Le 01 février 2011

Commerce international des produits agricoles. L’Union européenne entre la main invisible et la société civile

Les négociations au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce sont aujourd’hui dans une impasse en raison de la difficulté de trouver un accord concernant la libéralisation des produits agricoles. La question agricole est cependant centrale dans un monde où des centaines de millions de personnes souffrent de la faim. Or, la mise en compétition des pays par l’ouverture des marchés que prône le libre-échangisme ne permet pas d’accéder à une alimentation suffisante, saine et durable pour tous les consommateurs, ni même à un revenu décent pour les producteurs. Le libre-échange comme modèle de développement est un échec. En réaction, apparait un concept alternatif proposé par les associations de la société civile : le droit à la souveraineté alimentaire. Ce droit amène à redéfinir entièrement la notion de développement et les moyens pour y parvenir. Adopté comme base de négociation par les Etats et les instances internationales, il permettrait un développement plus juste et plus durable. A l’heure où l’Europe revoit sa politique agricole commune, le choix de la mise en œuvre de ce droit pourra lui donner une légitimité, qui fait actuellement défaut, dans et hors de ses frontières.
 

Dans ce contexte, l’Union européenne est dans une position inconfortable, partagée entre, d’une part, la volonté de poursuivre et d’approfondir le commerce international et, d’autre part, les pressions des organisations de la société civile qui lui réclament une politique volontariste de régulation du commerce des produits agricoles et la protection de ses ressortissants agriculteurs. L’orientation que l’Union européenne donnera à sa nouvelle Politique Agricole Commune, qui devrait prendre effet en 2013, sera cruciale pour l’évolution du commerce mondial des produits agricoles mais aussi pour la légitimité de cet Etat « transnational »[1]  dans et hors de ses frontières.

Quelques repères historiques
 

Alors que le commerce mondial se développait depuis plusieurs siècles, la crise de 1929 a amené plusieurs Etats industrialisés à mettre en place des mesures protectionnistes. Cette fermeture au commerce international eut pour conséquence d’aggraver la crise, aggravation qui confirmait le bien fondé du libre-échange. En réaction à la crise, les alliés mirent en place, à la fin de la deuxième guerre mondiale, les institutions internationales dites de Bretton Woods, dont le GATT[2] qui en 1994 deviendra l’OMC. Celle-ci a pour mission la libéralisation du commerce international en supprimant les barrières aux échanges ainsi que tout ce qui entrave le jeu normal de la concurrence.

Le GATT puis l’OMC s’inspirent des théories libérales qui prennent leurs racines aux 19ième siècle et notamment dans le modèle de Ricardo. Ce modèle démontre que, si deux pays ont des avantages comparatifs, l’échange entre eux est mutuellement bénéfique, car il permet l’accès à une plus grande quantité de produits que si ces pays produisaient et consommaient en autarcie[3]. De plus, selon les partisans du libre-échange, le protectionnisme a pour conséquence un accroissement du coût des importations. Cet accroissement nuit aux consommateurs qui voient leur niveau de vie diminuer étant donné le prix supérieur des biens importés. Il nuit aussi aux industries qui voient le coût de leurs inputs importés augmenter, ce qui les rend moins compétitives sur la scène mondiale. Le libre-échange serait également bénéfique pour les pays du Sud car en exportant vers le Nord ils acquièrent des devises qui leur permettent d’importer de ces pays des biens nécessaires à leur développement. Ces devises leur permettent également d’assurer le service de leur dette.

L’ouverture au commerce mènerait à la croissance, à la création d’emploi et par voie de conséquence à la réduction de la pauvreté. Ces différents arguments en faveur du libre-échange en ont fait le modèle de développement par excellence, qui sert de référence, de base pour les négociations au sein des institutions de Bretton Woods[4]. De nombreux pays s’y sont conformés de gré ou de force[5] – diminuant les barrières aux échanges, ce qui a eu pour conséquence d’accroitre le commerce mondial de façon spectaculaire.

Dans ce contexte le commerce des produits agricoles connait une position particulière en raison de la sensibilité de ce secteur : de nombreuses mesures entravant le jeu normal de la concurrence sont encore d’application. Le débat sur le maintien ou non et sous quelles formes de ces mesures paralyse à l’heure actuelle les négociations au sein de l’OMC.

