En Question n°131 - décembre 2019

Avec Hartmut Rosa, en quête de résonance

Étonnant monde que le nôtre. Où le temps semble être compté en permanence. Toujours plus vite ! Ce matin, c’est au pas de charge que vous avez habillé vos enfants, et en courant que vous les avez nourris. Ce midi, vous mangerez dans un fast-food. Rapidos ! Après quoi, si l’on vous y autorise, vous vous offrirez un temps de repos. Mais court : pas plus qu’une micro-sieste. En fin de journée, dans votre grande surface préférée, vous éviterez les files en scannant vos produits. Sans doute opterez-vous pour un plat préparé. Car ce soir, vous n’aurez pas le temps de cuisiner…

crédit : Lacie Slezak - Unsplash
crédit : Lacie Slezak – Unsplash

Ou alors… Vous êtes plutôt du genre à prendre le temps. À essayer en tout cas. Votre credo : la zen-attitude. L’instant présent. Pas évident, car l’air du temps ne vous y aide pas. Bien sûr que vous êtes sous pression, envahi.e par des mails et autres notifications. Mais vous avez choisi de fixer les limites. Vous essayez en tout cas… Dans votre agenda, quelquefois, il vous arrive discrètement de griffonner un « temps pour moi ».  

Tout cela prête à sourire. Le sujet est pourtant très sérieux. L’accélération de nos rythmes de vie nous concerne tous – que nous en jouions à fond le jeu ou que nous nous engagions dans des espaces de résistance. Surtout, elle pose la question de notre capacité à vivre ensemble dans la durée – c’est-à-dire à envisager un avenir commun. De ce point de vue, trois aspects au moins méritent attention – et suscitent de l’inquiétude.

Considérons ainsi le point de vue de la santé publique. Le burn-out, considéré comme l’un des grands maux de ce siècle, ne pose-t-il pas la question de notre rapport au temps ? Plus récent dans son affirmation, le burn-out parental ne témoigne-t-il pas, lui aussi, d’une incapacité à trouver un équilibre entre temps offert (à ses enfants) et temps disponible (pour soi) ?

Songeons aussi à l’impact qu’infligent nos rythmes de vie sur l’environnement. Certes, l’homme ne peut (encore ?) modifier le rythme des saisons ; en revanche, il peut raccourcir la durée de mûrissement de ses cultures. Quand ses plantes ne poussent pas assez vite, il leur donne quelques produits. Cette pratique est devenue habituelle. On l’appelle « agriculture intensive ». Et celle-ci s’oppose à l’agriculture… durable !

Dernier aspect : celui des inégalités sociales. Reconnaissons en effet que tous les êtres humains ne sont pas égaux face au temps. Car tout le monde n’a pas accès à la vitesse. Si certains semblent maîtriser le temps, d’autres paraissent condamnés à le subir. Or, qu’y a-t-il de plus explosif qu’une société à vitesses multiples ?

Quelle accélération ?

Le temps est-il vraiment en train d’accélérer ? Voilà une des questions à laquelle Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, a voulu répondre. D’après lui, trois types d’accélération se conjuguent[1]. Une accélération technique d’abord. Au fil des siècles, la construction de routes et d’automobiles a permis de rendre plus rapides les déplacements. De même, le développement du web a favorisé l’envoi rapide d’informations. Une nuance toutefois : si les développements technologiques permettent l’accélération, ils n’y contraignent pas.  Vous pouvez très bien répondre à un mail une semaine après l’avoir reçu. Dans les faits, pourtant, la majorité des gens répondent à la plupart de leurs messages dans un délai allant d’une dizaine de minutes à quelques heures…

Un deuxième phénomène doit être évoqué : Rosa en parle comme de « l’accélération du changement social ». Cette fois, ce n’est plus la société qui favorise des processus d’accélération ; c’est la société elle-même qui accélère ! Concrètement, on observe que les styles de vie, les valeurs, les obligations sociales, les classes, les pratiques … changent à un rythme de plus en plus soutenu. Il n’échappe à personne que le monde actuel n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel vivaient nos grands-parents. En quelques décennies, les institutions, les cadres de référence, les modèles familiaux, voire les métiers se sont profondément transformés.  

Vient le troisième phénomène : l’accélération de nos rythmes de vie. Si ce phénomène est sans doute le plus difficile à mesurer, il est aussi le plus immédiatement perceptible. Il se traduit par une « famine temporelle » : pas moins que le pétrole, le temps semble être devenu une denrée rare. Dont de plus en plus de personnes estiment manquer de plus en plus souvent. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Les progrès techniques – voiture personnelle, aspirateur, machine à laver… – n’avaient-ils pas été conçus pour nous faire économiser du temps ? Oui. Sauf qu’ils se sont accompagnés d’une multiplication des tâches. Écrire un mail prend moins de temps que rédiger une lettre. Mais en 2019, les gens envoient bien plus de mails que leurs ancêtres écrivaient de lettres. De même, ils ne lavent et ne changent plus leurs vêtements une fois par mois, comme avant. Mais pratiquement tous les jours.  

Les causes de l’accélération

Pourquoi donc l’homme sembla-t-il un jour décider qu’il convenait d’aller plus vite ? Hartmut Rosa identifie deux forces[2]. La première, profondément inhérente à notre modernité, est la compétition. Plusieurs étapes marquent la pénétration de cette idée dans nos vies. En 1648, les traités de Westphalie reconnaissent les États comme types privilégiés d’organisations politiques en même temps que comme formes d’autorité supérieure. Ils vont aussi marquer l’émergence d’une compétition militaire et politique entre États. Dans la foulée, on assiste à l’accélération d’innovations techniques, économiques et scientifiques en Europe. Par la suite, le phénomène se voit accentué par la fin de l’Ancien Régime et la montée en puissance de l’idéologie libérale : l’homme n’est plus seulement membre d’un groupe, condamné à le demeurer jusqu’à la fin de ses jours ; il devient un individu, invité à devenir maître de son destin. Conséquence ? Les horizons se dégagent en même temps que les appétits se libèrent. Dans bien des domaines, le principe de distribution se fonde de plus en plus sur celui de compétition. C’est manifeste sur le plan économique, domaine dans lequel la révolution industrielle caractérise la modernité. Prenant appui sur la logique capitalistique, elle donne une place centrale au temps. C’est qu’il convient d’aller toujours plus vite pour devenir toujours plus concurrentiel. N’est-ce pas sur l’image d’une horloge que s’ouvrent Les Temps modernes, le célèbre film de Charlie Chaplin ?

Hartmut Rosa évoque une seconde force, de nature culturelle. Si les sociétés anciennes, marquées par le fait religieux, se caractérisent par la perspective de la vie éternelle, la modernité, sécularisée, met davantage l’accent sur la vie avant la mort. L’enjeu d’une vie n’est plus tant de gagner son ciel que de mener une vie accomplie, riche d’expériences. Problème : le réel offre des promesses – ou tentations – toujours plus nombreuses. Le temps, dès lors, devient un obstacle. Un adversaire, qu’il convient, par tous les moyens, de devancer.

Ni blanc ni noir

Tout serait-il donc en train de s’accélérer ? Eh bien non ! Si Hartmut Rosa repère des forces d’accélération, il identifie aussi différentes formes de décélération et d’inertie[3]. Ainsi, il rappelle qu’en certains espaces, la nature demeure maîtresse : jusqu’à présent, l’homme n’a ainsi significativement pu réduire la durée d’une grossesse – ni même celui d’un rhume ! Il montre aussi que dans un contexte marqué par l’accélération, les logiques de ralentissement peuvent être particulièrement recherchées. Pensons à la valeur d’un whisky qui a longuement mûri, à la saveur d’une retraite dans un monastère, ou aux bienfaits du temps dans une négociation politique. Inversement, l’accélération produit aussi des effets non désirés : n’est-ce pas parce que tout le monde veut se déplacer vite que les embouteillages se multiplient ?

Soyons lucides : whisky, retraites et yoga ne sont guère représentatifs. En revanche, ils peuvent offrir des espaces de résistance, être des lieux ressourçants d’où l’on repart avec le désir de réinventer son rapport au temps. Ils peuvent aussi n’être que des parenthèses. De nécessaires bulles de respiration. En ce sens, ils sont également des symptômes, témoignant des conséquences néfastes de l’accélération.  

Et force est de constater que celles-ci sont nombreuses. Dans un monde plus rapide, l’homme gagne-t-il vraiment en liberté ou en bonheur ? En apparence, peut-être. Plus facilement, il peut multiplier les expériences. Mais si une rencontre peut toucher un homme, le caractère infini des horizons peut le perdre. La vitesse favorise rarement la relation ; elle peut même provoquer une sorte d’aliénation. « Il y a tant de gens à qui je parle, tant de villes où je passe, que je n’arrive plus à créer du lien »[4], résume Rosa. S’il est aujourd’hui envisageable de se rendre, physiquement ou virtuellement, aux quatre coins de la Terre, force est de constater que « le monde, mis à notre portée, ne nous parle pas forcément»[5]. Car la recherche, la lente quête, la patiente accumulation font partie du plaisir. Tout comme le manque peut nourrir le désir.

Ne soyons pour autant pas trop durs avec notre temps. Reconnaissons aussi que la vitesse nous réjouit souvent ; elle peut même sauver des vies ! Qui donc voudrait d’un camion de pompiers lent, ou d’un service d’ambulance systématiquement en retard ? Et qui pourrait travailler efficacement avec une connexion Internet non rapide ? Évitons la dichotomie : non, la vitesse n’est pas foncièrement mauvaise ; et non, la lenteur n’est pas fondamentalement bonne. C’est ailleurs, plus en profondeur, qu’il nous faut trouver les bons critères d’un discernement.

Une vie bonne 

Si modifier le monde n’est ni nécessairement possible ni toujours souhaitable, sans doute pouvons-nous travailler notre manière d’être au monde. Pour ce faire, Hartmut Rosa met une piste en évidence : celle la résonance. « La résonance, c’est quand on est touché par un morceau de musique, un lieu, un ami… qui trouvent un écho en vous »[6], décrit-il. Rosa estime que ces moments de résonance possèdent un « potentiel de transformation », et constituent « la vie bonne ». Ils remettent aussi au centre la notion de lien, qui permet de lutter contre l’aliénation.

Cette quête ne saurait toutefois demeurer individuelle. Inévitablement, le combat doit aussi être collectif, politique. « Nous avons à créer les conditions de possibilité de la résonance »[7], pointe le chercheur allemand. Qui ne possède guère de recette miracle, mais lance des pistes. Il estime ainsi que l’instauration d’un revenu universel modifierait le rapport au monde, permettant à chacun d’avoir « une place juste et décente ». Il insiste aussi sur la nécessité de travailler sur les modalités d’exercice de nos démocraties. « Une fois que nous élevons notre voix et entendons celle des autres, nous créons un commun et un monde en partage. » 

Notes :

  • [1] Sur ce sujet, voir Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, La Découverte / Poche, 2014, p. 18-32.

    [2] Ibid., p. 33-40.

    [3] Ibid., p. 44-52.

    [4] Hartmut Rosa, « La logique d’accélération s’empare de notre esprit et de notre corps », dans la revue Projet, 2016, n°355, p. 15.

    [5] Ibid., p. 5.

    [6] Idem.

    [7] Pour les lignes qui suivent, voir ibid., p. 16-17.