En Question n°140 - mars 2022

Coline Billen : L’art comme moyen d’exister

crédit : Frédéric Moreau de Bellaing

Depuis toute petite, Coline Billen ne supporte pas l’injustice et veut changer le monde. C’est une conviction qui l’anime depuis son plus jeune âge, et qui ne l’a jamais quittée : la paix est possible, si on prend le temps d’apprendre à se connaître, et on peut apprendre à vivre ensemble et à s’aimer, quelles que soient les cultures, les différences. Dans ses racines, il y a une histoire de déracinement : sa grand-mère a dû traverser l’Europe en cachette, à l’âge de 12 ans, pour survivre aux pogroms et aux camps de concentration qui existaient déjà bien avant la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Est. Arrivée en Belgique, son aïeule se cache, s’intègre, apprend le français, et surtout, ne montre pas qu’elle est d’origine juive. Enfant, Coline part avec sa mère vivre aux États-Unis. Elle a cinq ans et apprend une nouvelle langue, rencontre un autre monde. À son retour en Belgique deux ans plus tard, c’est inscrit en elle : elle n’est pas « seulement belge », et se sent toujours plus proche des gens qui viennent d’ailleurs, qui, comme elle, ont des « racines déracinées ». Elle s’est souvent retrouvée à faire le lien entre les groupes de gens qui ne se parlent pas, à l’école notamment. Coline a l’âme d’une animatrice : elle ne supporte pas de ne rien faire. Petite, elle « organise des trucs pour qu’il se passe quelque chose ». Et elle danse. Elle rêvait de devenir danseuse, mais sa mère l’a découragée : il lui fallait un diplôme universitaire. Elle choisit l’anthropologie, une orientation qui lui a permis de comprendre comment la danse, dans différentes cultures, a un pouvoir : celui d’être signification symbolique, identitaire et politique. Pendant sa première année d’études universitaires, elle crée la Compagnie Transe-en-Danse, un cocktail des choses importantes de sa vie : l’anthropologie et les rencontres interculturelles, l’animation et la danse. Créée en 2002, la Compagnie fête cette année ses vingt ans d’existence.

Qu’est-ce que la Compagnie Transe-en-Danse ? Quel est votre travail ?

C’est une compagnie de danse qui rassemble des artistes originaires de pays différents, qui pratiquent des disciplines artistiques différentes, et qui ne se connaissent pas au début de chaque nouveau projet. C’est de notre rencontre, à la fois humaine, interculturelle et artistique multidisciplinaire, que naissent nos spectacles. Mon travail va toujours être d’inclure tous les points de vue différents. Ça ne m’intéresse pas de développer uniquement mon point de vue. En tant que chorégraphe, j’ai bien sûr une vision artistique, mais elle se veut inclusive des différents points de vue. Le défi, c’est d’arriver à porter un message commun, dans lequel chaque personne a sa place, et dans lequel chacun, étant différent des autres, apporte un plus à l’ensemble. Mon rôle, c’est de faire émerger ce que les personnes qui sont sur scène ont sur le coeur. Et de tisser tout cela ensemble. C’est toujours à partir de qui sont les personnes avec qui je travaille. Chaque spectacle sera donc différent, puisque chaque personne est différente.

Quelle est la mission de Transe-en-Danse ?

La mission de la Compagnie Transe-en-danse, c’est de favoriser le dialogue interculturel, le vivre-ensemble, la cohésion sociale et l’inclusion de chaque personne, avec toutes ses différences. Transe-en-Danse permet à des personnes très différentes, qui ne se rencontreraient pas dans un autre cadre, de se rencontrer, d’apprendre à s’apprécier et construire quelque chose ensemble. Pour créer un spectacle, il y a différentes étapes – faire connaissance, faire émerger ce qui est important pour chacun et chacune, et à partir de là, construire quelque chose ensemble. Tous ensemble, sans laisser personne derrière. C’est une métaphore de ce que l’on pourrait faire dans le monde. Nous sommes toutes et tous acteurs, chacun à son échelle, de ce qui est en train de se jouer dans le monde. Je ne peux pas changer le monde entier, mais je peux changer mon attitude par rapport à ce qui se passe, choisir mon rôle, mes répliques. Et si moi je change de rôle, ça va changer le cours de la pièce, ça va en inspirer d’autres, ça va faire des ronds dans l’eau. Et les ronds dans l’eau, on ne sait jamais jusqu’où ils peuvent aller !

Comment poursuivez-vous cette mission ?

Nous mettons en place quatre types d’activités. Il y a les spectacles professionnels, qui sont basés sur la rencontre des artistes. À partir d’un spectacle sont toujours posées des questions de société : dialogue interconvictionnel ou interculturel, migrations, rapports de genre, non-violence, citoyenneté… C’est l’occasion de proposer des ateliers de sensibilisation, que nous donnons en milieu scolaire ou associatif. Ces ateliers sont ludiques et créatifs, basés sur des jeux d’expression corporelle (chant, danse…). Les participants sont mis dans des situations où chacun sera amené à se questionner : le débat va sortir sans qu’on ait fait de grands discours. Impliquer le corps dans la démarche de sensibilisation, faire ressentir les choses de l’intérieur, cela change tout et laisse une trace différente.

Ensuite, il y a les ateliers d’expression créative, où on donne la parole à des publics qui sont rarement entendus. Nous le faisons beaucoup avec des personnes migrantes et sans-papiers, par exemple des MENA (mineurs étrangers non accompagnés), ou plus récemment avec des ex-grévistes de la faim à l’église du Béguinage. En un temps souvent assez court, on crée un spectacle, en suivant la même démarche que pour nos créations professionnelles : accueillir chacun, faire connaissance, créer un climat de confiance, de respect et de convivialité, transmettre des outils d’expression multidisciplinaire pour développer un langage commun et que chacun trouve la façon de s’exprimer qui lui convient, puisse partager ce qu’il a sur le coeur, ce qu’il aurait envie de dire au public belge, et à partir de là tisser, créer un spectacle. Ces spectacles sont des occasions de rencontre entre la population belge et les personnes migrantes.