Selon le modèle néolibéral, chaque pays a un avantage comparatif dans la production de certains biens en fonction des facteurs de production qu’il possède, il doit se spécialiser dans la production de ces biens et abandonner la production des autres. Or la Communauté européenne (ainsi que d’autres pays industrialisés), alors qu’elle ne dispose pas de l’avantage comparatif dans le domaine agricole, a, dès sa création, mis au point une Politique Agricole Commune (PAC) qui avait pour objectif de stimuler la production alors très faible. Le but de cette politique étant d’assurer à l’Europe une autosuffisance alimentaire afin de ne pas dépendre des importations étasuniennes.

La PAC garantissait aux agriculteurs communautaires un prix de vente pour leur production supérieur au prix mondial afin de leur assurer un revenu décent et de stimuler la production. Parallèlement au prix garanti, des droits de douane fluctuant en fonction des prix mondiaux avaient été mis en place afin que le prix des produits étrangers, une fois sur le marché communautaire, soit égal au prix des produits communautaires. Cette mesure avait pour objectif d’éviter que les distributeurs ne s’approvisionnent sur les marchés mondiaux au détriment du marché communautaire. L’objectif de stimuler la production a largement été atteint puisque dans les années 70 ont été constitués, en Europe, d’importants stocks qu’il a fallu détruire. Des subventions aux exportations à hauteur de la différence entre prix garanti et prix mondial ont alors été mises en place afin que les agriculteurs puissent écouler leur production sur le marché mondial. La PAC en était là quand débutèrent les négociations sur l’agriculture au sein de l’OMC.

Les négociations au sein du GATT, puis de l’OMC, sur le commerce des produits agricoles
 

Entre 1987 et 1994 eurent lieu des négociations au sein du GATT – l’Uruguay Round. Celles-ci avaient pour but de donner au commerce des produits agricoles un statut normal en éliminant les barrières aux échanges et les mesures de soutien. Lors de ces négociations, un groupe de pays qui rassemblait des pays en développement et des pays développés, appelé groupe des Cairns[6], s’est constitué. Ce groupe revendiqua la mise d’un terme aux politiques protectionnistes en matière d’agriculture des pays industrialisés, afin de pouvoir augmenter leurs exportations à destination de ces pays. A l’issue de ces négociations, toutes les barrières aux échanges ont été transformées en droits de douanes consolidés et qui devront à l’avenir être diminués. Quant aux subventions à l’exportation de l’Union européenne, la décision a été prise de diminuer le prix garanti afin de diminuer ces subventions, cette diminution a cependant été compensée par une aide directe aux agriculteurs moyennant un contrôle strict du volume de leur production. La direction prise lors de ces négociations est donc une libéralisation croissante des échanges des produits agricoles ainsi qu’une division accrue du travail au niveau international : les pays qui disposent de l’avantage comparatif en matière agricole doivent pouvoir gagner des parts du marché mondial. Dans ce contexte, l’Union européenne a pris des mesures afin de diminuer sa production.

Un nouveau cycle de négociation – cycle de Doha – initié en 2001, et toujours d’actualité, doit poursuivre cette libéralisation. Il a abouti, entre autres, à ce qu’en 2013 les subventions à l’exportation soient entièrement supprimées. Cependant, à l’heure actuelle, les négociations sont au point mort. Les différentes conférences ministérielles de l’OMC se sont soldées par des échecs vu l’impossibilité de trouver un accord concernant l’agriculture. On voit ainsi émerger différents groupes de pays ayant des intérêts contradictoires.

En effet, lors de la conférence de Cancún en 2003 est née l’initiative G20 qui rassemble 20 pays en développement rassemblés autour des grands pays exportateurs (Argentine, Brésil, Inde, Chine). Ceux-ci exigent que l’Union européenne ainsi que les Etats-Unis suppriment leurs mesures de soutien internes qui faussent le jeu du commerce en maintenant en vie des exploitations agricoles qui sans aide des pouvoirs publics disparaitraient. Ces pays s’appuient donc sur la théorie de l’avantage comparatif : seuls les secteurs compétitifs pour lesquels les pays ont un avantage comparatif sont préservés, les autres doivent être abandonnés aux pays mieux dotés en facteurs de productions nécessaires.

