Le 17 juin 2019

Claude Rolin, le syndicaliste égaré en politique

Après avoir été député européen durant cinq ans, l’ancien patron de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) se retire de la politique active. Lucide, parfois dur, il prend le temps de relire son expérience pour la revue En Question. Cet homme de gauche évoque ses rapports compliqués avec le (très à droite) Parti populaire européen. Il partage sa passion pour l’Europe, mais clame l’urgence de la rendre plus sociale. « Je suis convaincu que si l’on veut sauver le projet européen, il faut vraiment le réorienter », insiste-t-il. Claude Rolin lance encore un appel à l’engagement. En filigrane, il livre quelques pistes pour ré-enchanter la politique.   

Étonnant quinquennat que celui-là. En 2014, Benoît Lutgen, alors président du Centre démocrate humaniste (cdH), choisit de ne pas reconduire Anne Delvaux comme tête de liste de son parti pour les élections européennes. Il sort alors de son chapeau Claude Rolin. La désignation étonne, détonne, crispe quelques-uns. Mais elle fait mouche : l’ex-patron de la CSC, le puissant syndicat chrétien, obtient un peu plus de 75.000 voix. Pas autant que sa prédécesseure, mais pas trop mal pour un « débutant ». L’homme est propulsé dans les travées du Parlement. Joli coup !

­Durant cinq ans, Claude Rolin va donc s’initier aux subtilités de la vie d’un eurodéputé. Sans surprise, c’est sur les questions sociales qu’il s’investit le plus : les conditions de travail, la précarité des emplois, les risques sanitaires… Pour influer, l’homme doit s’adapter. Adopter les règles du jeu. Il n’y parvient qu’en partie. « J’ai toujours dit que j’étais un syndicaliste agissant dans le monde politique, explique-t-il. Les codes de ce milieu ne sont pas les miens ».

Claude Rolin

À Bruxelles comme à Strasbourg, Rolin doit aussi partager sa vie avec les membres du Parti populaire européen. C’est en effet au sein du PPE que les parlementaires cdH sont traditionnellement versés. Pour Rolin, qui a commencé sa militance au sein de la gauche radicale, l’écart est de taille. « Dès le départ, je savais que je me retrouverais dans une position atypique. En même temps, il me semblait que j’avais peut-être plus ma place que beaucoup d’autres dans un groupe qui se voulait porteur des valeurs de la démocratie chrétienne… ».

C’est de la rue des Deux Églises que s’amorcera la rupture. En juin 2017, au siège du cdH, Benoît Lutgen annonce son intention de lâcher les socialistes avec lesquels son parti gouverne à Namur, à Bruxelles et en Fédération Wallonie-Bruxelles. Il n’y a que dans la capitale wallonne que l’opération aboutit et qu’une majorité alternative, avec le MR, voit le jour. Coup dans l’eau ? En partie. En attendant, en interne, la manœuvre divise. Claude Rolin rejoint le camp des déçus. Même s’il ne le clame pas (encore) haut et fort, il décide de ne pas renouveler son adhésion au parti. Divorce en douceur. « Je n’avais pas envie de faire le buzz sur une bagarre politicienne, explique-t-il. Et puis, même si j’étais en désaccord avec Benoit Lutgen sur une série de choses, je voulais lui demeurer loyal » . En janvier 2019, il finira par se livrer publiquement. Dans les colonnes du Vif-L’Express, il annonce n’être plus membre du cdH et ne pas souhaiter renouveler son mandat d’eurodéputé.

Nous retrouvons l’homme au mois d’avril, au siège bruxellois du Parlement européen. La fin est proche : entre le Brexit et l’approche du scrutin européen, les institutions communautaires tournent au ralenti. Rolin vit ses derniers jours dans son bureau bruxellois, il s’apprête à faire ses caisses. Mais il est serein. Libre dans sa parole. Durant une heure, il s’arrête et prend le temps de relire son expérience. Celle d’un syndicaliste qui a tenté la politique active en veillant à ne pas y perdre son âme. Celle d’un homme de gauche échoué dans un groupe parlementaire de droite. Mais aussi celle d’un engagé, fier d’avoir pu faire bouger certaines lignes. D’avoir mené d’importants combats. D’avoir cueilli quelques victoires.

Après cinq ans, vous quittez donc déjà la politique. Pas trop déçu ?

Attention, loin de moi l’idée de tenir un discours antipolitique. Je trouve important que des gens s’engagent en politique. Ceci dit, moi, ce n’est clairement pas mon truc, même si je suis très content d’avoir fait cette expérience, qui s’est avérée assez géniale. 

Justement, que retenez-vous de votre mandat au Parlement européen ?

Je me suis présenté aux élections parce que j’étais très pro-européen. J’étais aussi convaincu que le niveau européen était, sur le plan social, des plus importants. Parallèlement, je constatais que le monde syndical, traditionnellement pro-européen, l’était de moins en moins. Combien de fois, dans des assemblées de travailleurs, ne m’a-t-on pas dit : « Claude, arrête de nous emmerder avec ces conneries. L’Europe ne nous a amené que du mauvais, on en a marre ! » Avec le recul, je dois reconnaitre que j’étais sans doute un peu « euro-naïf » avant d’arriver ici. Aujourd’hui, je suis devenu un « euro-critique ». Mais je suis toujours aussi pro-européen qu’il y a cinq ans !

Expliquez-nous…

Je suis convaincu que, si l’on veut sauver le projet européen, il faut vraiment le réorienter. Quitte à mettre le doigt sur certains éléments liés aux origines du projet. J’ai toujours considéré que Jean Monnet avait été parfait, que la construction européenne était d’abord une magnifique construction de paix… Ces dernières années, j’ai découvert d’autres aspects. Prenons le cas de la bureaucratie européenne, tant critiquée aujourd’hui. En réalité, celle-ci est intimement liée aux « pères fondateurs », qui étaient convaincus qu’il ne fallait pas trop donner les rênes aux politiques, mais plutôt à des technocrates. Autre exemple : si les organisations syndicales reçoivent une place dans le projet européen dès les débuts de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, c’est parce qu’il y a la conviction que le monde du travail doit recevoir une place. Mais c’est surtout en raison de la peur du communisme soviétique et parce que l’on craint une montée du communisme dans les organisations syndicales. En 2014, j’étais convaincu que la notion d’Europe sociale était au cœur du projet européen. Aujourd’hui, je pense plutôt que le social est un passager clandestin de la construction européenne. Et plus que jamais, je suis convaincu qu’en l’absence de vraie réponse sociale, le projet européen va se casser la figure. 

Comment ces prises de conscience se sont-elles opérées au cours des dernières années ?

De différentes manières. Je dois d’abord signaler que le Parlement européen est une sorte de paradis. Être parlementaire, c’est avoir du temps pour la lecture, la prise de recul. On travaille sur des enjeux assez longs. Quand j’étais patron de la CSC, c’était très différent : je devais gérer une urgence toutes les 5 minutes… Ici, j’ai pu prendre du temps pour réfléchir aux difficultés de l’Europe. Autre élément : le PPE. Évidemment, ce groupe n’est pas monolithique ; j’y ai rencontré des dizaines de députés qui partageaient les mêmes convictions sociales que moi. En même temps, être dans ce groupe m’a permis de percevoir à quel point le dogme de l’économie néolibérale s’est implantée. Être dans un groupe où je ne me sentais pas à mon aise m’a invité à réfléchir à mes convictions politiques, philosophiques, de sens. C’était une nécessité si je ne voulais pas me perdre.


Quels ont été vos liens avec le PPE au cours des dernières années ?

Je me souviens d’une rencontre avec le groupe, c’était un séminaire de réflexion au Portugal. À un moment, alors qu’il était question des dettes, j’ai très diplomatiquement posé cette question : « Ne pensez-vous pas qu’il ne faudrait peut-être pas considérer les dettes d’investissement de la même manière que les dettes de consommation courante ? » Ce n’était franchement pas une réflexion d’extrême gauche… Mais derrière moi, j’ai entendu : « Das ist ein Socialist ». Cette image ne m’a pas quitté : pas plus tard qu’il y a une semaine, un de mes collègues allemands m’a encore lâché : « Ah, voilà mon ami socialiste… ».


Sans doute auriez-vous été plus à l’aise dans un autre groupe…

Je n’aurais pas rencontré les mêmes difficultés. En même temps, je ne me serais senti à l’aise dans aucun groupe. Ma femme dit que c’est parce que je deviens acariâtre et que je fais de moins en moins de compromis… Ce n’est sans doute pas faux. Sur des questions de valeur, je ne sais pas faire de concessions. Or, le monde politique doit en faire. Je peux vous dire que j’ai été malheureux à chaque fois que j’ai dû voter – ce qui est quand même arrivé souvent. Pourquoi ? Parce que, de loin, c’est moi qui ai le plus souvent voté de manière différente que mes collègues du groupe. Et pourtant, j’ai fait des efforts !


Vous ne receviez pas de consignes de vote de la part de la direction du PPE ?