Et enfin, nous proposons des formations pédagogiques, pour transmettre nos méthodologies à des (futurs) professionnels de l’encadrement de la jeunesse, tous secteurs confondus : enseignants, éducateurs, animateurs, assistants sociaux, intervenants socioculturels, etc. Il s’agit de formations intensives d’une semaine, qui permettent de vivre de l’intérieur cette démarche d’inclusion.

Qu’est-ce que permettent ces expériences pour les personnes sans papiers avec qui vous travaillez ?

À travers tous les spectacles qui découlent des ateliers d’expression créative que j’anime en centre d’accueil, ce que je constate, c’est que, tout d’un coup, ils existent ! Ils ne sont plus invisibles : un public est là, pour eux, et les écoute. Même sans les mots, les chorégraphies vont pouvoir dire tellement de choses. Ça touche les gens et l’émotion passe. On sent quand le public est touché, et ça te touche en retour. À chaque fois, ce type de spectacle bouleverse aussi bien le public que les personnes sur scène. Ce qu’ils ont à dire ? Essentiellement, c’est l’amour qu’ils ont dans le cœur malgré tout ce qu’ils ont vécu. Et quand le public se rend compte de ça, l’empathie est énorme. D’autres thématiques émergent aussi : l’importance de la famille et des amis, le fait de ne pas avoir choisi qu’il y ait la guerre chez soi, de ne pas choisir de devoir quitter son pays et la tristesse d’avoir dû laisser tant de personnes aimées derrière soi, la difficulté du voyage. Il y a leurs rêves de paix et d’amour, et leur souhait de contribuer à la société, de partager leur culture. Et puis, les conditions de vie dans les centres d’accueil, l’attente interminable et la violence des procédures.

Comment parvenez-vous, d’un point de vue artistique, à faire émerger un vécu douloureux ?

Je souris, je propose des jeux et des exercices qui font du bien, qui ont un sens, qui créent du lien. J’écoute les personnes avec mon cœur, j’apprends à les connaître. Et avec ce que je sais ou que je devine, je propose des consignes de recherche créative en lien avec leur vécu ou les thèmes qu’ils souhaitent partager. C’est aussi une question de tact : si par exemple quelqu’un s’est retrouvé enfermé dans un cachot pendant deux mois, dans le noir, sans voir la lumière, je ne vais pas dire « bon maintenant, on va faire une scène sur ton expérience dans le cachot », non ! Je vais plutôt dire « imagine un carré au sol, montre-moi ce que tu peux faire sortir de ce carré, je te mets une musique, vas-y, bouge… fais-moi imaginer les murs autour de toi ». Il sait de quoi je parle, on n’a pas besoin d’en reparler. Ça se passe dans l’impro, et petit à petit on construit une scène forte. À chaque spectacle, il va plus loin dans ce qu’il dépose comme émotion, et une expérience traumatique devient quelque chose de valorisant. Mon rôle, c’est de donner des consignes pour qu’il y ait à la fois distanciation et espace sécurisé pour déposer.

Vous met-on des bâtons dans les roues, et lesquels ?

En tant que compagnie de danse, reconnue par le ministère de la Culture en danse contemporaine, nous ne sommes jamais soutenus par le Service de la danse : on ne rentre pas dans leur case. Pour le Service de la danse, il faut faire des jolis spectacles bien propres qui, surtout, ne posent pas de questions sociales. On a reçu une fois 3.000 euros de la part de la Commission culturelle transversale, mais de la part du Service de la danse, jamais. Transe-en-Danse est soutenu en solidarité internationale, en cohésion sociale, en citoyenneté et interculturalité, en égalité des chances, mais pas en culture… alors que nous sommes une compagnie de danse ! Hélas, ça ne rentre pas dans leur conception de ce que peut faire la danse et pourtant c’est essentiel.

Assumez-vous un message politique ?

Oui bien sûr, nous militons pour l’ouverture des frontières, pour la régularisation des personnes sans papiers et nous dénonçons les politiques migratoires meurtrières des gouvernements belge et européen. Derrière les chiffres, les dossiers et les étiquettes de « migrant », « sans-papiers », « réfugié », il y a des personnes magnifiques, de super-héros qui traversent tellement d’épreuves et malgré tout ils arrivent ici vivants, la tête haute et le cœur plein d’amour et d’envie de partager. Après des années de discrimination, d’exploitation et d’invisibilité, ils continuent à être gentils, bienveillants, généreux. Ce sont des personnes qui ont des tas de compétences et de qualifications. Nous avons tout à gagner à les inclure. Ils ont tellement à nous apprendre. Et la vie est tellement plus belle quand tu t’ouvres à la richesse qui vient d’ailleurs.

Malgré tout, vous restez joyeuse. Avez-vous de l’espoir ?

Je ne peux pas faire autre chose que ce que je fais. Ces projets sont tous tellement durs à mener. D’une part, parce que ce que ces gens vivent est terrible et que je suis en empathie avec eux, donc j’en souffre avec eux. D’autre part, parce que les conditions dans lesquelles nous menons ces projets sont très compliquées : pour travailler avec des personnes qui sont dans une telle insécurité de statut, il faut être hyper flexible, s’adapter tout le temps, et accueillir tout ça… c’est dur émotionnellement. C’est très dur, mais c’est bien plus insupportable de ne rien faire. Faire quelque chose de beau à partir des choses les plus moches qui se passent dans le monde, c’est ma façon de les changer.

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