Le 01 avril 2013

Chômage, où est le problème ?

Trop souvent, on accuse la sécurité sociale en général, et le chômage en particulier, de creuser le déficit de l’État et les mesures d’austérité s’attaquent durement aux travailleurs : dégressivité des allocations, intensification des contrôles, assouplissement de la notion de travail convenable,…

Ces mesures et les réalités qu’elles engendrent sont particulièrement stigmatisantes, culpabilisantes, et infantilisantes pour les travailleurs sans emploi. Ils subissent, individuellement, la pression d’une société en crise alors que l’emploi disponible fait cruellement défaut et que la concurrence autour des postes vacants est particulièrement rude. Une société qui s’en prend aux plus faibles est une société qui va mal. Contrairement à l’idée largement répandue, ce ne sont pas les chômeurs qui ont creusé le trou dans les caisses publiques et ce n’est pas dans leur portefeuille qu’on trouvera l’argent pour les renflouer.

Pour sortir de la crise de l’emploi par le haut, une réappropriation collective de l’activité productive est nécessaire pour que les richesses ne soient plus aspirées par une minorité et pour assurer une juste répartition. Cela passe également par une réorganisation du temps de travail. Cela implique de repenser certains fondements de l’organisation collective et de la vie quotidienne.
 

Chère Madame, Cher Monsieur, Nous avons bien reçu votre curriculum vitae ainsi que votre lettre de motivation. Nous vous remercions pour votre confiance et l’intérêt que vous portez pour les actions que nous menons. Malheureusement, nous n’avons pas retenu votre candidature. Plus de 150 candidats ont répondu à cette offre et nous avons choisi des candidats avec une expérience plus proche de ce que nous souhaitons. Ceci n’enlève rien aux qualités développées dans votre courrier. Nous vous souhaitons bonne continuation dans vos démarches et vous assurons de notre meilleure considération.

Ce genre de lettre Marjorie[1] en reçoit plusieurs fois par mois. Depuis qu’elle est diplômée, il y a bientôt trois ans, elle enchaine les interviews et les refus, allant de déception en échec. Pourtant, un stage à l’étranger après ses études et son engagement en tant que volontaire lui ont permis d’acquérir une certaine expérience dans son domaine,… mais la concurrence est dure sur le marché du travail. Même pour les contrats déterminés de quelques mois à temps partiel des dizaines de candidats se bousculent aux portillons. Ce n’est pas étonnant : au troisième trimestre de 2012, la Belgique comptait 420.103 chômeurs[2] et les chiffres tendent à augmenter en 2013. Les plus jeunes  sont plus particulièrement touchés. Derrière ces chiffres se cachent des réalités vécues, d’angoisse du lendemain, où les mois s’égrènent sans trouver d’emploi avec tout ce que ça implique de difficulté financière, de baisse de confiance en soi, en ses compétences et en ses capacités à s’insérer dans un marché du travail particulièrement hermétique.

Pour l’aider dans sa recherche, Marjorie est régulièrement convoquée au Forem pour voir sa conseillère, chargée de l’aider dans sa démarche. Lors de son dernier rendez-vous, celle-ci lui a fait signer un plan d’action où elle s’engage à envoyer un nombre minimum de candidatures dans un délai imparti. Ce plan supposé l’aider dans sa démarche laisse Marjorie perplexe. Des CV, elle en envoie plusieurs par semaine, elle s’attendait à de réels conseils pour trouver du travail et c’est à peine si sa conseillère a pu la renseigner sur les politiques d’aide à l’emploi… Plus qu’un réel soutien à la démarche de recherche, ces plans d’action sont un moyen pour quantifier la « proactivité » des demandeurs d’emploi et ce, pour mieux les contrôler et les assortir de sanctions si elle n’est pas jugée suffisante. Nous ne voulons cependant pas jeter la pierre au personnel de ces institutions, qui est dans la position délicate d’aider à trouver de l’emploi là où il n’y en a que peu. Le contexte de sous-emploi peut les amener à vivre un sentiment d’impuissance, source de perte de sens dans leur travail.
 

