Bruxelles, ville plurielle
Bruxelles est sans conteste une ville plurielle, entendant par là son caractère cosmopolite ou multiculturel. Cette analyse constate d’abord le fait, en en rappelant brièvement les origines. Elle met ensuite en relief les problèmes que cette situation comporte : la pluralité culturelle épouse et renforce l’inégalité sociale ; elle met en question l’homogénéité de la société ; elle multiplie les particularités et les intérêts concurrents. Pour rencontrer ces problèmes, trois conditions convergentes : la justice sociale et la lutte contre la pauvreté et les discriminations, le respect mutuel et la négociation, l’engagement citoyen de tous et la conscientisation qui le rendra possible.
La ville-région de Bruxelles mérite sans conteste d’être appelée ville plurielle. Que ce soit en comparaison avec toute autre ville ou région de notre pays ou par rapport à d’autres capitales européennes, la « pluralité », la diversité des populations qui l’habitent est particulièrement accentuée. Il est d’autant plus important d’affronter lucidement le défi qu’elle lance. On fera d’abord quelques constats : quelle pluralité de populations, quel cosmopolitisme ? On cherchera ensuite à cerner les problèmes : les rapports inégaux, les identités, la concurrence des débrouilles. On tentera enfin d’ouvrir des perspectives pour « vivre ensemble » harmonieusement dans un milieu si éclaté.
Ville plurielle
Bruxelles, comme capitale et centre d’affaires, a toujours connu une dose de cosmopolitisme mais, après la seconde guerre mondiale, deux circonstances ont considérablement amplifié le phénomène. D’une part, devenue le siège principal des institutions européennes et de l’OTAN, elle a attiré à elle une forte population de fonctionnaires, de diplomates et d’acteurs économiques de toutes nationalités. D’autre part, son développement urbain a provoqué, avec 15 ans de retard sur les régions industrielles de notre pays, l’afflux d’une nombreuse main d’œuvre étrangère, en provenance d’abord d’Italie, de Grèce et d’Espagne, puis du Maroc et de Turquie. Entre 1961 et 1970, la population étrangère de Bruxelles est passée de 69.000 à 174.000. Aujourd’hui, les descendants de ces migrants – deuxième, troisième générations – continuent souvent à habiter les mêmes quartiers – la « petite ceinture » – où ils sont rejoints par de nouvelles vagues en provenance de l’Europe Orientale, de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique latine ou de toute partie du monde. Beaucoup des « anciens », surtout parmi les Marocains et les Turcs, sont aujourd’hui Belges (comme en atteste le grand nombre d’élus originaires de ces communautés au Parlement bruxellois et dans les Conseils communaux[1]). Si on estime à 25 % la proportion des étrangers à Bruxelles, celle-ci pourrait atteindre le double si on tient compte des Belges dont un des parents au moins est né à l’étranger. Tout cela sans compter – et pour cause, puisqu’ils n’ont pas d’existence légale – les sans-papiers qui sont nombreux.
Comme le reste de notre pays, Bruxelles a été profondément marquée par la tradition chrétienne et en particulier par la Contre-Réforme catholique : en témoignent les nombreuses églises qui parsèment son territoire. Mais elle a connu de longue date un processus de sécularisation, tant dans la bourgeoisie et les classes moyennes marquées par le libéralisme que dans les quartiers populaires. Aujourd’hui, l’islam, religion qui revendique une visibilité sociale, est en pleine croissance et on voit aussi apparaître dans les statistiques le chiffre surprenant de 9% de protestants dont la plus grande partie relève des communautés évangéliques en pleine expansion parmi les Africains et les Latino-Américains[2].
