En Question n°137 - juin 2021

ATD Quart Monde : Une plateforme pour porter la voix des sans voix

Né en France dans les bidonvilles de Noisy-le-Grand en 1957, le mouvement ATD[1] Quart Monde s’installe en Belgique dès les années 1960. Depuis lors, il s’est ancré au Nord comme au Sud du pays. Au travers de nombreuses actions et projets, ATD Quart Monde est une plateforme pour faire entendre la voix des sans-voix dans une société où, depuis de nombreuses années, la démocratie est en crise. 

Qu’il s’agisse du fossé grandissant entre la classe gouvernante et la classe gouvernée, du déclin de la participation électorale, notamment parmi les plus pauvres, de l’augmentation des inégalités sociales, de la montée du populisme ou de la perte de confiance dans les institutions démocratiques, les signes de dysfonctionnement de la démocratie représentative se multiplient dans nos sociétés. Au-delà de ces signes de crise, on peut se demander si, lorsque la démocratie représentative fonctionne “comme prévu” et n’est pas “en crise”, celle-ci permet de faire participer tout le monde en politique, y compris les plus pauvres. Si l’on remonte à sa création, la démocratie représentative, telle qu’elle a été conçue aux XVIIIe et XIXe siècles, n’a en réalité jamais visé à la participation des personnes ne faisant pas partie de l’élite économique. Le droit de vote était tout d’abord réservé aux propriétaires, excluant de la sphère démocratique la majorité de la population dépourvue de propriété. 

crédit : Unseen histories – Unsplash

Lorsque le suffrage universel fut acquis par le mouvement ouvrier, et étendu aux femmes par le mouvement féministe, il a permis à tout le monde de pouvoir voter pour des représentants et représentantes. Néanmoins, si on regarde la sociologie de nos parlements aujourd’hui, on voit que la plupart des élus et élues sont des personnes qui ne sont pas issues de milieux populaires, qui ont souvent des moyens et/ou qui sont diplômées. Ainsi, même si elles peuvent voter, les personnes pauvres ne sont pas réellement représentées au parlement. C’est dû au fait que, pour pouvoir avoir accès à un poste politique, il faut avoir les moyens financiers, culturels et sociaux de pouvoir se présenter. En outre, le principe des élections à la base de la démocratie représentative est un mécanisme qui est fondamentalement élitiste dans le sens où il vise à élire les personnes qui se distinguent du reste de la population, qui sont perçues comme les meilleures. Ainsi, les élections, contrairement à un autre mécanisme de sélection comme le tirage au sort, ne visent pas à permettre un accès égalitaire au pouvoir. Ceci mène à une classe gouvernante qui est largement déconnectée de la réalité du quotidien des plus pauvres, de “ceux d’en bas” comme l’a revendiqué le mouvement des Gilets jaunes : le fossé entre gouvernants et gouvernés est donc d’autant plus grand quand les gouvernés sont pauvres.

Face au déficit démocratique plusieurs initiatives de démocratie participative se sont multipliées depuis les dernières années pour faire entendre la voix des individus ordinaires en politique : assemblées tirées au sort, budgets participatifs, comités de quartier, jurys citoyens, mini-publics. Cependant, ces mécanismes demandent du temps, une éducation, une capacité à parler en public et une confiance en soi, et excluent ainsi souvent de fait les personnes les plus précaires. Face à ces inégalités dans la participation démocratique, certaines initiatives visent à donner explicitement plus de place aux personnes les plus précaires dans la démocratie. Par exemple, l’expérience du budget participatif de Porto Alegre au Brésil dès la fin des années 1980, ancrée dans une démarche de justice sociale, a permis aux personnes issues des quartiers populaires de décider prioritairement comment investir une partie de l’argent public de la ville. Cette participation des plus pauvres à l’allocation des ressources s’est traduite par la mise en place de projets visant à répondre à des besoins d’infrastructures dans les quartiers pauvres, comme l’accès à l’eau ou à l’électricité, ou encore la rénovation des routes ou des méthodes de traitement des déchets. Ainsi, le but n’était pas simplement d’adopter des politiques en faveur des plus pauvres, mais que les plus pauvres soient les auteurs de ces projets.

Cependant, les initiatives de démocratie participative, même si elles incluent les plus pauvres, ne permettent pas de résoudre tous les déficits démocratiques. En effet, ce déficit est un processus global qui n’est pas limité à la seule sphère politique institutionnelle mais qui s’étend dans toutes les sphères de la société. Aujourd’hui, il revient aux associations de la société civile, comme ATD Quart Monde, de permettre aux plus pauvres de faire davantage entendre leur voix dans ces différents espaces, c’est-à-dire de les démocratiser.

À l’instar de son fondateur, le Père Joseph Wresinski, qui rêvait que les plus pauvres franchissent un jour “les marches de l’ONU, du Vatican et de l’Elysée”, ATD Quart Monde continue à lutter pour que ses membres investissent les espaces dont ils sont trop souvent exclus. À travers la réappropriation de l’espace public et la création de lieux de parole, la participation à la recherche scientifique ou à l’élaboration des politiques publiques, le mouvement cherche, année après année, à démocratiser la société en faisant de la place à la parole et aux actions des familles qui résistent quotidiennement à la misère. 

