À quoi sert encore le syndicalisme ?
CSC, FGTB, CGSLB. Ces trois acronymes charrient leur lot d’idées reçues et de controverses. Que représentent aujourd’hui la Confédération des syndicats chrétiens, la Fédération générale du travail de Belgique et la Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique ? Quelle place occupent-elles dans la vie militante en Belgique ?

Au commencement était le conflit…
Dans le monde catholique, il existe une aversion assez courante envers l’idée de conflit. La résurrection du Christ pour le Salut de toute l’Humanité semble contraire à l’idée que des groupes humains aient des intérêts inconciliables. Il ne s’agit pas d’une difficulté à accorder des désirs divergents, mais bien d’une incompatibilité de principe. Face à l’inconciliable, il ne reste que la négociation pour donner aux uns et aux autres satisfaction partielle de leurs intérêts. Mais ces derniers, en définitive, ne sont jamais satisfaits totalement des deux côtés. Un exemple actuel de ce type de conflit insoluble se situe en Israël-Palestine, où vivent deux peuples sur une terre. Évidemment, une négociation peut répartir la terre entre les deux peuples. Mais les plus radicaux des deux camps continueront toujours d’en revendiquer l’entièreté. La négociation est donc continuelle et indispensable à la vie en commun. Le conflit est latent, il peut ne pas se manifester pendant des années, et soudain ressurgir comme s’il n’avait jamais cessé.
Un même conflit inconciliable caractérise le système capitaliste. Ce dernier est un régime de pouvoir économique dans lequel la direction de l’entreprise est nommée par et est au service du propriétaire du capital (les investissements financiers, l’immobilier, les machines, etc.). Dans ce contexte, les travailleurs engagés par la direction sont là pour faire fructifier ce capital investi, ils n’ont pas de pouvoir sur les objectifs et le fonctionnement de l’entreprise. Cette dernière constitue ainsi le lieu d’un conflit latent : qui a le pouvoir sur la production ? Le propriétaire parce qu’il possède le capital ? Ou les travailleurs parce qu’ils produisent la richesse ? Le syndicalisme est l’expression de la volonté de ces derniers. Les luttes sociales ont permis de négocier des compromis intéressants : respect de conditions de travail dignes ; répartition de la richesse par la hausse des salaires ; information et consultation des travailleurs sur la gestion de l’entreprise ; Sécurité sociale pour assurer la dignité des personnes en dehors du travail et améliorer la santé. Parfois, des années durant, le compromis satisfait les deux parties et tout semble apaisé, puis subitement le conflit latent refait surface, avec la même intensité, pour renégocier les contours du compromis.
… et le conflit s’est fait grève
La négociation est une pratique entre égaux. On ne négocie pas quand on a la tête dans la gueule du tigre. Or, la relation de travail se caractérise par un rapport de subordination : l’employeur commande au travailleur. Il n’y a pas ici de jugement moral, la concentration du pouvoir n’implique pas que l’employeur est « mauvais », cela signifie simplement que c’est lui qui dirige. Aucune négociation n’est possible puisque l’un décide, et l’autre doit obéir ou s’exprimer mais au risque du licenciement (qui est un droit absolu de l’employeur en Belgique[1]). Faute de négociation individuelle, c’est au niveau collectif que la discussion a lieu. L’organisation collective des travailleurs, c’est le syndicat. Mais comment forcer un employeur à discuter et à concéder puisqu’il peut commander à ses subordonnés de se taire et licencier les récalcitrants ?
La grève, l’arrêt de travail, permet de faire perdre de l’argent à l’employeur et de l’obliger à se mettre autour de la table. La grève, ce n’est donc pas l’échec de la négociation, c’est sa condition de possibilité. Soit l’employeur négocie pour mettre fin à une grève, soit il négocie parce qu’il craint que les travailleurs déclenchent une grève. Mais la grève est toujours quelque part, en acte ou comme menace. Ce principe vaut partout dans le monde, mais la situation des syndicats belges mérite qu’on s’intéresse à leur histoire.
