Le 01 juin 2021

Comment vivre sain dans un monde malade ?

crédit : Aaron Blanco – Unsplash

Le rapport de l’Union européenne de 2019 concernant le secteur de la santé en Belgique concluait que l’espérance de vie est en augmentation, mais que les Belges ne vieillissent pas tous en bonne santé ; que 10% du PIB est consacré aux soins médicaux, mais qu’une faible proportion seulement vise à la prévention ; que l’accès aux soins est correcte, mais qu’il reste contingenté par le niveau socio-économique — et menacé par une pénurie du personnel médical[1]. Tous ces chiffres étaient disponibles un an avant la survenue du coronavirus, et il est curieux de les regarder du haut de cette montagne accidentée où nous a catapultés l’année 2021. De nombreuses questions, dans ce rapport, restent sans réponse : n’existe-t-il pas un fossé entre la bonne santé du monde médical et les indicateurs que nous utilisons pour la mesurer ? Quelles sont les priorités en matière de soins, de qualité de vie, de conception de la vie bonne, de libertés, de vivre ensemble, qui concernent la santé, ou la vitalité au sens large, et que la situation actuelle nous force à interroger ? En admettant que le Covid, en plus d’être une crise proprement « sanitaire » (et contingente), soit aussi une « crise » au sens fort du terme (qui remet en question le fonctionnement social normal), le problème n’est pas uniquement de savoir quelle performance il nous faut accomplir, collectivement ou individuellement, pour en surmonter les dangers. La question consiste également à s’interroger sur le plan des valeurs : quel est ce en quoi nous croyons, humainement et moralement, qui est en train de se fissurer ?

Poser un diagnostic

Freud aimait à comparer la maladie mentale à un cristal qui se brise. Le patient sain, confronté à une angoisse insurmontable, se fracture selon des lignes de force inscrites à même sa personnalité. Ce n’est pas le choc qui crée la fissure, mais la fissure qui est rendue visible par le choc. En transposant cette métaphore à la société tout entière, on pourrait penser qu’une crise, qu’elle soit sanitaire, économique ou environnementale, met en évidence les principes de fonctionnement implicites du système dans lequel nous évoluons. Ces principes ne sont pas pathologiques, en temps normal, mais sous l’influence d’un stress extérieur, ils s’exacerbent dangereusement. Le travail critique qui incombe aux personnes restées saines (mentalement et politiquement) consiste à tirer profit de la crise pour dresser un diagnostic très général de la structure sociale.

  • Que ressent le patient ? La société en crise se scinde en deux fractions identifiables de la population. Il y a d’un côté ceux et celles qui mettent en avant le souci des victimes, la protection des personnes vulnérables et la situation exsangue du personnel médical. Il y a, de l’autre versant, ceux et celles qui mettent en avant le respect des libertés fondamentales, le droit de se réunir, d’exercer sa profession et le devoir de venir en aide aux personnes précarisées économiquement. Au sein de chaque groupe d’opinions se creusent également des différences spécifiques, propres à l’usage du vaccin, à l’intervention policière, ou encore, à la politique européenne. En dépit de ces sensibilités diverses, on constate un manque de débat de fond entre la population, le monde des experts et les décideurs politiques et économiques. Il y a certes des discussions, mais les questions liées à l’orientation des politiques de santé et de gestion de crise passent sous la trappe.
  • Quel organe souffre-t-il le plus ? Le monde culturel, les petits restaurateurs, les entreprises familiales et les indépendants accusent des répercussions plus importantes que les firmes pharmaceutiques ou les grandes plateformes numériques. Certaines multinationales semblent même tirer un avantage à cette situation (nous tairons les noms !). N’est-il pas regrettable que du profit puisse être réalisé, à grande échelle, sur la vie des gens ? On aurait pu espérer que, face à cette situation exceptionnelle, on verrait se tisser une solidarité entre États, sinon au niveau international, tout au moins sur le sol européen. Sans nécessairement refuser la compétition et la présence d’intérêts privés au cœur de la recherche pharmaceutique, quelques mesures d’hygiène morale auraient pu être envisagées, comme par exemple : (1) limiter la marge de profit réalisée sur le vaccin, (2) rendre public le mode de fabrication pour permettre à d’autres acteurs de le produire (en donnant éventuellement un petit pourcentage aux concepteurs), (3) permettre une égale distribution des vaccins entre les États, selon des critères tenant compte de l’urgence sanitaire.
  • Quelle est la cause du trouble ? La suractivité de certains organes sociaux et économiques, par rapport à d’autres, peut-il servir à identifier le centre névralgique de cette « maladie » que nous traversons ? En Inde, ce sont les lieux de culte qui ont été investis massivement. En Belgique, c’est le train à destination de la côte et l’entrée de certains commerces. Je ne dis pas qu’il faut prendre exemple sur nos voisins hindous, loin de là, mais le surfonctionnement de certaines structures donne un aperçu, presque involontaire, du système de valeurs qui sous-tend le fonctionnement social normal.

Sur base de ces observations, nous pourrions définir la crise comme un phénomène au sein duquel (1) les valeurs liées au fonctionnement normal de l’organisme social se mettent à surfonctionner (2) en suivant les intérêts implicites (ou lignes de force) d’une minorité d’acteurs influents et (3) en provoquant ainsi une scission idéologique au sein de la population.

