Combattre ou s’appuyer sur la vulnérabilité ?
Comment la politique s’approprie cette notion
De plus en plus d’hommes et de femmes politiques font usage, dans leur communication, de la notion de vulnérabilité ou de termes similaires. Cet article explore les raisons d’utilisation de ces références et ce qu’elles nous apprennent sur la fonction politique à l’aune des années 2020.
Dans le registre spécifique des discours politiques, l’admission d’une vulnérabilité personnelle a longtemps été évitée. On ne parlait pas en public de ce qui était considéré comme une faiblesse. Ce n’est plus le cas aujourd’hui pour de nombreux responsables politiques. On est passé de l’évitement ou de la négation de la vulnérabilité personnelle à des formes d’acceptation ou d’intégration de la vulnérabilité personnelle dans la communication politique. Mais la vulnérabilité reste une notion floue et polysémique.
Nous distinguons trois définitions de la vulnérabilité dans les discours politiques contemporains. D’abord, la vulnérabilité comme une exposition à recevoir des coups. Le discours politique tentera de réduire l’exposition, par la négation, par la minimisation ou par l’aveu sommaire. Son objectif est de restaurer la légitimité écornée du politicien. Ensuite, la vulnérabilité qu’il faut combattre. C’est l’idée que la défaillance, l’insuffisance ou la discrimination, on peut et on doit y remédier. Pour le politicien, cette vulnérabilité fera l’objet de plans d’action ; peut-être sera-t-elle également évoquée dans le récit personnel du politicien, qui l’évoquera pour appuyer son expérience de terrain. Enfin, la notion de vulnérabilité peut également se retrouver dans des discours politiques pour évoquer une condition commune et partagée. Cette référence à la vulnérabilité vise avant tout à rassembler et à soutenir l’idée d’une humanité solidaire et interdépendante.
Pour développer la spécificité de ces trois usages distincts, il nous faut d’abord cerner quelques spécificités du discours politique contemporain.
1. Le discours politique contemporain
1.1. Le poids du politique
Reconnaissons d’emblée que l’image de ce qu’est un homme ou une femme politique contient une charge réelle et symbolique majeure. Pour prendre cet exemple, un.e député.e est une personne qui exerce un pouvoir (législatif), qui a la possibilité d’agir et de décider au nom de tous, qui connait les chemins vers l’information et vers les médias, qui a le devoir de représentation des électeurs et qui détient aussi une certaine capacité de nuire. Quel poids et quelle responsabilité dans l’exercice de sa fonction comme dans la communication avec le monde extérieur.
Faut-il dès lors s’étonner des associations faites dans le langage courant ? Le mot politicien contient dans notre culture une connotation légèrement négative, qui souligne la distance entre l’idéal et une certaine réalité. La « politique politicienne » ne désigne-t-elle pas l’art de s’occuper de ses affaires plutôt que de celles de la cité ? Pour beaucoup de gens, le politicien inspire un soupçon de népotisme, de favoritisme ou de corruption. Plus on est puissant et plus on peut se révéler indigne de la confiance collective du vote démocratique. Plus on gravit les échelons du pouvoir, et plus on peut tomber bas.
À l’inverse, l’homme ou la femme d’Etat est la personne qui non seulement exerce une forme de pouvoir – ou qui l’a exercé – mais qui a également posé des choix politiques nobles et a fait preuve d’une éthique personnelle exemplaire. Il ou elle en reçoit la reconnaissance publique.
Entre les connotations positives et négatives, il y a des hommes et des femmes en chair et en os. Ils vivent au quotidien la tension entre l’image qu’ils reflètent et la responsabilité à exercer. L’exercice de la communication consiste non seulement à transmettre des informations au public, mais aussi et surtout à guider la perception qu’a le monde extérieur de son agir politique. C’est là une question vitale pour le politicien qui reçoit son mandat du peuple.
1.2. La communication politique au 21e siècle
O tempora, o mores : chaque époque a ses mœurs. Il n’y a pas si longtemps, au 20ème siècle, il était évident que chaque personnalité publique avait droit à la discrétion et que sa vie privée ne regardait pas l’opinion publique. Les politiciens n’exposaient pas eux-mêmes leur vie privée sur des murs virtuels. Les transgressions journalistiques des paparazzis suscitaient l’opprobre. Quant aux errements privés des personnes publiques, ils semblaient sans pertinence par rapport à l’exercice des responsabilités publiques. Quand les barrières et filtres traditionnels fonctionnaient, les personnalités publiques se sentaient moins vulnérables.