La première manière dont ATD Quart Monde participe à démocratiser notre société en Belgique se fait par une réappropriation de l’espace public au profit des plus pauvres. Alors que nous faisons face à une tendance générale de la privatisation de cet espace par la propriété privée et le développement du secteur marchand, le projet des Bibliothèques de rues permet une occupation temporaire d’un bout de trottoir ou d’une place publique afin de proposer aux enfants de familles défavorisées un moment de lecture collectif, semaine après semaine. En Belgique, plusieurs Bibliothèques de rues ont vu le jour ces dernières années: à Molenbeek, à Saint-Gilles et à Schaerbeek, ainsi qu’à Charleroi et à Bossuit (Avelgem). Ces Bibliothèques en plein air, sans portes ni murs, invitent les enfants des quartiers populaires à faire un pas vers le livre sans devoir franchir de seuil d’une institution ou remplir des formulaires d’abonnement. La présence régulière des bénévoles permet la création de liens avec les familles les plus pauvres et d’encourager les enfants à la lecture et la culture. 

Avec les adultes et les jeunes, ATD Quart Monde participe également à libérer et à démocratiser la parole sur un grand nombre de thèmes à travers ses Universités populaires Quart Monde, lieu de délibération avec les membres du mouvement – militant.e.s (personnes en situation de pauvreté), allié.e.s, et volontaires permanents − ainsi que d’autres acteurs sociétaux qui s’engagent à leurs côtés. Les Universités populaires Quart Monde, créées en 1972 comme lieux de débats, permettent au Mouvement de s’engager dans des échanges qui servent de base à son plaidoyer politique. C’est aussi un lieu d’apprentissage − où chacun partage ce qu’il connaît et apprend ainsi des autres, ainsi qu’un lieu de formation − elles permettent aux membres du mouvement de développer les capacités de contribuer à d’autres espaces et lieux de parole et de militantisme.

Si l’Université populaire Quart Monde est un lieu de parole et de délibération avec les plus pauvres, le Croisement des savoirs est, quant à lui, une manière de démocratiser la science. Cette démarche, développée par ATD Quart Monde dans les années 1990, propose un dispositif qui permet aux personnes en situation de pauvreté de partager leurs savoirs qui viennent de l’expérience de la misère et de les confronter aux savoirs d’action des professionnels, ainsi qu’aux savoirs théoriques des universitaires. C’est une manière de donner la voix aux plus pauvres dans la création de nouvelles connaissances, au même titre que les expert.e.s qui, dans la recherche traditionnelle, sont les seul.e.s invité.e.s à partager leurs savoirs et s’exprimer sur les questions de pauvreté et d’exclusion sociale. Le Croisement des savoirs refuse de voir les personnes en situation de pauvreté uniquement comme sources d’information, dont la parole serait recherchée pour être ensuite analysée par des académiques. Dans cette démarche, les militant.e.s sont des actrices et acteurs de la recherche à part entière qui participent pleinement à chaque étape de la recherche : de la co-construction de la question de recherche jusqu’à la formulation de recommandations, l’écriture de rapports, et la présentation des résultats scientifiques en passant par la collecte de données et leur analyse. À titre d’exemple, ATD Quart Monde a travaillé ces dernières années sur des questions liées à l’aide alimentaire et au rôle de l’école dans la vie des personnes précarisées en appliquant la méthodologie du Croisement des savoirs. Ces deux projets ont abouti à des rapports et des actions qui visent à éradiquer la misère et améliorer les relations entre professionnel.le.s et personnes en situation de pauvreté.

Plus directement, ATD Quart Monde et ses membres participent également à l’élaboration de politiques publiques pour porter la voix des plus pauvres dans les instances politiques. Par exemple, la participation du Mouvement au sein des concertations du Service de Lutte contre la Pauvreté avec d’autres organisations où les pauvres prennent la parole mène, tous les deux ans depuis la création de ce service, à la publication d’un rapport sur une thématique en lien avec la pauvreté. Ces rapports bisannuels sont ensuite diffusés aux dirigeants politiques, permettant de l’inclusion de la prise de parole des personnes les plus pauvres, traditionnellement exclue de la sphère politique, dans la prise de décision politique.

Malgré ces avancées et l’implication du mouvement ATD Quart Monde dans différentes sphères de la société, la participation des plus pauvres dans le monde politique et institutionnel reste aujourd’hui insuffisante en Belgique. Il existe encore trop peu d’espaces qui prennent en compte la voix des sans-voix d’une manière rigoureuse, systématique et continue. Trop souvent, des lois sont votées qui vont à l’encontre des intérêts et du bien-être des personnes qui vivent la misère. Aux côtés de ses partenaires et ses alliés, ATD Quart Monde s’efforce alors de rectifier ces lois à travers un plaidoyer politique mais également par des recours en justice − parfois avec des victoires significatives.

Comment approfondir la participation des plus pauvres dans les institutions officielles, leur donnant un contrôle plus grand sur les enjeux qui les concernent ? Nous pouvons songer à l’instauration de quotas obligatoires de personnes en situation de pauvreté dans les instances décisionnelles, à la participation des organisations de lutte contre la pauvreté et de leurs membres dans l’élaboration de politiques sociales, à des commissions délibératives mixtes ou les parlementaires délibéreraient avec des citoyens et citoyennes en situation de pauvreté avant de voter des lois qui les concernent, ou encore à des tests d’impacts participatifs sur la pauvreté qui seraient appliqués systématiquement dans le cycle d’élaboration de politiques publiques. Depuis plusieurs années, les régions belges mais également les scientifiques, les décideurs politiques au niveau fédéral ainsi que les institutions européennes et internationales s’intéressent à des mesures qui donneraient une visibilité et une voix aux personnes en situation de pauvreté. La crise de la Covid-19, en révélant et en exacerbant la fracture sociale qui déchire notre pays, pourrait être le moment opportun pour mettre ces idées en œuvre… et pour proposer une démocratie qui ne laissera personne de côté.

Notes :

  • [1] Aide à Toute Détresse devenu “Agir tous pour la dignité”.