Conçus et nés de l’exploitation
L’industrialisation belge intervient dès les débuts du 19e siècle, de manière précoce et massive en comparaison avec les pays voisins. Les ouvriers constituent alors un tiers de la population active (seule l’Angleterre en compte proportionnellement davantage) et leurs salaires sont parmi les plus faibles d’Europe, comme le note Karl Marx lui-même. Entièrement soumis à leurs patrons, ils enchaînent des journées de labeur de douze heures dans des conditions abominables, vivent dans l’insalubrité la plus totale, et sont souvent contraints d’acheter à manger et de louer un logement à leur employeur qui reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. À l’époque, le patronat est protégé par l’État parce que le syndicalisme est érigé en infraction pénale : on ne peut pas se réunir entre travailleurs pour défendre ses intérêts, et encore moins lancer une grève. Près de 1.500 meneurs d’actions sont ainsi emprisonnés au cours du 19e siècle, quand l’armée ne leur tire pas dessus. Faute de pouvoir se défendre, la situation des ouvriers belges est une des pires de l’histoire mondiale.
Dans ce contexte, les premiers syndicats nationaux se constituent à la fin du 19e siècle. Ces groupements socialistes, aujourd’hui la FGTB, sont coordonnés au sein du Parti ouvrier belge (POB), ancêtre du PS et de Vooruit. En réaction, pour lutter contre « les rouges » et leur rejet de la religion, des employeurs et des membres du clergé proches du catholicisme social organisent un syndicat chrétien, aujourd’hui la CSC. Face au pouvoir patronal sans limite, la première revendication des travailleurs est le suffrage universel (masculin). En 1886, des grèves majeures forcent l’État à reconnaître le droit de vote à tous les hommes, et à adopter les premières lois en matière sociale (jusque-là, même le travail des enfants n’était pas règlementé). Mais c’est surtout après la Première Guerre mondiale, l’instauration du suffrage égalitaire masculin, et l’arrivée du POB au gouvernement, que les travailleurs montent en puissance. En 1921, le parlement légalise la grève et le syndicalisme. La FGTB compte alors environ 700.000 membres et la CSC environ 200.000. Sous la pression des travailleurs et du POB, le gouvernement contraint les employeurs à négocier avec les syndicats en créant les premières commissions paritaires. Il s’agit d’instances au sein desquelles les représentants des travailleurs et des employeurs d’un secteur économique négocient les conditions de travail et de salaire. Ce système de relations collectives porte ses fruits dans les grandes industries, il est rapidement étendu à de nombreuses autres activités, contre la volonté patronale, avec le soutien du gouvernement soucieux de garantir la paix sociale.
Gardiens de l’État social
Le cadre actuel de la concertation sociale entre travailleurs, syndicats et employeurs est fixé de manière durable après la Deuxième Guerre mondiale. On instaure l’État social (ou État-providence) qui repose sur trois piliers : la Sécurité sociale pour garantir la dignité des personnes en dépit des aléas de l’existence ; le droit du travail pour protéger les salariés dans la subordination ; et les services publics pour assurer des prestations essentielles égales pour tout le monde. Depuis lors, les syndicats sont les promoteurs et les défenseurs de cet idéal. Ils négocient avec le patronat, dans les entreprises, dans les commissions paritaires (pour les secteurs d’activités) et au niveau national, des droits pour protéger la dignité des travailleurs. Et ils négocient avec le patronat et l’État les règles et le contenu des prestations de la Sécurité sociale.
Jusqu’aux multiples crises des années 1970, les syndicats sont en position de force et le système social s’étend progressivement au bénéfice des personnes et des familles. Mais la machine se grippe quand surviennent les difficultés économiques. Il est plus simple de redistribuer quand la situation est florissante. Le patronat diffuse alors une idée simple et odieuse : il faut choisir entre la dignité et la prospérité[2]. Pour faire croître l’économie, il faudrait réduire la solidarité et dégrader les conditions de travail. Depuis, les syndicats et les travailleurs sont sur la défensive. Et après cinquante ans d’attaques contre l’État social, force est de constater que les gardiens de l’idéal de 1945 peinent à convaincre.
Hors des syndicats, point de progrès social et démocratique
Dans l’histoire de la Belgique, les grandes mesures sociales et politiques ont toutes été obtenues par les travailleurs organisés en syndicats : suffrage universel, accès aux soins de santé, répartition des richesses, protection de la maternité, journée de huit heures, lutte contre les discriminations, etc. Toutes ces avancées sont le résultat des luttes sociales.