La chasse aux chômeurs
 

Une pression de plus en plus forte est exercée sur les chômeurs afin de « les mettre au travail ». Une grande part de l’imaginaire collectif les rend responsables des trous dans les dépenses publiques, les chômeurs sont trop souvent vus comme des « assistés-fainéants ». Le terme activation, lui-même est lourd de cette représentation collective : les travailleurs sans emploi seraient passifs ou tout au moins n’en feraient pas assez pour trouver un emploi…[3]

Suivant cette logique que les travailleurs sans emploi coutent cher aux caisses d’un Etat qui cherche à faire des économies, les rigueurs budgétaires se sont fortement attaquées à la protection des travailleurs sans emploi. Les mesures prises sont multiples. Premièrement une dégressivité renforcée des allocations de chômage, augmentant l’insécurité des travailleurs sans emploi et limitant la possibilité de se lancer dans un projet qui nécessite du temps. En effet, en se lançant dans la mise sur pied d’une entreprise indépendante ou dans une formation pour une reconversion professionnelle, le demandeur d’emploi risque de voir ses ressources diminuer et de se mettre dans une situation financière particulièrement difficile.

Un deuxième type de mesures prises à l’encontre des travailleurs sans emploi est l’augmentation du stage d’attente qui passe de 9 à 12 mois pour les jeunes diplômés. Si cette mesure a pour effet de faire baisser les chiffres du chômage, la réalité, elle, se dégrade puisque cela allonge la période pendant laquelle, à moins de trouver un emploi,  ils sont sans aucune ressource.

On voit également un assouplissement de la notion de travail convenable. Ainsi une troisième mesure oblige le demandeur d’emploi à accepter tout travail qui s’offre à lui dans un périmètre de 60 km par rapport à son domicile au lieu de 25 précédemment et cela indépendamment du temps de trajet. De plus, après 3 mois de chômage, la qualification ne peut plus constituer un argument valable pour refuser un emploi proposé. Cela signifie que des demandeurs d’emploi devront accepter des emplois à des conditions inférieures à ce qu’ils peuvent prétendre.

Les mesures d’ « activation » consistent également en une intensification des contrôles des travailleurs sans emploi qui se rapprochent et touchent plus de personnes : les demandeurs d’emploi sont maintenant contrôlés jusqu’à 55ans – initialement les contrôles s’arrêtaient à 50 ans, depuis 2002 la limite d’âge n’a cessé d’être repoussée – et les personnes reconnues en incapacité de travail en raison d’un handicap, depuis janvier 2013, sont également convoquées par l’ONEM. Ces contrôles sont assortis de sanctions : si les efforts pour trouver de l’emploi sont jugés insuffisants, l’octroi d’allocations peut être suspendu. Les contrôles prennent une place dominante dans la démarche de recherche d’emploi : les chercheurs entrent dans une démarche d’évitement plutôt que dans celle de mener à bien leur projet professionnel. L’exemple de Mathilde est parlant. En effet celle-ci voudrait acquérir une expérience dans la gestion de projet de développement en accompagnant une mission au Cambodge, l’ONG est tout à fait prête à l’y envoyer et même à prendre en charge son billet d’avion, une seule chose l’en empêche : elle doit postuler et être disponible sur le marché de l’emploi, ici, en Belgique au risque de perdre ses allocations. On voit bien ici la contradiction vécue entre la nécessité de satisfaire aux exigences de l’ONEM pour assurer sa survie et la volonté de se donner les moyens de mener à bien son projet professionnel.

Ces mesures et les réalités qu’elles engendrent sont particulièrement stigmatisantes, culpabilisantes, et infantilisantes pour les travailleurs sans emploi. Ils subissent, individuellement, la pression d’une société en crise alors que l’emploi disponible fait cruellement défaut et que la concurrence autour des postes vacants est particulièrement rude. Une société qui s’en prend aux plus faibles est une société qui va mal. Ces mesures prises à l’encontre des travailleurs sans emploi nécessitent une réaction collective des personnes avec et sans emploi afin de maintenir un système de sécurité sociale performant. Cependant, la lutte pour maintenir les acquis ne suffit pas dans une société en mutation où le contexte dans lequel ces droits ont été acquis a changé : accélération de la mondialisation de l’économie qui met en concurrence les travailleurs du monde entier, fin des trente glorieuses et du plein emploi, nouvelle conscience des contraintes écologiques,… Ces modifications du contexte impliquent de repenser l’organisation du travail et notre rapport à celui-ci, pour ouvrir la voie d’une société où les droits ne sont pas nivelés vers le bas et s’étendent aux nouveaux défis.
 