Les faiblesses, ils en avaient, mais la culture commune les rangeait du côté des tabous de la société. Une culture de l’évitement de la vulnérabilité, où le traditionnel homme politique incarnait la force de l’institution qu’il incarnait avec vigueur et une bonne dose de confiance en soi. Un style tantôt perçu comme présidentiel, à l’image de la communication des locataires de l’Elysée, tantôt jugé paternaliste voire autoritaire, puisque l’image de force à tout prix laisse peu de place au dévoilement authentique d’une vulnérabilité propre de la personnalité politique.
Ce modèle devient anachronique au fur et à mesure que le paternalisme traditionnel se déconstruit, que les normes de la société évoluent et que nous avançons dans l’ère numérique. Il nous manque sans doute encore du recul pour bien cerner tout ce que la révolution digitale a changé en termes de communication politique. L’internet n’a pas chamboulé le seul paysage médiatique des journaux et émissions télé et radio. Il constitue un nouveau conditionnement de notre manière d’être au monde et de nous rapporter aux autres ; cela vaut d’autant plus pour les personnes politiques.
L’information circule sur le web et sur les nouveaux médias de manière décentralisée. L’internet offre à qui veut en saisir l’opportunité de jouer le rôle d’influenceur. Il a la mémoire à la fois courte et longue. Si la quantité d’informations est sans cesse renouvelée, les publications instantanées – telle une photo compromettante – laissent aussi des traces à qui voudra investiguer le passé d’une personnalité. Traces que l’on laisse plus ou moins volontairement sur les réseaux sociaux, sur des pétitions en ligne, mais aussi traces laissées par des tiers ou par des applications comme Google Earth. La personnalité politique n’a plus que peu de barrières à sa disposition pour protéger sa vie privée.
Le ton des communications politiques est passé du registre formel à l’informel et les contenus sont souvent moins élaborés, suivant les formats bien spécifiques de Facebook, Twitter, Instagram ou d’ailleurs sur le net. L’information ne fait plus l’objet d’un même protocole de vérification avant sa publication et il n’est pas rare que des informations erronées circulent dans les messages des politiciens. La communication ne se joue plus tant sur l’argumentaire que sur l’authenticité du message, sur l’immédiateté des réactions et sur la capacité à rejoindre les publics et à les mobiliser.
Le politicien ne peut plus compter sur une campagne de communication top-down, mais il doit parvenir à toucher directement et de manière plurielle les citoyens pour que ceux-ci soient à leur tour amplificateurs des messages politiques et acteurs du changement annoncé. Il doit faire utilisation habile de ce qui vit dans la société. La virtù de Machiavel, penseur historique des stratégies politiques, serait-elle aujourd’hui ce flair et cette habilité à tirer parti des émotions collectives qui se partagent sur les réseaux sociaux et à surfer sur les vagues de l’instantané ?
1.3. La place de la vulnérabilité dans la communication politique
Poser la question de la relation entre le politicien et ses publics nous ramène à la question qui nous préoccupe : quelle place la vulnérabilité prend-elle au sein de la communication politique ? L’homme ou la femme politique peut-il se révéler au grand public tel qu’il est, avec ses zones d’ombre et ses incohérences ? Doit-il être exemplaire en tout ? Sa fragilité est-elle gage d’authenticité ? L’étymologie du mot « authenticité », du grec authentikós, « qui agit de sa propre autorité », fait référence à une « vérité intérieure ». Jusqu’où le politicien peut-il s’efforcer de soigner son image de marque sans mettre en péril son authenticité véritable ?
De l’autre côté de l’équation, sommes-nous prêts, nous citoyens, à confier les leviers du pouvoir à des personnes qui se révèlent authentiquement vulnérables ? Peut-être osons-nous le faire lorsque nous avons le sentiment de faire partie d’une même communauté d’opinion. Mais qu’en est-il des politiques d’autres horizons ? Comment décodons-nous les signaux de vulnérabilité des personnalités politiques ?
La place ou l’espace donné à la vulnérabilité dans le discours du responsable politique marquera la relation de confiance entre le représentant et le peuple. Nous reprendrons ci-dessous les trois approches de la vulnérabilité évoquées en introduction.