Dans l’entreprise, les syndicats ont permis de poser les premières pierres de la démocratie économique en conférant aux travailleurs un droit de regard sur la gestion de l’activité. Ils négocient quotidiennement, depuis plus de cent ans, des conditions de travail dignes. Une étude récente a mis en lumière que les personnes qui œuvrent dans de bonnes conditions votent moins pour l’extrême droite et sont davantage démocrates, parce que le respect au travail induit une confiance accrue dans le système actuel[3]. Par ailleurs, il existe une corrélation entre un taux élevé de syndicalisation et de faibles inégalités[4]. Or, l’égalité est un des ciments de la démocratie. La mission première des syndicats, la démocratie et la justice au travail, constitue donc un soutien indirect essentiel à la démocratie politique.
Les syndicats sont aussi directement des acteurs démocratiques vis-à-vis de nos institutions politiques. Ils représentent les intérêts des travailleurs, des familles et des précaires auprès des autorités publiques. Ils constituent les « corps intermédiaires » par excellence. Courroie de transmission entre la population et l’État, les corps intermédiaires sont essentiels au bon fonctionnement démocratique parce qu’ils permettent un dialogue permanent entre les « dirigeants » et les « dirigés » en dehors des périodes électorales. Ils permettent aussi de créer du collectif dans une époque marquée par l’individualisme et l’isolement. En Belgique, les syndicats sont par ailleurs très bien connectés au reste de la société civile : ils ont des liens forts avec les mutualités, les associations en tout genre, et même le mouvement écologique (grâce notamment à leur participation à la Coalition Climat).
Traversée du désert
Le syndicalisme belge est en déclin. Mais la situation est loin d’être catastrophique. Le bilan des conquêtes des travailleurs est impressionnant, tant au niveau social que politique. Le taux d’affiliation reste un des plus élevés au monde : près de 50% de la population active. Aujourd’hui, la FGTB compte un peu plus de 1.500.000 membres, la CSC un peu moins de 1.500.000, et la CGSLB un peu plus de 300.000. Près de 70% des travailleurs ont confiance dans leur organisation syndicale et sont favorables à ce que leurs représentants siègent au conseil d’administration de leur entreprise[5].
Pourtant, les jeunes s’affilient et militent de moins en moins au sein de ces structures jugées traditionnelles. Malgré le soutien de l’opinion publique à l’État social, les politiques menées depuis cinquante ans vont dans l’autre sens. Les syndicats freinent certes l’érosion progressive de la solidarité, mais ils peinent à mobiliser autour de cet enjeu. Les règles du travail et de la Sécurité sociale sont de plus en plus décidées unilatéralement par le gouvernement et le parlement sans tenir compte des syndicats, dont le pouvoir diminue. Les discours antisyndicaux ont la cote dans la sphère politique et dans les médias. Or, quand les syndicats souffrent, les travailleurs en pâtissent du fait de la dégradation de leurs conditions de vie et de l’affaiblissement de l’État social. La démocratie en prend un coup aussi, parce que les syndicats sont les premiers défenseurs de nos institutions démocratiques, en tant que corps intermédiaires et comme garants de la participation et du respect dans l’entreprise. L’histoire des dictatures du 20e siècle nous enseigne que les syndicats font partie des premières organisations muselées voire interdites par les régimes totalitaires.
De nouvelles soupes dans une vieille casserole
Aux questions sociales et démocratiques, s’ajoutent les problèmes du 21e siècle : migration, société multiculturelle, montée de l’extrême droite, et surtout écologie. Les syndicats défendent depuis longtemps la solidarité internationale, l’égalité, la vie en commun malgré les différences. Ils sont les premiers à mobiliser et agir pour empêcher des réunions d’associations d’extrême droite ou des conférences de personnalités aux idées nauséabondes. Leur mission quotidienne de défense des travailleurs est le meilleur rempart contre le fascisme montant.