Les problèmes
Les rapports inégaux
Quels que soient le brassage des populations et la complexité des situations, il faut bien reconnaître qu’entre les communautés immigrées et la société belge, le rapport reste inégal. En dépit de nombreuses trajectoires individuelles de promotion économique et sociale, la majorité des personnes issues de l’immigration sont encore souvent discriminées. Les études les plus récentes montrent que la proportion de ménages en dessous du seuil de pauvreté reste beaucoup plus grande dans les populations d’origine marocaine et turque[3]. Beaucoup de jeunes issus de l’immigration, à cause de leur habitat notamment, restent concentrés dans des écoles et des filières peu performantes et voient leur avenir bouché ; le taux de chômage parmi eux est particulièrement élevé. Plus spécifiquement, il est avéré qu’à qualifications égales, et malgré leur nationalité belge, beaucoup de jeunes d’origine étrangère se heurtent à des discriminations à l’embauche. Comme ils se voient refuser l’accès à des lieux publics, ou sont l’objet de vexations particulières de la part des forces de l’ordre. Cette relative marginalisation reflète en quelque sorte à l’intérieur de notre société le rapport de forces qui oppose encore au niveau mondial le « centre » ou l’Occident, autrefois colonisateur, aujourd’hui encore exploiteur, et la périphérie colonisée et exploitée. Vision réductrice sans doute et aujourd’hui très bousculée mais qui marque profondément les esprits, comme l’a bien mis en relief Jean Ziegler dans son dernier livre « La Haine de l’Occident »[4].
Quant au monde des fonctionnaires européens et de tout ce qui tourne autour, le rapport serait plutôt inversé. Ils apparaissent comme des privilégiés ; dans les quartiers de l’Est et du Sud résidentiels où ils s’installent par exemple, ils font monter les prix de l’immobilier. À l’instar – mais à l’antithèse – des ghettos turcs ou marocains, on peut découvrir aujourd’hui des ghettos d’Européens nantis. Au total la « pluralité » culturelle n’arrive pas à franchir les inégalités sociales, elle les renforce.
Les identités
Bien que traversée dès l’origine par plusieurs clivages – social, linguistique, philosophique – la société belge a gardé jusqu’il y a peu une réelle homogénéité, un ensemble de « codes culturels et une façon de vivre collectivement …fortement affirmés comme le modèle de la citoyenneté moderne »[5]. Dans cette perspective, la politique à l’égard des immigrés, fût-elle de longue haleine, avait pour objectif leur intégration[6]. Telle est encore sans doute, avec des connotations plus ou moins généreuses, la pensée de ce que nous pouvons appeler la majorité ou la société d’accueil. Mais cela ne fonctionne plus. À cause tout d’abord des rapports inégaux dénoncés plus haut et du contexte mondial de révolte des discriminés, mais plus fondamentalement encore à cause de la nouvelle donne démographique et du brassage des populations qui crée une société toute nouvelle.
La question de la reconnaissance d’identités culturelles particulières, ou, comme on le dit plus couramment, de la diversité culturelle, est aujourd’hui posée ; on ne peut l’éluder. Si elles ne reçoivent pas un minimum de reconnaissance sociale, ces identités risquent de se durcir dans le repli communautaire, le communautarisme. Sans alarmisme ni malveillance, on peut dire qu’on observe des dérives de cet ordre, un extrémisme islamiste dans la communauté d’origine marocaine, une exacerbation nationaliste dans la communauté turque, d’autres formes encore indistinctes dans les communautés africaines… L’identité d’appartenance à un groupe est essentielle et irremplaçable ; elle devient meurtrière si elle est exclusive. Meurtrière et dangereuse pour la société globale qu’elle met en question ; meurtrière surtout pour ses membres si elle les enferme et les empêche de construire librement leur identité personnelle.
La concurrence des débrouilles
Ce titre paraîtra farfelu. Il veut rendre compte à la fois d’un fait positif et d’une réalité regrettable. Le fait positif, c’est que, dans cette ruche qu’est Bruxelles, ville plurielle – en particulier dans le monde des immigrés – fourmillent une quantité de projets, d’initiatives les plus variées et ingénieuses pour s’en tirer, gagner sa vie, progresser dans l’échelle sociale. Oui, les gens se débrouillent. Et il faut mentionner aussi, à un niveau plus institutionnel, tout le réseau associatif, le monde politique, les cercles de recherche et de réflexion qui s’empressent autour de la gestion et de l’avenir de la ville. Mais on peut regretter que cette force vitale se dépense trop souvent dans des projets strictement individuels, familiaux ou communautaires, sans trop de souci du bien commun, sans éviter toujours l’exploitation de plus faibles. Les diverses débrouilles entrent parfois dans des concurrences féroces. Ce que l’on constate ici est sans doute simplement humain, trop humain mais, dans un diagnostic global des problèmes de la ville plurielle, ce poids de l’individualisme et des divers particularismes est déterminant.
Pour vivre ensemble
La justice sociale
Pour que le « vivre ensemble » devienne possible dans la ville plurielle, la première condition, le soubassement indispensable, c’est que chacun puisse « mener une vie conforme à la dignité humaine ». L’expression est empruntée à l’article 23 de la Constitution Belge, qui précise ce droit fondamental en énumérant notamment le droit au travail, à la sécurité sociale, à la protection de la santé, à un logement décent. Dans le concret, il s’en faut de beaucoup que tous les habitants de notre pays aient accès à ces droits. Il faut donc lutter contre la pauvreté, et cela va de l’entraide immédiate à l’engagement institutionnel et au travail politique. Plus particulièrement, il faut lutter contre les diverses discriminations dont certaines personnes sont victimes en raison de leur appartenance ethnique.
Le respect mutuel
Le propre de la société ethnique ou multiculturelle est de mettre en relation des modes de vie, des traditions, des convictions différentes. La coexistence est largement possible et les échanges souvent enrichissants. Mais il y a aussi quelquefois des oppositions d’autant plus irréductibles qu’elles se fondent sur ce que chacun a de plus sacré, sa religion ou plus généralement la conception qu’il a de l’être humain. Devrait-on renvoyer toutes les différences à la sphère strictement privée ? Dans quelle mesure pourrait-on reconnaître, dans l’espace public, la diversité culturelle ? La question du port du foulard islamique, à l’école ou dans la fonction publique est exemplaire. Des femmes cultivées, compétentes en revendiquent le droit au nom de leur liberté, tandis que d’autres, au nom de la liberté, veulent proscrire ce qu’elles dénoncent comme un signe d’asservissement social. Il n’y a pas de solution miracle qui satisferait tout le monde. Mais c’est sur la base d’un respect mutuel qui ne diabolise ni ne ridiculise la position adverse qu’une négociation pourra s’engager[7]. Nous sommes tous des êtres humains.
La responsabilité citoyenne
Et nous sommes tous responsables. Le climat individualiste de la société de consommation encourage le « chacun pour soi », la diversité des communautés favorise la concurrence des intérêts particuliers, la complexité des problèmes et des institutions décourage l’engagement civique et l’action réelle des politiques est trop souvent occultée par des querelles partisanes. Pour vivre ensemble dans la ville plurielle, il importe que le plus grand nombre possible de citoyens accèdent vraiment à une prise de responsabilité adulte. C’est tout simplement la démocratie. Chacun y a sa part, et même une part égale : une personne, une voix. Mais pour que la démocratie fonctionne convenablement, une éducation à la responsabilité est nécessaire. Éducation qui devrait commencer très tôt : l’apprentissage de la solidarité et de la responsabilité devrait tenir une place primordiale à tous les niveaux de l’école. Éducation qui dure toute la vie et concerne toutes les couches de la société. Le terme de conscientisation, un peu passé de mode aujourd’hui, résume cela très bien : « prendre conscience » de la réalité de la ville (ou du monde) et s’engager « en conscience » pour plus de justice et de solidarité[8].