2. Usages politiques de la notion de vulnérabilité
2.1. La vulnérabilité à confiner
La négation ou le confinement de la vulnérabilité personnelle reste la stratégie de communication la plus répandue parmi les politiciens autoritaires. Bien des personnes arrivées au plus haut niveau du pouvoir ont du mal à se révéler authentiquement, y compris en ce qu’ils ont de vulnérable. S’il lui arrive néanmoins de se sentir exposé, le politicien sera tenté d’utiliser des stratégies de diversion : un style offensif qui détourne l’attention de soi, le maniement d’un talent rhétorique pour camoufler les zones d’ombre ou l’imposition d’un cadre d’interprétation réducteur. Pensons à Donald Trump, mis à mal par différentes enquêtes sur son agir.
Le système politique est encore largement influencé par cette culture de la domination. On n’y laisse traditionnellement que peu de place à la faiblesse. L’esprit compétitif est prégnant. Il est encore trop rare d’entendre un politicien dire « je ne sais pas », « je suis trop fatigué pour prendre la bonne décision », « je ne me suis pas encore étayé une opinion suffisamment solide sur le sujet » ou « je voudrais d’abord entendre les personnes les plus affectées ». L’important n’est pourtant pas d’avoir d’emblée réponse à toutes les questions, mais d’agir avec discernement, en concertation avec d’autres et suivant une boussole morale.
La tension entre l’image et la personne peut faire apparaitre une schizophrénie professionnelle entre le rôle assumé en public et la personnalité réelle du politicien. Cette distance entachera la crédibilité du politicien et son authenticité. Qui croit encore cette personne ? Or, nous l’avons vu, à l’ère digitale, le politicien est plus exposé qu’avant et sa popularité risque d’en pâtir si le public perçoit une incohérence entre l’image qu’il tente de refléter et la personne qu’il est, entre la vision qu’il défend et l’agir personnel. En 2020, un politicien écologiste qui roulerait en SUV, ça ne passe plus.
2.2. La vulnérabilité à combattre
Une deuxième approche politique voit en la vulnérabilité un facteur de mise à l’écart de la société. Un handicap, un risque socioéconomique, une déficience, un facteur de discrimination… La vulnérabilité sociale, c’est cette diversité de précarités qui mènent à l’exclusion. La liste est extensible : chômeurs, familles monoparentales, malades de longue durée, personnes d’origine migratoire, proches soignants, surendettés…
Cette catégorisation permet essentiellement deux choses. D’analyser statistiquement les performances du groupe par rapport au reste de la société. Et de mettre en place des politiques spécifiquement adaptées à ce public. Certaines politiques vont avoir un impact positif et d’autres pas. Il importe de lutter contre l’exclusion sociale, mais posons-nous la question du comment la vulnérabilité est perçue.
Si cette deuxième vulnérabilité est explicitement à combattre, comment les personnes vulnérables perçoivent elles les dynamiques de combat et les mots utilisés pour désigner leurs différences ? Plusieurs réponses émergent. L’aide sociale est souvent bienvenue parce que nécessaire pour vivre ou pour survivre. Mais la catégorisation qui l’accompagne et la bureaucratie mise en place pour recevoir la reconnaissance d’un statut social sont souvent perçues comme lourdes, humiliantes voire déshumanisantes. Il reste un regard ou un soupçon de regard que l’on peut qualifier de stigmatisant.
Les politiques d’activation et l’insistance des accompagnants sur la responsabilité personnelle font peser souvent une culpabilité individuelle. Ainsi, pour reprendre l’exemple du politique, un bref échange entre le président français Emmanuel Macron et un jeune horticulteur le 15 septembre 2018 a fait l’objet de nombreux commentaires :
« J’ai 25 ans, j’ai beau envoyer des CV et des lettres de motivation, ça ne fait rien. J’en ai envoyé partout, dans les mairies, ils ne prennent pas. »
« Si vous êtes prêt et motivé, dans l’hôtellerie, les cafés et la restauration, dans le bâtiment, il n’y a pas un endroit où je vais où ils ne me disent pas qu’ils cherchent des gens. Pas un ! Hôtels, cafés, restaurants, je traverse la rue, je vous en trouve ! »
Les responsables au plus haut niveau peinent souvent à trouver le ton et les mots justes pour évoquer cette vulnérabilité. Une manière de dépasser le ton stigmatisant est de proposer à des personnes issues de ces catégories de s’engager en politique. Beaucoup de changements légaux qui tendent vers davantage d’égalité sont survenus grâce à cette diversité.