L’écologie, en revanche, est un nouveau défi parce qu’elle remet en cause le « compromis fordiste ». Hérité du 20e siècle, celui-ci consiste, pour les syndicats et les travailleurs, à reconnaître l’autorité des propriétaires du capital dans l’entreprise, et dès lors à renoncer au pouvoir sur la production, en échange de la négociation des conditions de travail et de la répartition des fruits de la croissance. Ce compromis est aujourd’hui doublement remis en question. D’un côté, le patronat et l’État ne respectent plus leur engagement : il est aujourd’hui devenu impossible pour les travailleurs organisés de négocier de bonnes conditions de travail, et les fruits de la croissance sont accaparés par les propriétaires du capital. Pour les salariés, il n’y a donc plus ni dignité ni prospérité. D’un autre côté, l’écologie nous apprend que la croissance détruit la vie sur Terre. Il importe donc de repenser le compromis fordiste, fondateur de notre État social.
Le travail syndical ordinaire dispose de multiples ressources susceptibles de favoriser les transformations écologiques. La négociation collective peut permettre aux directions et aux travailleurs de fixer des objectifs de réduction de l’empreinte environnementale de l’entreprise. La consultation du personnel sur la conduite des affaires peut être le lieu d’une réflexion commune sur la manière de « verdir » la production. Les salaires et les avantages liés peuvent constituer des leviers pour encourager les mobilités douces, pour favoriser les changements en entreprise via des bonus liés à la réduction de la pollution, ou pour promouvoir une consommation vertueuse via des chèques pour des produits écologiques, par exemple. De son côté, la grève garantit l’effectivité de la concertation : elle peut être utilisée pour défendre l’environnement, et même conjointement avec des mouvements de désobéissance civile. Par exemple, les actions de Code Rouge contre des sociétés pétrolières pourraient tout à fait être menées avec les syndicats et les travailleurs qui organiseraient une grève en parallèle. Le renforcement de la pression sur l’entreprise contraindrait celle-ci à discuter de sa stratégie pour atteindre la neutralité carbone. Cette discussion aurait lieu avec les représentants du personnel, et pourquoi pas, avec les militants écologistes.
Sur le fond, le respect au travail, la solidarité et la redistribution restent pertinents dans une économie en décroissance. Ces valeurs sont même encore plus importantes dans un tel contexte, car elles renforcent l’acceptabilité sociale des mesures à prendre. Plus fondamentalement, la question de la démocratie en entreprise doit être remise sur l’établi. Quitte à sortir du compromis fordiste, il importe de donner du pouvoir aux travailleurs sur la production, afin de permettre à toutes et tous de peser sur le devenir écologique de leur activité.
Syndiquez-vous
Les syndicats doivent reconquérir les jeunes et toutes les personnes aux marges de la société. Ils doivent renouveler certains combats et ont besoin de nous pour concevoir un monde meilleur et la manière de le construire. Mais surtout, ils doivent continuer à lutter contre le capitalisme sans limite, contre l’extrême droite, contre l’indifférence, pour la solidarité, pour la justice au travail, pour la démocratie politique et économique. Et pour cela, nous avons collectivement besoin de la structure syndicale qui, de son côté, a besoin de nous pour militer. À votre échelle, vous pouvez faire vivre ces idéaux là où vous travaillez, au travers d’un syndicat. « Engagez-vous ! » disait Stéphane Hessel. Syndiquez-vous ?
Notes :
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[1] Le droit de licencier est « absolu » au sens où il ne peut pas être remis en cause par un juge. Tant que l’employeur paie les indemnités de départ, aucune autorité ne peut forcer la réintégration du travailleur (au contraire d’autres pays comme la France, par exemple).
[2] Un exemple révélateur : la Cour de Justice de l’Union européenne a déjà réalisé une pondération entre les libertés économiques et la dignité humaine, les deux ayant la même valeur fondamentale en droit européen (voir l’arrêt Omega du 14 octobre 2004).
[3] Andreas Hövermann et al., « How work shapes democracy », WSI, étude n° 40, janvier 2025.
[4] Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, « Inequality and Labor Market Institutions », IMF, SDN/15/14, juillet 2015.
[5] Randstad, « Les syndicats largement plébiscités par les travailleurs pour cogérer l’entreprise » (2020) et « Les syndicats maintiennent leur solide position dans les entreprises » (2024).