontariste qui mérite d’être défendu malgré ses imperfections.

Dans la société russe, les gens se positionnent sur cet axe « démocratie vs ordre » : les gens qui travaillent dans le secteur public, ou les habitants de la province qui voyagent moins et vivent dans un monde très russo-centré vont privilégier la valeur ordre (quel qu’en soit le prix) ; les classes moyennes qui voyagent, les artistes et, dit-on, les habitants des grandes villes, reconnaissent la valeur de l’ordre mais chérissent également le progrès démocratique, les droits individuels, la diversité politique.

Vladimir Poutine reste considéré en Russie comme un des plus grands hommes d’État de l’histoire russe, aux côtés d’Ivan IV, Pierre le Grand ou Staline. Il est respecté pour avoir sauvé la Russie du désastre des années 1990, pour avoir restructuré l’État et l’économie nationale, et pour avoir remis le pays sur la carte du monde, entre autres. Les sacrifices qu’il impose aux citoyens sont relativement bien acceptés, un peu comme si c’était le prix à payer pour imposer le respect et sauver le titre de grande puissance. Demandez à un Russe ce qu’il pense de la guerre, il vous dira probablement qu’il la regrette profondément mais qu’elle a été rendue inévitable par la menace ukrainienne ou atlantique. Ce serait un véritable miracle que la Russie connaisse le genre de remise en question existentielle qu’a connu l’Allemagne d’après-guerre. Les conditions ne sont pas réunies, en tous cas pour l’instant.

Quant à l’opposition, elle est présente mais diffuse, silencieuse, car elle ne peut se structurer sans être immédiatement décapitée. Certains voient dans ce silence le signe d’une complicité massive avec le pouvoir. D’autres l’expliquent par la terreur de la répression qui s’abat, arbitrairement, sur ceux qui osent un pas de travers. Et la répression est ahurissante, en effet : la pression a augmenté de manière exponentielle ces dernières années. L’an dernier, un adolescent, mineur, a été condamné à une peine de prison ferme pour avoir fait exploser un bâtiment du FSB (le service de renseignement russe)… sur le jeu vidéo Minecraft[3].

Pouvez-vous nous décrire en quelques mots le régime politique russe ? Que sait-on par ailleurs de la personnalité du président russe Vladimir Poutine ? Certains le jugent irrationnel, paranoïaque, fasciste… ; d’autres au contraire l’estiment très rationnel, intelligent, démocrate… Qu’en pensez-vous ? Comment percevez-vous sa vision de la politique étrangère de la Russie ?

Au début de la guerre, on a vu surgir énormément d’analyses, de témoignages sur l’état mental de Poutine. On a spéculé sur des maladies, sur la folie. Honnêtement, je ne vois absolument pas l’intérêt de ce genre de spéculations, dans la mesure où nous ne disposons d’aucune donnée fiable.

On peut cependant s’appuyer sur des éléments objectifs pour comprendre ce qui se passe. Vladimir Poutine appartient à l’école du contre-espionnage, dont la valeur cardinale est la défense du système, dans une logique obsidionale. Dans sa vision, son job, et celui de l’appareil qui le sert, est de protéger le système contre les ennemis intérieurs et extérieurs qui cherchent à vassaliser le pouvoir pour s’emparer des richesses nationales. Beaucoup de commentateurs exploitent cet angle pour qualifier le pouvoir de fou, de paranoïaque, mais personnellement je pense que cela déplace le débat sur un terrain qui n’est pas primordial. Ce qui est primordial, c’est la réalité, et non les termes qu’on va mettre dessus.

Par contre, on peut constater que la politique étrangère russe sous Poutine a été incroyablement constante, stable, répétitive. Les clefs de cette politique ont été énoncées dans son discours à Munich en 2007 et, depuis lors, la diplomatie russe ne fait que les répéter et les appliquer : fin de la domination et de l’impunité des États-Unis, création d’un système international multipolaire où les puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – les « BRICS ») ont leur mot à dire, lutte contre les mouvements de déstabilisation de type « révolutions colorées »[4], partenariat renforcé entre la Russie et la Chine.

Ces principes sont répétés comme des mantras depuis 2007, alors forcément, certains y voient une forme d’autisme, tandis que d’autres considèrent que c’est l’Occident qui aurait pu ou dû réagir différemment.

