Le 16 septembre 2025

Militer, pourquoi et surtout comment ?

Sabine, géante de la dignité, lors d’une manifestation à la place Schuman le 15 juillet 2025. Crédit : Stéphane Lagasse

Ce ne sont pas les raisons de s’engager qui manquent. Bouleversements climatiques, fractures sociales, désaveux politiques, crises de l’accueil et du vivre-ensemble, guerres et résurgences de mouvements discriminatoires, autoritaires ou totalitaires : les fronts d’injustice se multiplient. « On vit dans un système à bout de souffle », observe Chloé Mikolajczak. « Dans tous les domaines, on constate une série de symptômes qui révèlent une érosion démocratique », estime pour sa part Françoise Tulkens. Ariane Estenne en conclut qu’« il n’y a pas d’autre solution que de transformer le système ». Et Chloé Mikolajczak d’ajouter : « L’urgence de s’engager et de militer n’a jamais été aussi élevée que maintenant, sur à peu près tous les fronts ».

Reste une question décisive : comment militer dans un tel contexte de crises et de désillusion ? À l’issue de ce dossier, nous esquissons six vœux pour renouveler le militantisme et, ce faisant, contribuer à revivifier la démocratie.

1.Permettre de militer

Les voix rassemblées dans ce dossier partagent une même inquiétude : le militantisme est de plus en plus criminalisé, en Belgique comme ailleurs. « Il est clair que les mouvements sociaux et écologiques sont de plus en plus réprimés », constate ainsi Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme. Procédures bâillon (intimidations judiciaires) intentées par de grandes entreprises, répression étatique, accusations d’« écoterrorisme » : le constat est partagé par Chloé Mikolajczak et Jörg Alt, ce dernier ayant même été emprisonné durant 25 jours à la suite d’une action de désobéissance civile. En Belgique, « l’accord du gouvernement Arizona poursuit cette logique de criminalisation de tout qui critique l’État », s’inquiète Ariane Estenne. Cette tendance s’étend aussi au syndicalisme. « Les discours antisyndicaux ont la cote dans la sphère politique et médiatique », observe François-Xavier Lievens.

Pourtant, rappelle ce dernier, « dans l’histoire de la Belgique, les grandes mesures sociales et politiques [sont toutes] le résultat des luttes sociales ». Les syndicats, associations et mouvements sociaux, de même que les magistrats, les médias ou encore des universités, constituent des corps intermédiaires ou des contre-pouvoirs indispensables à la vitalité démocratique et à la recherche du bien commun. « Dire que les élections sont la seule forme de démocratie, ce n’est pas exact », souligne Tulkens. « La démocratie ne signifie pas déléguer sa voix, une fois pour toutes, à des gens qui auraient les pleins pouvoirs, mais bien décider le plus collectivement possible. Non seulement pour l’arbitrage, mais aussi dans l’ensemble du processus d’instruction, d’analyse et de délibération », insiste Ariane Estenne.

Au-delà de la criminalisation, d’autres obstacles freinent l’engagement citoyen. Pour Ariane Estenne, deux facteurs sont décisifs : les revenus et le temps. « Si les gens sont dans la survie, ils n’ont forcément pas les moyens de militer. Donc, il faut des revenus dignes pour tout le monde ». Et « comme les gens vivent dans la précarité, ils doivent travailler plus, alors qu’il faudrait au contraire davantage de temps pour s’investir dans la chose publique – par exemple, sous la forme d’un congé politique ou citoyen ». C’est dans la même logique que Françoise Tulkens défend avec force « l’idée d’égalité », qui est « sérieusement mise en danger ». Elle plaide pour que « les lois tiennent compte des populations marginalisées, en particulier en période de crise, où les droits des pauvres sont souvent encore plus fragilisés et les droits de femmes encore plus marginalisés ».

2.Diversifier les modes d’action, renforcer la collaboration

Le débat sur les modes d’action traverse en permanence les milieux militants, car il touche à leur capacité réelle à transformer la société. Pour Ariane Estenne, « il ne faut pas isoler un seul mode d’action parmi d’autres. Il faut un mouvement hétérogène et complémentaire ». Chloé Mikolajczak rappelle ainsi que « les grandes avancées sociales sont souvent le fruit d’une addition de différents modes d’action ». Toutes deux insistent sur l’importance de mobilisations locales et concrètes. Chloé Mikolajczak, Jörg Alt et Ivo Van Puyvelde défendent plus particulièrement la désobéissance civile non violente.

D’autres formes d’action, mises en lumière dans ce dossier, complètent ce spectre : le travail syndical, dont François-Xavier Lievens estime qu’il peut aussi soutenir les transformations écologiques ; les procès climatiques, que Françoise Tulkens juge très prometteurs ; les « cercles de silence » mis en place par Lutte et Contemplation ; ou encore des mobilisations festives, comme la « Fête de la dignité » organisée par la House of Compassion. « Il faut viser des petites victoires, qui mobilisent. C’est parce qu’on a participé à des luttes, qu’on a obtenu quelque chose, qu’on se réengage la fois suivante avec des ambitions plus grandes », souligne Ariane Estenne.

Reste un défi majeur : la collaboration. « Parfois, nous fonctionnons en silo, ce qui ne me parait pas très stratégique », regrette Chloé Mikolajczak, qui se réjouit toutefois de voir émerger des alliances entre syndicats, mouvements écologistes, féministes ou antiracistes – comme au sein du collectif Commune Colère.