Passer aux soins intensifs

Ce que la crise met en lumière, c’est qu’il existe aujourd’hui un conflit fondamental entre ce que j’appellerais les valeurs « fondationnelles » et les valeurs « existentielles ». Les valeurs fondationnelles s’inscrivent dans le libéralisme politique. Elles visent à doter tout un chacun des moyens indispensables à l’exercice d’une « vie bonne », c’est-à-dire, à la persistance d’une vie menée d’après sa conception personnelle du bonheur. Cette liberté individuelle est totale, ou presque : elle ne rencontre, pour seules limites, que les droits d’autrui. C’est grâce à ces valeurs fondationnelles que nous avons, aujourd’hui, le choix de notre mode de vie, de notre profession, de notre conjoint·e, de nos déplacements, et de tout autant d’aspects inscrits dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Néanmoins, cette neutralité supposée du libéralisme politique vis-à-vis de la « vie bonne » ne saurait être parfaitement objective. Certains modes de vie, certaines croyances, sont irréconciliables, comme nous l’enseigne, parfois durement, la difficile question du multiculturalisme. D’une certaine façon, le libéralisme politique encourt le risque de faire passer ses propres conceptions culturelles du bonheur au travers de principes à vocation universelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la formulation des droits de l’homme (et de la femme) est parfois contestée. Pour le dire autrement, les valeurs fondationnelles dissimulent aussi des valeurs « existentielles ». Ces dernières concernent, non pas la question de la liberté et du choix, mais la question du sens de la vie. Bien que nous habitions tous une même planète, nous nous approprions différemment la question de savoir pourquoi nous sommes là, et d’après quoi (ou d’après qui) nous souhaitons nous comporter. Pour le dire en un mot, une valeur existentielle est ce sans quoi la vie ne serait pas digne d’être vécue ou, plus radicalement, ce pour quoi nous sommes prêts à mourir.

Rééducation et résilience

Les valeurs de la « sécurité » et du « pouvoir » sont des valeurs fondationnelles par excellence. La première en effet offre la garantie, à tout un chacun, de rester en vie le plus longtemps et le plus sûrement possible. Ce faisant, elle donne à l’individu la potentialité de s’épanouir existentiellement. La seconde, pour sa part, donne les ressources nécessaires pour assurer l’ordre et le maintien de l’État de droit. Ces deux valeurs, cependant, ne sauraient se suffire à elles-mêmes. Depuis le milieu du vingtième siècle, suite au choc traumatique de la seconde guerre mondiale, nous avons fait du droit à la vie un bien en soi. Nous avons cherché à augmenter l’espérance de vie, à réduire la mortalité infantile, à augmenter l’accès à la santé, à toutes sortes de choses louables en soi, mais au point qu’aujourd’hui se dessine un conflit entre la survie physiologique et la qualité de la vie proprement dite, entre la vie et la vitalité. Celui qui a déjà mis le pied dans une maison pour personnes âgées ne saurait réprimer un frisson d’effroi à la vue de cette vie végétative, abandonnée du monde, qu’on entretient à la façon d’un jardin secret, presque honteux, où les visites se font rares. N’y a-t-il pas une hypocrisie dans l’énergie que nous plaçons à les maintenir en vie, tout en nous refusant à les accompagner humainement ? Voulons-nous d’une société aseptisée, où les individus ne se rencontreraient plus autrement que derrière un écran ? Un monde sous contrôle, sans dangers et sans aspérités ? Sans céder à la tentation d’une critique facile, ni à un repli générationnel, qui verrait s’opposer différentes tranches de la population, il faut avoir le courage de poser les questions existentielles, et profiter de la crise actuelle pour amorcer un dialogue sur le sens que nous souhaitons donner à notre société. De cette manière, la sécurité ne sera plus conçue comme une barrière à nos libertés et à la justice sociale, mais comme le moyen de préserver ce qui a le plus de valeur. Ce dialogue cependant, met en jeu au moins deux ingrédients majeurs :

  • Oser le multiculturalisme : Tout d’abord, la crise nous demande d’oser confronter les points de vue, parfois antinomiques, concernant le sens que nous voulons donner à la vie et, en particulier, la vie en société. Quelles sont les valeurs pour lesquelles nous sommes prêts à mourir et celles pour lesquelles nous sommes prêts à sacrifier notre confort ? L’art, la religion, la science et les différentes traditions culturelles doivent être convoqués, au risque d’entrer en désaccord.
  • Repenser l’espace public : Ensuite, il faut réinvestir l’espace public. Depuis plusieurs années, ce que Sartre nommait les « foules en fusion » a cédé le pas devant l’atomicité de la vie privée. Le lien social se délite, l’action collective perd son souffle, les divergences d’opinions se creusent, etc. Par ailleurs, la frontière entre l’espace public et l’espace privé est rendue du plus en plus floue par les réseaux sociaux et les moyens de communication, qui donnent l’illusion que le lointain est un autre « chez soi », tout en exposant le véritable « chez soi » à la vue de tous.

Pour conclure, peut-être pourrait-on dire que la maladie, aujourd’hui, aussi bien celle qui touche l’individu isolé que la société dans son ensemble, ne se présente pas tant comme un dysfonctionnement que comme une sorte de surfonctionnement. Les institutions politiques et médicales, lorsqu’elles sont prises au dépourvu, se raccrochent à une idée de performance réconfortante, qui prend le visage d’une quantification effrénée : optimiser les budgets, le score électoral, l’image publique ou, plus proche de nous, le nombre de personnes vaccinées. Il n’existe peut-être plus un seul secteur de la société qui se trouve épargné par la course aux chiffres. Or toute asymptote, aussi grande soit-elle, finit par rencontrer ses limites. Il vient un moment où le mythe de la performance révèle, tout d’un seul coup, le vide béant sur lequel elle prenait son assise. C’est alors ce qu’on appelle une crise sanitaire, un krach boursier, un choc environnemental, une chute du PIB ou, peut-être aussi, une « crise » existentielle ?[1] 

Notes :