Rompre avec la logique de mises en concurrence
 

Contrairement à l’idée largement répandue, ce n’est pas les chômeurs qui ont creusé le trou dans les caisses publiques, et ce n’est surement pas dans leur portefeuille qu’on trouvera l’argent pour les renflouer… Le déficit de l’Etat vient notamment du fait qu’il a mis en place depuis plusieurs décennies une politique fiscale très favorable aux grosses entreprises et aux plus riches, entraînant des manques à gagner importants pour les caisses de l’État. À titre d’exemple, « les 50 plus grosses entreprises ont réalisé un bénéfice cumulé de 42,7 milliards d’euros en 2009 mais ont payé à peine 0,2 milliards d’euros d’impôt, soit un taux de 0,57%. Si elles avaient contribué au taux normal de 33,99%, les recettes publiques auraient augmenté de 14,3 milliards d’euros »[4]. Pour arriver à obtenir de tels avantages ces entreprises exercent un chantage à l’emploi sur l’Etat : « Si vous nous imposez, nous partirons pour des cieux plus cléments où les impôts sont moins élevés, où les travailleurs travaillent plus, gagnent moins, et où ils n’ont pas le droit de s’organiser pour se plaindre et nous laisserons derrière nous des milliers de chômeurs. » Travailleurs et Etats du monde  sont ainsi mis en concurrence entre eux. Dans cette mise en compétition, nous avons l’énorme « désavantage » d’avoir un système de répartition des richesses, limitant l’accumulation des profits, système peu à peu démantibulé,…

Pourtant, le choix ne se fait pas uniquement entre la présence de multinationales qui pourvoient des emplois précaires à des travailleurs pauvres ou leur départ et un désert économique. L’idée de l’intervention de l’Etat dans le secteur des entreprises suscite souvent la méfiance dans l’imaginaire collectif – entretenu par les dirigeants de ces entreprises. Ceux-ci crient au loup en dénonçant les lourdeurs bureaucratiques, l’inefficacité, le manque de créativité, et toutes ces tares dont on affuble généralement l’économie étatique, avec en arrière fond, le fantôme soviétique. Si l’économie étatisée peut en effet connaitre des disfonctionnements, peut-on dire pour autant qu’elle est intrinsèquement dysfonctionnelle ? Peut-on dire qu’elle est plus dysfonctionnelle que l’économie néolibérale responsable des crises, des récessions et des profondes inégalités que nous connaissons aujourd’hui ? Au lieu de jeter le bébé avec l’eau du bain ne peut-on pas tirer des conclusions des erreurs du passé et développer une économie dont les règles sont strictement dictées en fonction de l’intérêt général ?

À cet égard, rappelons-nous que le choix n’est pas limité à soit une économie contrôlée et dirigée par l’Etat, soit une économie néolibérale dérégulée. Si la nationalisation de certaines activités est bénéfique, il existe également des formes hybrides comme les entreprises parastatales ; entreprises semi-publiques qui ont une autonomie d’action mais sont liées à l’Etat par une convention qui leur permet de fixer certaines contraintes, ou encore les entreprises publiques autonomes. Il existe également la possibilité de mettre dans le conseil d’administration d’une entreprise, un commissaire du gouvernement assermenté avec un droit de veto qui, si l’administration d’une entreprise s’apprête à prendre une décision contraire à l’intérêt collectif, peut la suspendre et en référer à son ministre. Mieux encore, les coopératives où les travailleurs sont propriétaires de leur outil de production et constituent eux-mêmes les instances de décision.[5]

L’économie est quelque chose de trop précieux pour la laisser entre les mains de quelques-uns qui poursuivent leurs intérêts sans avoir de compte à rendre à la collectivité. Une réappropriation collective des moyens de production, soit par l’Etat soit directement par les travailleurs, permet de stopper l’accaparement des richesses produites par une minorité et une redistribution par la sécurité sociale et par l’investissement dans les biens collectifs : deux domaines particulièrement attaqués par les mesures d’austérités.
 

Quelle économie ?
 