3.Considérer la lutte dans la durée

Comme pour les modes d’action, les temporalités militantes se complètent. « Il ne faut pas choisir entre du court, du moyen et du long terme. Il faut […] à la fois des actions à court terme […] et des organisations institutionnalisées, […] pour pérenniser les luttes », insiste Ariane Estenne. Elle cite l’exemple du mouvement MeToo : imprévisible dans son surgissement, il a pourtant été nourri par un siècle de combats féministes souvent invisibilisés, et a fini par provoquer un changement culturel mondial.

À ce sujet, l’évolution du droit illustre bien cette dynamique, comme le souligne Françoise Tulkens : « Nous venons de situations plus qu’intolérables. Avant, les femmes ne votaient pas, elles ne pouvaient pas avoir de compte en banque, ne pouvaient être ni avocates ni magistrates. Maintenant, tant mieux, on se dit : ‘m’enfin, comment est-ce possible ?’. Et dans 20 ans, les plus jeunes d’entre nous diront : ‘mais comment est-ce possible qu’en 2025 vous acceptiez encore qu’il n’y ait pas de véritable égalité de salaire ?’ ».

C’est pourquoi, Ariane Estenne affirme puiser son espoir dans l’héritage des luttes passées. Ainsi, dans le cadre des négociations difficiles qu’elle mène avec le cabinet de la Ministre-Présidente francophone sur le financement de l’éducation permanente, elle confie : « je pense aux personnes qui ont lutté pour négocier ce décret aussi ambitieux et émancipateur, dans un contexte différent mais sans doute aussi hostile, et je me dis que cela a dû être tellement plus dur. C’est un héritage qui oblige à se battre ».

4.Affronter les batailles culturelles

Dans Résister (2024), la journaliste Salomé Saqué montre comment l’extrême droite mène une « bataille culturelle », via les médias et les réseaux sociaux. Pour Chloé Mikolajczak, il est urgent d’investir ces espaces : « c’est essentiel de créer de nouveaux récits et de pousser des idées progressistes dans un environnement saturé d’idées nauséabondes ».

À un autre niveau, Ariane Estenne rappelle la stratégie historique des mouvements ouvriers comme le MOC : effectuer un travail culturel, à travers l’éducation populaire (aujourd’hui l’éducation permanente) pour donner à chacune et chacun les mêmes outils de compréhension des enjeux, construire une culture commune, afin de gagner des luttes. Un travail de longue haleine, mais essentiel dans la durée.

Jörg Alt invite pour sa part à affaiblir l’influence du néolibéralisme sur la politique, les médias et l’opinion. Il y voit même une inspiration dans la tradition chrétienne : les premières communautés, en proposant une autre manière de vivre, ont fini par ébranler l’Empire romain. Enfin, Ivo Van Puyvelde suggère de repenser nos récits les plus fondamentaux en adoptant une autre « carte ontologique » : nous considérer avant tout comme vivants, défendant notre environnement contre des activités qui le dégradent. Françoise Tulkens conclut par cette invitation aux jeunes générations : « Oser prendre des chemins de traverse. Oser contester. Oser tout remettre en question et surcout développer une vision pour le monde qu’ils souhaitent. Ils doivent le faire ».

5.Transformer les mobilisations en politiques

Une des raisons de la fatigue militante et de la défiance citoyenne à l’égard des décideurs politiques réside dans le décalage entre mobilisations sociales et réponses politiques. Chloé Mikolajczak prend l’exemple de la cause palestinienne : elle mobilise beaucoup de jeunes, mais la faiblesse des réponses politiques européennes déçoit profondément. « Nous allons [en] payer les conséquences […] lors des prochaines élections : l’abstention et le vote vers les extrêmes vont probablement encore s’accentuer », craint-elle.

Au sein du mouvement climat, Jörg Alt observe la même désillusion : « Au début, [le mouvement Fridays for Future] fonctionnait selon des méthodes classiques : manifestations, dialogue avec des politiciens, élaboration de manifestes politiques. Mais cela ne menait nulle part, car les politiciens se limitaient à sourire, à leur taper dans le dos et à ne rien faire ». Face à cette impasse, certains jeunes ont choisi des méthodes plus radicales : grève de la faim, puis création du collectif Last Generation pour mener des actions de désobéissance civile. En Belgique, on observe la même tendance, avec le développement du mouvement Code Rouge.

6.Nourrir le cœur militant

Militer froidement, avec les seules armes de la raison et de la dénonciation, n’ouvre aucun avenir désirable. « Il faut absolument tenir compte de l’aspect émotionnel qui est moteur pour beaucoup de personnes », souligne Chloé Mikolajczak, qui insiste sur « la nécessité de créer des espaces pour exprimer ses émotions et pouvoir en faire quelque chose ». Allant plus loin, Claire Brandeleer constate, après avoir participé à la Fête de la dignité : « L’action militante peut se renouveler et mobiliser en touchant les cœurs par la beauté, l’art, la poésie, la générosité, le soin du travail bien fait, la joie ».

La dimension spirituelle peut également y contribuer : « Si la lutte a remodelé ma foi, ma foi a de son côté influencé ma manière de m’engager », témoigne Paula de Wailly, du collectif Lutte et Contemplation. Le jésuite Jörg Alt partage cette conviction : « en tant que prêtre et chrétien, je suis convaincu que Dieu connaît notre entêtement et notre paresse et que l’espoir demeure : nous avons encore une chance de redresser la situation avant qu’elle ne devienne incontrôlable ». Comme le pape François nous y invite dans son encyclique Laudato si’ (§172) : « Marchons en chantant ! Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance ».