Ben Kamuntu : Luttes poétiques en RDC
Ben Kamuntu est slameur, co-éditeur et activiste. Il est né et a grandi dans la région du Kivu, en République démocratique du Congo (RDC), avant d’obtenir l’asile en Belgique en 2022. Sa révolte face à l’insécurité et à l’impunité politique qui règnent dans son pays nourrit un double engagement, militant et artistique. En octobre dernier, nous avons recueilli le témoignage de cet « artiviste » indigné.
2012, République Démocratique du Congo. Une poignée de jeunes refuse de se résigner face à ce que nombre de leurs compatriotes envisagent désormais comme une réalité inéluctable, celle d’un pays meurtri par les guerres à répétition et gangréné par la corruption. Un mouvement citoyen, La Lucha (Lutte pour le changement), voit alors le jour. Né en 1993, Ben Kamuntu fait partie de cette génération qui n’a jamais connu la paix. Il identifie dans ce mouvement naissant l’espace rêvé pour transposer sa révolte en action, tout en se laissant animer par l’espoir de voir advenir un Congo de dignité et de justice. Par ses modes d’action comme au travers de sa gouvernance, La Lucha s’efforce d’aller à contre-courant des logiques dominantes dans ce contexte politique d’instabilité : contre le culte de la personnalité dont se gargarisent les présidents successifs, les membres du collectif instaurent une gouvernance horizontale ; contre l’omniprésence de la violence armée dans l’espace public, ils optent pour des manifestations, sittings et marches résolument pacifistes ; contre l’impunité des dirigeants, ils exigent que des comptes soient rendus. Le mouvement gagne progressivement de l’ampleur : tandis que son territoire d’action et de mobilisation s’étend et que son rayonnement médiatique atteint une portée internationale, ses revendications pèsent de plus en plus dans la vie politique de la RDC.
« Goma veut de l’eau » est l’une des premières campagnes que déploie La Lucha. Pendant trois ans, entre 2013 et 2016, les militants multiplient les actions non-violentes et les manifestations, érigeant en symboles de résistance des bidons jaunes destinés à l’approvisionnement en eau. Ils obtiennent ainsi l’installation de bornes-fontaines dans les quartiers, de sorte que les habitants aient un accès à l’eau potable à une distance maximale d’environ 200 mètres de leur domicile. En 2016, La Lucha appelle au respect de la Constitution en exigeant le retrait du président Kabila au terme de ses deux mandats présidentiels. Les manifestations mobilisent des dizaines de milliers de citoyens de Goma à Kinshasa autour du slogan « Bye bye Kabila ». Ce soulèvement massif aboutit finalement à la destitution du régime en place en 2019, mais au prix d’une répression meurtrière : de nombreux manifestants sont privés de liberté ; d’autres, parmi lesquels des membres de La Lucha, y perdent la vie.
Slamer pour résister
C’est dans ce contexte de liberté d’expression menacée que Kamuntu et ses compagnons de lutte cherchent à combiner leur militantisme politique avec d’autres façons de se faire entendre, de fédérer et de façonner un imaginaire alternatif. Le slam leur apparaît alors comme un « art libérateur », capable de « placer des mots sur les maux » et de « ramener la poésie sur la place publique ». À l’aube de son adolescence, c’est déjà par l’écoute, davantage que par la lecture silencieuse, que Ben Kamuntu s’est initié à la littérature : « Je suis un enfant de la radio. Quand j’avais 11 ans, je me suis acheté une petite radio et j’écoutais pendant des heures les émissions littéraires de Serge Maheshe. Il parlait des écrivains, il lisait des passages, des extraits de littérature congolaise et française. Je n’oublierai jamais », nous confie-t-il. Le rapport de Kamuntu aux textes passe ainsi avant tout par la voix, avec tout ce que cet instrument comporte de variations : « les pauses, les silences, les allongements de voyelles, les rythmes, les vibrations, tout cela donne de la couleur aux textes, ça les rend plus vivants », soutient le militant.
Avec des amis, la plupart aussi engagés dans La Lucha, il participe à la création du Goma Slam Session, un groupe de slameurs qui échangent leurs textes et animent des ateliers d’écriture et de déclamation. « Je considère le slam comme un art de pauvre : tu n’as besoin de rien d’autre que ton corps et ta voix. Slamer, c’est écrire à l’oral, nous dit Grand Corps Malade ! C’est aussi un art avant tout collectif : de même que certaines personnes se retrouvent pour boire des verres, les slameurs se rassemblent pour boire des vers ». Chaque samedi, se tiennent les « sessions slams » dans un petit local au cœur de Goma, où quiconque est le bienvenu pour déclamer ses textes. « Le slam est une manière de démocratiser la poésie, qui reste aujourd’hui généralement très élitiste, réservée aux gens qui ont fait des études. Nous défendons que la poésie est partout, y compris hors des livres : dans la rue, dans nos regards, dans les commérages du quartier… Il faut pouvoir la repérer et oser la partager. C’est ainsi qu’on libère la parole », explique Kamuntu.
Cet art littéraire oratoire accompagne les militants de La Lucha dans leurs combats : il leur arrive de scander leurs textes en manifestations, voire en cellule lorsque les actions de résistance politique se soldent par l’incarcération. « Quand j’ai été arrêté pour la première fois en 2015, on a commencé à slamer avec mes codétenus. Mes camarades du collectif étaient tous avec moi en prison à ce moment-là. C’était une manière d’échanger, de partager ». Les « artivistes » du Goma Slam Session continuent aujourd’hui d’animer des ateliers de slam dans des prisons, des écoles ou des foyers de femmes victimes de violences, misant sur les vertus thérapeutiques de l’écriture, et sur les pouvoirs galvanisants de la déclamation.
Démocratiser l’accès aux livres
Convaincus que la poésie peut se loger dans la performance orale comme dans l’espace public, les slameurs de Goma n’en sont pas moins soucieux de favoriser l’accessibilité des livres. Une bibliothèque a été installée dans le local du collectif ; on peut y emprunter des centaines d’ouvrages gratuitement. La maison de réédition qu’a co-fondée Kamuntu en 2022,Mlimani Éditions, se soucie également de répondre au double enjeu de la disponibilité physique des ouvrages et de leur accessibilité économique : elle rachète les droits d’auteurs de certains essais et romans jugés éclairants pour réfléchir aux problématiques congolaises et postcoloniales, et les réédite pour les commercialiser à un prix plus démocratique. Car nombre d’œuvres de littérature congolaise et plus largement africaine ont été éditées à l’étranger et particulièrement en France – leur coût s’en trouve dès lors démesurément élevé par rapport au pouvoir d’achat de la population locale. Parmi les livres réédités par Mlimani, on peut citer La Force des femmes du Dr Denis Mukwege, Les Damnés de la terre de Frantz Fanon (tombé dans le domaine public), La Dissociation de Nadia Yala Kisukidi ou encore Histoire générale du Congo d’Isidore Ndaywel.
Rares sont les bibliothèques communales, universitaires ou scolaires à Goma ; l’accès au savoir repose dès lors largement sur le principe du magister dixit (le maître a dit). En marge d’un système scolaire qui ne permet pas, selon Kamuntu, de « penser par soi-même », il importe de créer des espaces alternatifs de partage des connaissances. Outre la bibliothèque et la maison de réédition, le militant et slameur a aussi contribué, avec plusieurs camarades, à mettre en place « Les Rendez-vous de la pensée », des rencontres hebdomadaires sous la forme d’exposés et de débats autour de questions politiques et sociétales. Par l’art et l’échange d’idées, Kamuntu et son collectif s’efforcent de faire face à ce qu’ils appellent la « crise des modèles » : « On doit façonner nous-même le ‘Congo nouveau’ que nous désirons, avec nos blessures et nos failles, en cherchant des modèles parmi des figures inspirantes nées en RDC, auxquelles on peut s’identifier et qui prouvent que l’exceptionnel ne vient pas forcément d’ailleurs ».
Le combat continue
À la sortie de son premier album en 2021, Ben Kamuntu saisit l’opportunité de partir en tournée de concerts en Europe. En 2022, il demande l’asile en Belgique, fuyant alors une terre qui lui inspire autant d’attachement et de fierté qu’elle suscite révolte et insécurité. Il mène désormais ses activités d’« artiviste » en Belgique auprès du Jesuit Refugee Service (JRS), en animant, dans les écoles, des ateliers de sensibilisation à propos des idées reçues sur la migration. Il continue également à donner des ateliers de slam et prépare son prochain album tout en restant actif, à distance, dans les projets de La Lucha et du Goma Slam Session. Au travers de ces engagements multiples, les luttes politiques et poétiques de Kamuntu s’articulent telles les deux faces d’une même médaille : celle d’une résistance fervente et entêtée contre la fatalité.
Pour aller plus loin :
• Un documentaire : Marlène Rabaud, Congo Lucha, 2018 (prix Albert-Londres).
• Une bande dessinée : Justine Brabant et Annick Kamgang, LUCHA, chronique d’une révolution sans armes au Congo, 2018.
• Un article académique : Maëline Le Lay, « L’art est mon arme. Slam et activisme politique à Goma, Nord-Kivu, RD Congo », Multitudes, n° 87, 2022.
• Des extraits de textes des slameurs de Goma : Goma Slam Session, « Mon vœu pour le Congo », extraits (2018), Multitudes, n° 87, 2022. – Le dernier single de Ben Kamuntu : Amour-Kongo, 2023, disponible sur toutes les plateformes de distribution musicale.