Dans chaque groupe, il y a une contrainte. En même temps, le traité européen indique que l’élu est complètement autonome. Je dois dire qu’à aucun moment, je n’ai eu de pression autre que psychologique. Quand on vous dit : « Là, tu nous as encore fait perdre », ce n’est pas méchant mais on le sent. J’ajoute qu’après une année de présence ici, j’ai adressé un courrier au président du PPE, Manfred Weber. Je lui écrivais : « Je croyais que la référence du PPE était l’économie sociale de marché. Or, je cherche désespérément le social… » Il m’a proposé un rendez-vous, et nous avons eu un bon échange. Par la suite, la position sociale du groupe a été revue et un « social paper » a été rédigé. Évidemment, le texte aurait été plus progressiste si j’avais pu tenir la plume. En même temps, ce document a servi de point d’appui pour les plus sociaux du PPE tout au long de la législature. Je suis fier d’avoir été l’un de ceux qui ont permis ce « social paper ». Et je tire mon chapeau à Manfred Weber, qui est beaucoup plus à droite que moi mais qui s’est montré intelligent et ouvert.


Revenons à votre constat : le social serait donc un passager clandestin de l’Europe…

L’Europe n’est pas suffisamment sociale, mais elle l’est tout de même en partie. Même si je m’estimais marginal au sein du PPE, ce groupe m’a permis de devenir vice-président de la Commission Emploi, Affaires sociales. Un endroit où l’on peut peser. J’ai notamment contribué à réviser une directive qui protège les travailleurs salariés des produits cancérigènes et mutagènes. Statistiquement, les deux premières révisions effectuées devraient épargner 100.000 vies dans les 50 années qui viennent.


L’Europe demeure donc nécessaire…

Sur une série de dossiers, l’UE apporte bel et bien des réponses sociales. Regardez le sommet de Göteborg de 2017. Cela faisait 20 ans qu’il n’y avait plus eu de sommet social ! L’UE a travaillé sur les questions de dumping social, l’équilibre entre vie familiale et vie privée, l’égalité hommes-femmes… Évidemment, après, il faut aussi que les États prennent leurs responsabilités. Car, en matière sociale, les compétences européennes restent relativement marginales.


Comment ré-enchanter cette Europe qui en a tant besoin  ?

Pour moi, le ré-enchantement de l’Europe doit précisément passer par le social. L’insuffisance des réponses sociales apportées par l’Europe est un des éléments qui expliquent, selon moi, la montée des forces anti-européennes et d’extrême droite. Au fond, aujourd’hui, qui porte un discours social fort ? C’est l’extrême droite ! La majorité des gens qui apportent leur voix aux partis racistes ne sont pas racistes, mais ils ont peur. Ils ne se sentent pas reconnus. C’est facile pour moi de ne pas être raciste : j’ai le cul dans le beurre ! Je n’ai pas peur de perdre mon boulot, je vis dans un quartier calme… Au-delà, s’il y a un désamour vis-à-vis de la politique européenne, il y a aussi un désamour vis-à-vis de la politique dans son ensemble…


Alors, comment ré-enchanter la politique ?

Un outil devrait être renforcé : l’éducation permanente – ou éducation populaire. Dans le Mouvement Ouvrier Chrétien, on parle du « voir-juger-agir ». Mais on peut trouver d’autres mots pour exprimer la même démarche. Je pense aussi que le monde politique a trop intégré les règles du marché. Les campagnes se préparent comme si on devait vendre des savonnettes : on met l’accent sur ce qui va plaire aux électeurs. Encouragés par les réseaux sociaux, les politiques fonctionnent sur le court terme et présentent trop souvent les enjeux de manière binaire. Or, les défis auxquels nous sommes confrontés sont complexes et de long terme. Pour éviter d’aller vers une forme de démocratie de marché, il conviendrait d’instaurer des éléments de démocratie directe, mais aussi de favoriser des capacités de démocratie délibérative. La délibération, c’est fondamental, ça crée de l’intelligence ! De ce point de vue, j’y reviens, les outils de l’éducation permanente sont de plus en plus importants.


Qu’auriez-vous envie de dire à quelqu’un qui veut changer les choses ? Doit-il s’engager en politique ? Ailleurs ?

J’insisterais sur une chose : il ne faudrait jamais s’engager en politique si c’est pour en faire une carrière. La politique, c’est d’abord un engagement, pas un métier. Le point de départ, c’est le désir de changement, la révolte, le projet… On peut commencer par s’engager dans une association, un club de foot, chez soi, au quotidien… Et puis, la politique peut devenir un outil. Mais pour moi, elle ne peut jamais être qu’un outil. On a évidemment besoin de professionnalisme en politique. Mais ce dont le monde politique manque le plus, c’est de gens qui n’en viennent pas. Qui s’y investissent durant un temps donné, après avoir vécu d’autres expériences ailleurs. Ensuite, une fois qu’on est élu, la première chose, c’est de travailler. On imagine parfois que s’investir en politique, c’est aller dans des réceptions, faire de beaux discours… C’est ça aussi. Mais je suis convaincu que si l’on veut avoir un minimum d’efficacité, il faut d’abord travailler, étudier, discuter. Et se remettre en question aussi.