Outre la guerre en Ukraine, d’autres régions d’Europe de l’Est (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Nagorno-Karabakh, etc.) connaissent des conflits (dits « gelés ») avec intervention (plus ou moins forte) de la Russie. Ces situations sont-elles comparables au cas ukrainien ? Que nous disent-elles de la posture russe à l’égard de son voisinage (que Moscou appelle « l’étranger proche ») ?

Dans certains conflits, les protagonistes sont les premiers acteurs. Dans le cas du Nagorno-Karabakh, c’est la relation conflictuelle entre Arméniens et Azerbaidjanais qui est le premier vecteur de conflit. Les découpages soviétiques et les positions de la Turquie ont créé les conditions de la guerre, et la renaissance des identités nationales après l’effondrement de l’URSS a fait le reste. Tous les conflits post-soviétiques ont la même racine : lorsque l’URSS a disparu, en 1991, elle a laissé la place à 15 États qui devaient leur émergence à la victoire des Nations contre l’URSS. Les discours nationaux étaient alors très radicaux, voire agressifs. Des communautés (les Abkhazes en Géorgie, les Transnistriens en Moldavie) se sont trouvées confrontées à des dirigeants nationaux/nationalistes qui ne craignent qu’une chose : perdre le contrôle de leur État nouvellement créé. La Russie aussi a connu des revendications identitaires (la Tchétchénie) qui auraient pu se propager aux plus de 80 autres entités fédérées de la Fédération… mais que Moscou a réprimées d’abord sans succès (1994-1996), avant de réussir, sous Poutine, à étouffer l’essentiel des revendications d’indépendance.

La posture de la Russie dans ces conflits qui se déroulent dans l’étranger proche est fondée sur au moins deux postulats. D’abord, que rien ne se décide sans la Russie, dont les intérêts restent primordiaux dans toute l’ex-URSS, sauf les États baltes. Ensuite, que lorsque l’un de ces États esquisse ne fût-ce qu’un pas vers l’OTAN ou l’UE, Moscou lui coupe une aile, et fait savoir qu’elle est prête à couper la seconde. Quelques mois après le sommet de l’OTAN à Bucarest, en avril 2008, qui a débattu de l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Alliance transatlantique, Tbilissi a perdu le contrôle de 20% de son territoire. L’Ukraine a perdu le contrôle de la Crimée après l’Euromaïdan. Mais c’est la première fois que la Russie va au bout de cette logique, en allant jusqu’à détruire un voisin plutôt que de le voir « passer » à l’ennemi.

Le rôle de la Russie dans tous ces conflits est à la fois celui de juge et de partie : elle arbitre les conflits, mais elle a également des intérêts à tous les étages. Dans le conflit arméno-azerbaidjanais, la Russie a longtemps été le premier fournisseur d’armes aux deux parties.

La guerre russo-ukrainienne est aussi une guerre d’information. Dans ce tumulte, il est parfois difficile de distinguer le vrai du faux et de savoir à qui faire confiance. D’un côté, la désinformation et la propagande russes semblent bien implantées en Europe (et ce depuis bien avant ce conflit, comme le dénonce notamment l’historienne Marie Peltier[5]). D’un autre côté, la personnalité du président ukrainien Volodymyr Zelensky ne fait pas l’unanimité. Comment se positionner en tant que citoyen (belge) ? Où trouver des informations fiables sur ce conflit ? Et comment analyser la propagande, son fonctionnement et sa logique, afin de s’en prémunir ?

C’est un vrai problème. On n’a plus le droit de lire la presse, les blogs, les commentaires sans activer en même temps tous nos senseurs critiques. Il suffit d’un peu de passivité, de fatigue, et on absorbe n’importe quoi, sachant en outre que chaque répétition d’une information s’ancre dans notre cerveau. On peut s’en remettre aux exercices de détox de certains grands journaux, qui font un remarquable travail. Ou à ceux de l’UE, comme euvsdisinfo.eu, qui permettent d’éveiller la vigilance sur certains types de discours. Malheureusement, la seule solution pour tenter de naviguer dans cet océan reste à mon avis de croiser les sources, ne pas rester dans sa « bulle » qui vient forcément renforcer toujours les mêmes perceptions puisqu’elle s’auto-alimente. Les traductions automatiques des sites permettent en outre d’aller lire un édito polonais, un discours italien, un site russe… Et puis enfin, jeter un œil à l’institution qui chapeaute l’information, et s’il s’agit de think tanks, vérifier l’affiliation politique qui peut en dire long sur l’angle adopté.

