En Question n°131 - décembre 2019

Avec Vanessa Matz, la politique qui prend son temps

C’est à la Maison des parlementaires que vous avez rendez-vous, à l’arrière de la Chambre des représentants. Le rituel y est codé : ce n’est qu’après avoir montré votre pièce d’identité que vous recevez le badge qui vous donne accès aux lieux. Vanessa Matz a été prévenue : elle viendra vous chercher. Alors, vous attendez. Et en attendant, vous regardez défiler les gens – parlementaires, collaborateurs de l’ombre, coursiers et visiteurs d’un jour. Tandis que vous observez les portes automatiques s’ouvrir et se refermer, vous voyez le temps passer. Et c’est alors que vous finissez par vous demander si l’on ne vous aurait pas oublié que surgit votre députée. « La gestion du temps ! », sourit-elle. Nous y sommes…

Vanessa Matz sur les bancs du Parlement


Quelques minutes plus tard, vous voilà déjà plongé en pleine commission parlementaire Justice. À la présidence, une juriste de la N-VA, Kristien Van Vaerenbergh. Dans la salle, plus de 25 parlementaires et collaborateurs. Vous reconnaissez quelques têtes. En train de machouiller un chewing-gum, il y a là Philippe Goffin, candidat à la présidence du Mouvement réformateur. À deux pas de lui se trouve John Crombez, le président du sp.a. La veille, vous l’avez vu à la télévision, franchir les grilles du Palais pour s’y entretenir avec le roi Philippe. À un train de sénateur, le CD&V Servais Verherstraeten fait son entrée dans la salle. En retard. Pas grave : chacun son rythme…

Vous aviez en tête que le temps du politique était effréné, que l’urgence y était la norme. Et vous vous surprenez à constater que les échanges sont paisibles. Qu’on lève la main pour recevoir la parole et qu’on ne parle qu’après l’avoir obtenue. Qu’on s’écoute – le plus souvent… Alors que les votes s’expriment sans agitation, vous vous dites que c’est cela la démocratie. Que ce n’est pas qu’un champ de bataille ; que c’est aussi le lieu où s’élabore patiemment une forme d’intelligence collective. Que, loin des médias, l’on peut se permettre de ne pas rejeter la proposition faite par le collègue d’un autre parti. Mais tenter de la bonifier. Au service du bien commun…

Vanessa Matz défend aujourd’hui une proposition de loi visant à lutter contre le revenge porn. Cette pratique humiliante consiste à se venger de quelqu’un en diffusant sur le web, et sans son accord, des contenus pornographiques le (la, le plus souvent) mettant en scène. « Cette proposition poursuit deux objectifs », annonce la députée humaniste. « D’une part, introduire une incrimination spécifique pour le revenge porn ; d’autre part, mettre en place des outils qui permettront le retrait rapide des images litigieuses ». L’accueil est positif ; dans la salle, personne ne s’oppose à la proposition. « Ce n’est pas quelque chose que j’ai rêvé durant une nuit et rapidement rédigé sur un coin de table », ajoute la députée. Diverses questions techniques se posent tout de même. Qui décidera du retrait ? Et qui le mettra en œuvre ? À partir de quand débutera le délai légal évoqué dans le texte ? Et comment garantir le respect de la norme dans les régions frontalières ? « Je suis prête à créer un petit groupe pour réfléchir aux aspects juridiques du projet, mais ne prenons pas six mois ! » Fin de séance. La députée est satisfaite : le projet est bien parti pour atterrir…

Le temps d’une cigarette, Vanessa Matz retrouve son bureau. Et son téléphone. Elle vient de l’apprendre : ce soir, elle est invitée à la RTBF, sur le plateau d’À votre avis, pour discuter des violences faites aux femmes – l’une de ses préoccupations majeures. Un rapide coup de fil avec le journaliste lui permet de préciser ses positions sur le sujet, et d’apprendre qui sera à ses côtés en studio. Second coup de fil : un (autre) journaliste tient à savoir comment s’est déroulée la séance du matin. Matz compose un dernier numéro : elle appelle le parti pour indiquer qu’elle ne pourra participer à une réunion prévue l’après-midi. « Je suis vraiment désolée mais je connais mes limites physiques : si je n’annule pas, je ne tiendrai pas le coup… » La fin de journée s’annonce chargée : à 20 heures, Matz sera à Sprimont pour introduire une conférence sur le burn-out ; à 21h30, elle devra être de retour à Bruxelles, pour répondre aux questions de la RTBF. Ce n’est qu’ensuite qu’elle retrouvera son domicile d’Aywaille pour un repos bien mérité.  

Elle est sans doute pressée mais elle ne vous le montre pas. Durant une demi-heure, elle est au présent. Prête à se révéler. À évoquer, sans jamais s’apitoyer, la maladie qui est la sienne. Qui la tient régulièrement éveillée de douleur. Qui l’a contrainte, récemment, à se tenir éloignée de la politique durant deux années. Et qui l’a invitée, aujourd’hui, à réinventer son rapport au temps.

Comment caractériseriez-vous le rythme politique ?

La politique, c’est l’urgence, l’immédiateté permanente, le fait de passer sans cesse d’une chose à une autre. En même temps, la politique peut aussi offrir des espaces de réflexion. Regardez ce matin : le débat n’a pas porté sur des slogans ; on a pris le temps d’aborder le fond du dossier. Il y a quelques instants, j’ai décidé d’annuler une réunion. Ce choix va me permettre de prendre un petit temps de repos. En l’occurrence, je crois qu’on est toujours plus efficace quand on est reposé : la pensée est plus claire, le ton est plus fluide, la proposition de loi est plus élaborée… À chaque minute, il faut donc se battre pour ne pas se laisser submerger par l’urgence.

Comment essayez-vous d’éviter cette dispersion alors que les sollicitations sont nombreuses ? 

Personnellement, dès le début de cette législature, j’ai choisi de me concentrer sur quelques dossiers : la violence faite aux femmes, le revenge porn, la taxation des GAFA [ndlr : Google, Apple, Facebook et Amazon, les quatre géants du numérique], l’obsolescence programmée. Sur ces dossiers, j’ai rédigé des textes charpentés, pensés et réfléchis pour durer sur le long terme. Lorsque je suis invitée à m’exprimer sur ces sujets dans les médias ou à l’occasion d’une conférence, je tente de répondre présente. De même, je communique aussi sur ces questions via les réseaux sociaux. Pas pour me montrer mais pour faire avancer le débat. Je ne suis évidemment pas irremplaçable, mais si je ne vais pas ce soir à la télévision, je loupe une belle occasion de porter un dossier important. Voilà la manière dont je travaille aujourd’hui.

Tout le monde ne travaille pas dans cet esprit…

En effet. En politique, la tentation est grande de rechercher la petite phrase qui tue, de réagir sur Twitter, de critiquer le projet de l’autre sans rien apporter soi-même… Personnellement, je ne me sens pas le devoir de réagir sur tout, dans le seul but de casser l’opposition. Je crois plutôt que, si chacun met de l’eau dans son vin, on peut aboutir à des consensus. Quand je fais une proposition de loi, mon but n’est pas de faire absolument aboutir mon texte, mais bien que l’on se préoccupe de cette question. Je n’ai aucun souci avec le fait que mon texte puisse être amendé, c’est très bien.   

Est-ce toujours ainsi que vous avez envisagé votre travail politique ?

Non. Cela fait un peu plus d’un an que je suis revenue à la politique. Avant cela, durant deux ans, j’ai vécu des choses extrêmement difficiles – et ce n’est pas fini. Aujourd’hui, je ne vois plus les choses comme avant. Je n’ai plus la même notion de l’essentiel. Il m’arrive ainsi de décliner des invitations qu’autrefois j’aurais acceptées. Je refuse de me battre, dans une forme d’agitation permanente, pour avoir ma tête sur Facebook. Je trouve que cela n’est pas souhaitable. Et en plus, ce n’est pas ce que les gens attendent. Quand j’ai fait mon retour en politique, j’ai choisi « l’essentiel » comme devise. Et ça parle aux gens ! J’observe d’ailleurs que sur Facebook, mes posts les plus plébiscités sont ceux qui proposent une réflexion sur le fond, ou de nature philosophique.

Vous n’avez donc pas le sentiment d’être perdante en travaillant ainsi ?

Ah non ! Figurez-vous d’ailleurs que je n’ai jamais été aussi médiatiquement présente que ces derniers mois.

Comment l’expliquez-vous ?

Je crois que ce temps d’arrêt m’a permis de réfléchir aux dossiers sur lesquels je voulais travailler. Et l’on sent apparemment, dans ma manière d’appréhender les problèmes, une forme de hauteur et de recul. Peut-être aussi une certaine expertise. Certes, je rebondis encore sur les questions d’actualité qui concernent mes dossiers, mais je le fais sur la base d’une vision approfondie.

Comment nourrissez-vous cette vision ? Avez-vous le temps de lire ?

J’aime développer une réflexion intérieure sur le sens de ce que l’on fait. Je me nourris énormément de ce qui se passe à l’étranger, je rencontre beaucoup de gens… Quand j’ai quelques jours de congé, je lis un bouquin ; en semaine, c’est plutôt des articles. Je dois dire que ma maladie se manifeste surtout le soir et la nuit. Or, c’est difficile de lire avec de violents maux de tête…

Si vous en aviez la possibilité, accepteriez-vous des fonctions ministérielles ?

Il y a quelques années, comme secrétaire politique du parti, j’ai été impliquée dans les négociations gouvernementales. Il m’arrivait de rester loger sur Bruxelles, de n’assister ni au lever ni au coucher de mes enfants. Devenir ministre ? À une certaine époque, j’aurais trouvé cela merveilleux ! Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de cela. Je ne suis pas certaine que j’accepterais. Il faudrait vraiment que le portefeuille soit lié à mes compétences de prédilection. Et encore… Surtout que la politique a fort changé !

Ah oui ?

Mon absence m’a incité à voir les choses différemment, mais la politique a aussi connu une très forte évolution au cours des cinq ou dix dernières années. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. La presse fait aujourd’hui la course à l’échalote pour lâcher des infos qui ne sont parfois qu’à moitié vérifiées. L’exposition des élus est permanente. C’est insupportable ! Être interpellée par un citoyen lorsqu’on fait ses courses, cela fait partie du métier. En revanche, que tous nos faits et gestes soient susceptibles de se retrouver sur les réseaux sociaux est problématique. Il arrive à tout le monde d’être fatigué, de dire une bêtise… !

Avez-vous l’impression que la particularité de votre positionnement inspire certains de vos collègues ?

Mes collègues savent l’enfer de douleurs qui est le mien, et je constate que mon enthousiasme et ma disponibilité suscitent beaucoup de respect. Sans doute sentent-ils aussi chez moi de l’empathie, de la bienveillance… Car on ne peut prôner certaines choses sur le plan politique sans en vivre sur le plan personnel. Depuis que je suis revenue, les gens me trouvent beaucoup plus humaine, plus authentique. Ceux qui me connaissent me disent : « voilà enfin la vraie Vanessa ! » 

En tant que députée, avez-vous l’impression que le politique dispose des leviers de pouvoir pour lutter contre le phénomène de l’accélération ?

L’accélération n’est pas un phénomène inévitable. Mais le problème du politique est qu’il est confronté à la nécessité de rebondir sur tout, et de toujours tenir compte du prochain scrutin. Bien sûr que le politique devrait davantage travailler sur le long terme. En même temps, les gens eux-mêmes sont dans cette logique du « tout, tout de suite ». Pour eux, les choses ne vont jamais assez vite, il faut toujours un coupable à tous les problèmes. Car on vit dans une société qui nous impose d’être toujours plus compétitif, plus performant, plus… Il convient donc de revisiter de manière fondamentale ce qui guide nos choix : que voulons-nous vraiment ? Cette mondialisation à tous vents, ce néolibéralisme si présent ? Nous prônons qu’il ne faut pas forcément davantage de richesses, mais une meilleure qualité de vie !

Un bel idéal… Mais pas facile à vendre !

Exact. Il y a un paradoxe : la population aspire à cela, mais elle est soumise à la tentation de la consommation immédiate. Et cela dans tous les domaines.