Partager équitablement les richesses produites passe aussi par le partage de l’activité de production de ces richesses : le travail. Retrouver la situation de plein emploi de trente glorieuses semble difficile, pourquoi ne pas généraliser les temps partiels ? Il y va ici autant d’un choix d’organisation collective que d’un choix individuel de la vie que l’on entend mener en fonction des priorités essentielles que l’on souhaite donner à son existence. Nous sommes en effet autant travailleur que consommateur, le premier permettant d’obtenir de l’argent pour être le second. Dès lors, se pose la question : doit-on consommer comme nous le faisons aujourd’hui ? Et de façon peut-être plus centrale, les besoins que nous satisfaisons aujourd’hui en passant par le système marchand, ne pourraient-ils pas être satisfaits par d’autres filières ? Celles de l’entraide par exemple. Nous pensons ici au système d’échanges locaux et aux réseaux d’échange de savoir[6], nous pensons également à de nombreux pans de notre vie qui pourraient être décolonisés de la logique marchande. La façon de faire la fête est un bon exemple : soit on peut faire appel au service d’un traiteur, courir les magasins pour acheter cadeaux et décorations, soit on peut se mettre à plusieurs pour cuisiner, fabriquer soi-même un cadeau et ramener la décoration d’une promenade en forêt… les exemples sont nombreux des pans de notre vie quotidienne qui peuvent être libérés de la logique marchande et de cette façon nous désaliéner du travail.

Par ailleurs, si notre temps est principalement alloué à des activités économiques – ainsi qu’à des activités domestiques – peu de temps est consacré à l’activité politique. Il est plus que pertinent de remettre en cause le bien-fondé d’une organisation sociétale qui favorise la participation à l’activité économique et délaisse l’activité politique, qui assigne à la population des rôles de producteur et de consommateur et ne laisse pas le temps d’être citoyens. A la suite de l’économiste et sociologue Bruno Théret, nous proposons un rééquilibrage entre le temps consacré aux activités économiques, domestiques et politiques. Il s’agirait de transférer une partie du temps consacré à l’activité économique vers des activités politiques citoyennes en jouant sur la triade réduction du temps de travail-fiscalité-monnaie. L’idée serait de diminuer le temps de travail et le temps ainsi libéré serait alloué à des activités politiques. Pour ce faire, l’Etat démonétiserait une partie de sa fiscalité pour la transformer en impôt temps : au lieu de donner notre impôt en argent, nous donnerions du temps à l’Etat en exerçant des activités citoyennes. Cet impôt temps pourrait être remonétarisé dans une monnaie-temps, qui permettrait, par exemple, de bénéficier des services publics. Les personnes sans emploi pourraient aussi prester cet impôt-temps, ce qui permettrait de valoriser le travail bénévole de nombreux travailleurs sans emploi.

En conclusion, l’organisation et le rapport au travail posent aujourd’hui des problèmes qui se cristallisent dans la question du chômage et mènent l’organisation actuelle du travail à une impasse. Dès lors, modifier cette organisation et ce rapport au travail dans la perspective des nouveaux défis mondiaux permettra une émancipation individuelle en libérant la vie quotidienne des logiques économiques et collectives par le contrôle commun de la production de la richesse et de sa répartition.

Notes :

  • [1] Le personnage de Marjorie a été construit à partir de plusieurs témoignages qui se recoupent.

    [2] Source : indicateur du marché du travail, ONEm : www.rva.be/D_stat/Trimestriele_indicatoren/2012_09/FR.pdf

    [3] Le Web magazine rue89 a publié le témoignage d’une demandeuse d’emploi parisienne qui casse cette idée reçue : www.rue89.com/rue89-eco/2013/03/04/24-heures-de-la-vie-dune-chomeuse-tu-fais-quoi-de-tes-journees-240204#.UTTGTWatdio.facebook

    [4] BONFOND Olivier, Et si on arrêtait de payer. 10 questions/10 réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité. Editions Aden/CADTM/CEPAG, Anvers, 2012, p. 44.

    [5] À ce titre, nous pouvons signaler l’initiative grecque, VIO.ME  qui suite à la démission des administrateurs a repris le contrôle de l’usine et relancé la production : www.viome.org/p/francais.html

    [6] Les systèmes d’échange locaux (SEL) sont des systèmes où un participant donne une heure de son temps pour rendre service à un autre participant et devient ainsi créditeur d’un service d’une heure qu’il peut recevoir de n’importe quel autre participant et ce, quel que soit le service. Les réseaux d’échanges de savoir fonctionnent sur les mêmes principes.