Reste à déterminer si c’est bien la vulnérabilité qu’il nous faut combattre. Ne nous trompons pas d’ennemi ? La vulnérabilité se réduit-elle à ce qu’elle a de problématique ou de discriminant ? Peut-être existe-t-il derrière tout parcours de vie fragilisé des liens sociaux à faire revivre. Pensons à ces initiatives communautaires qui tissent du lien au sein du quart-monde ou dans d’autres milieux discriminés.
La vulnérabilité peut être assumée et même être une force pour lutter autrement. La non-coopération non-violente de Gandhi est, à la base, issue d’une vulnérabilité vis-à-vis du pouvoir occupant de l’Inde, l’Empire britannique. Lorsqu’elle est assumée, acceptée ou, dans certains cas, choisie, la vulnérabilité devient une force qui peut mettre en mouvement une société plus inclusive.
2.3. La vulnérabilité à valoriser
Une dernière approche de la vulnérabilité consiste à lâcher la chimère de l’autonomie individuelle. L’être humain est fragile de nature. Il nait prématuré, son éducation prend près de deux décennies et, en fin de vie, il redevient dépendant. Mais, même en âge de travailler, sa vie n’est pas un long fleuve tranquille : pensons aux burnouts, accidents de vie et autres vulnérabilités. On ne choisit pas sa vulnérabilité, mais on peut tout de même la reconnaitre pour ce qu’elle est : partagée. Elle est là et elle nous impose des limites. Arrêtons donc de prôner une éducation qui fait croire aux jeunes qu’ils seront pleinement indépendants. Réduisons les distances personnelles et symboliques de notre société individualiste. Arrêtons enfin de soutenir un modèle qui met une pression excessive sur les hommes et les femmes qui s’engagent en politique.
Les politiciens n’ont pas plus de 24 heures dans leurs journées et, bien souvent, ils ont aussi une vie de famille. Ils ne sont pas experts de tout, mais ils doivent développer cette fibre intérieure qui les rend sensibles aux enjeux sociaux, environnementaux, éthiques, diplomatiques. Ils doivent rencontrer les gens et se laisser toucher par ce qu’ils voient et sentent sur le terrain. Leur métier consiste à discerner ce qu’il est bon de faire pour la communauté dont ils ont la charge. Il leur importe aussi de dialoguer et de chercher des solutions qui permettent de dépasser les différences.
Un bel exemple contemporain est celui de Jacinda Ardern, Première ministre néo-zélandaise. Lorsque son pays a été marqué par un attentat terroriste anti-musulman à Christchurch le 15 mars 2019, elle a livré un discours qui souligne combien nous pouvons être forts si nous nous reconnaissons communément vulnérables. Lors de la cérémonie en hommage aux victimes, elle a dit : « Nous ne sommes pas immunisés contre le virus de la haine, de la peur, ou autre. Nous ne l’avons jamais été. Mais nous pouvons être la nation qui découvre le remède. »
La Terre est vulnérable, elle aussi. Elle a ses limites et nous héritons ensemble de sa vulnérabilité. Notre alimentation, notre mobilité, notre sécurité, notre vivre-ensemble dépendent du respect que nous lui témoignons.
Si nous acceptons que la vulnérabilité est non seulement partagée, mais même commune, nous pouvons construire une résilience solidaire face à l’adversité. La fragilité constitutive et existentielle de l’être humain ne l’empêche pas de poursuivre le chemin de l’humanité là où les générations antérieures l’ont amené.
A tout moment, au moins trois générations vivent ensemble et au moins l’une d’entre elle vit en situation de dépendance. Sommes-nous capables d’entendre le cri des jeunes pour la justice climatique ? Prenons-nous soin de la génération plus âgée avec respect et écoute ?
La vulnérabilité humaine pourrait-elle être reconnue comme fondamentale pour inspirer le discours et l’agir politiques ? Sommes-nous prêts à changer nos manières de faire dans ce bastion du pouvoir qu’est la politique ? Voulons-nous investir nos politiciens de cette mission ? Sommes-nous prêts à les y soutenir électoralement ?