La Russie est en guerre contre l’Ukraine et les relations entre la Russie et l’UE sont retombées à leur niveau le plus bas depuis la guerre froide. Comment évaluez-vous l’attitude de l’UE et quel rôle devrait-elle jouer pour sortir de cette crise et construire une paix juste et durable ?

En effet. L’UE et la Russie sont des partenaires assez jeunes, puisqu’ils n’ont formellement commencé à dialoguer qu’en 1989, alors que les relations entre la Russie et les États membres de l’UE ont des siècles d’histoire. Depuis la naissance des relations UE-Russie, le dialogue a évolué en dents de scie, mais on n’a jamais connu un rapport d’hostilité, de confrontation ouverte. Or, l’UE – en tant qu’institution – n’a pas l’expérience de ce type de rapport conflictuel, et elle n’est pas armée – si on peut dire – pour cela. Ses fonctionnaires sont formés au commerce, à l’aide au développement, à la gestion de dossiers techniques (agriculture, énergie, justice, industrie…). Mais pas à faire la guerre. Les structures politico-militaires de l’UE sont pratiquement inconnues du public. Je pense que ce n’est pas le moment pour l’UE de s’aventurer sur ce terrain où elle est non seulement marginale mais où les positions politiques divergent trop.

Là où l’UE excelle, et où elle peut et doit apporter une contribution décisive à ce conflit, c’est dans le domaine qui fait sa force : les politiques commerciales, les technologies de pointe et… le modèle économique. Au niveau commercial, par exemple, certains évoquent l’utilité de mettre en place un mécanisme d’achat groupé d’énergie, afin de mettre le poids de l’UE toute entière dans la balance des négociations, de faire baisser les prix, et de diminuer la capacité des fournisseurs à jouer sur les concurrences entre États – un peu comme on l’a fait dans le cas des vaccins contre le covid. Au niveau des technologies de pointe, l’UE dispose d’une réelle force de frappe : elle contrôle les technologies nécessaires au développement économique de la Russie, notamment dans le domaine de l’exploration des ressources.

Chaque décision de politique étrangère devrait servir cet objectif : renforcer la capacité de l’UE, non pas pour faire le bonheur des europhiles, mais pour lui permettre d’absorber le choc pour pouvoir continuer à soutenir l’Ukraine agressée. A contrario, les décisions de type symbolique ont un effet doublement catastrophique : elles grèvent la puissance européenne sans apporter le moindre bénéfice à l’Ukraine.

Face à ce conflit, beaucoup de citoyens belges se sentent impuissants. Auriez-vous des propositions à soumettre à celles et ceux qui veulent se rendre utiles ?

Outre l’engagement humanitaire sur le terrain et l’accueil des réfugiés de guerre, il semble évident que le principal effort que nous allons devoir faire est un effort de solidarité. Les conditions économiques se détériorent, non seulement à cause de la guerre en Ukraine mais aussi en raison de la pandémie et des conditions climatiques. Nous sommes à la veille d’une crise économique et sociale dont les frémissements apparaissent déjà aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne. Dans son sillon, on le sait, les mouvements populistes recueilleront les fruits de la colère. Et les mouvements populistes – en France, en Italie, en Allemagne – ont plus d’affinités avec le modèle russe qu’avec tout autre. Notre modèle et nos valeurs dépendent donc de notre capacité à résister aux effets de la guerre et de la démagogie, et cette résilience passera nécessairement par la sobriété énergétique, par des sacrifices, par la solidarité… et par le professionnalisme de nos gouvernants.


[1] www.europerussiedebats.org

[2] « Il y a vingt ans : le fou rire de Boris Eltsine et de Bill Clinton », France Info, 27 octobre 2015.

[3] « Un jeune de 16 ans emprisonné après s’être ‘entraîné au terrorisme’ sur Minecraft en Russie », Sud Ouest, 10 février 2022.

[4] Les « révolutions colorées » (ou « révolutions de couleur ») désignent une série de soulèvements populaires, pour la plupart pacifiques et soutenus par l’Occident, ayant causé pour certains des changements de gouvernement entre 2003 et 2006 en Eurasie et au Moyen-Orient : ainsi la révolution des roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution des tulipes au Kirghizistan en 2005 et la révolution en jean en Biélorussie en 2005.

[5] « Désinformation russe : ‘On a réagi trop tard, les discours du Kremlin sont déjà bien trop implantés en France’ », propos recueillis par William Audureau, Le Monde, 1er avril 2022.