En ce qui concerne les autres pays du Sud, leur position est mitigée. D’une part, la présence de producteurs du Nord sur le marché mondial lèse leurs producteurs dont les parts de marché mondial et national diminuent. De plus, les subventions à l’exportation font baisser artificiellement les prix sur le marché mondial et donc national, les agriculteurs du Sud ne peuvent alors concurrencer ces prix et doivent abandonner leurs activités. Mais, d’autre part, cette baisse artificielle des prix permet d’acquérir à bas prix des denrées alimentaires, ce qui est profitable pour leur population en particulier si ces pays sont importateurs nets de produits agricoles. Ces pays importateurs souhaitent que la libéralisation du commerce soit accompagnée d’un renforcement des programmes d’aides alimentaires.

Quant aux Etats qui pratiquent des mesures de soutien à l’agriculture, tels que les Etats-Unis et l’Union européenne, ils rechignent à les supprimer craignant de voir disparaitre la plupart de leurs exploitations agricoles. Cependant, ces pays souhaiteraient que les pays du Sud ouvrent leurs marchés de façon plus large au commerce de biens et de services. Or, les différentes ouvertures se font en fonction du principe de réciprocité : lorsqu’un membre de l’OMC fait une concession à un autre membre, celui-ci doit faire une concession d’égale importance en retour. Les seules concessions que les pays industrialisés peuvent encore faire sont précisément en matière d’agriculture. De plus, l’Union européenne voudrait voir intégrer aux négociations les matières de Singapour[7], ce que les grands pays exportateurs refusent tant que ne sera pas trouvé un accord sur l’agriculture. Enfin il peut être reproché aux pays industrialisés de tenir un double langage : d’une part, ils produisent des biens agricoles non-compétitifs et protègent leur marché et, d’autre part, ils prônent le libre-échange et exhortent les pays du Sud à ouvrir leurs marchés aux biens et services qu’ils produisent.

Nous sommes dans une situation où la logique néolibérale, véhiculée par l’OMC, impose aux pays une ouverture de leurs marchés pour un échange libéré de toute entrave dans une optique d’optimisation de l’économie. Cela est censé assurer une meilleure répartition des richesses entre les pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Le libre-échange se constitue en ordre transnational auquel les politiques nationales doivent se soumettre. Pour ce faire, elles doivent déréguler leur marché et supprimer les mesures de soutien de leurs producteurs entravant le jeu de la concurrence[8]. La volonté de faire régner le libre-échange comme ordre transnational met en danger les politiques souveraines des Etats[9].

Les négociations au sein de l’OMC se réalisent donc dans un paradigme néolibéral où des groupes d’Etats, qui connaissent des situations radicalement différentes au niveau de leur développement économique, social et législatif ainsi qu’au niveau de leurs avantages comparatifs, entrent en concurrence entre eux. Ces négociations sont aujourd’hui dans une impasse étant donné la divergence des intérêts qui s’y affrontent.

L’Union européenne face à la société civile
 

L’Union européenne, dans l’orientation qu’elle donnera à la nouvelle politique agricole commune joue sa légitimité vis-à-vis des populations européennes et du reste du monde. La théorie néolibérale des avantages comparatifs implique qu’au pire l’Union européenne abandonne sa production agricole ou au mieux que la production soit concentrée en quelques grosses exploitations capables d’être compétitives sur le marché mondial. Cependant l’enchainement vertueux du système néolibéral : libéralisation, croissance, réduction de la pauvreté, n’est pas rencontré dans les faits. La dérégulation des marchés agricoles ne se fait pas sans heurt, elle provoque des situations de crises : la plupart des agriculteurs se retrouvent en situation de précarité et doivent abandonner leurs activités. En effet, en Wallonie, entre 2008 et 2009, 534 fermes ont disparu[10], en Europe, une ferme disparaitrait en moyenne toutes les trente secondes[11]. Derrière ces chiffres se cachent des réalités sociales et existentielles difficiles pour les agriculteurs qui doivent se reconvertir.

Il existe des économistes pour décrédibiliser les mouvements d’agriculteurs qui naissent en réaction à ces crises. Ils encouragent les Etats à poursuivre la dérégulation des marchés. Leur argument est que ces mouvements d’agriculteurs ne représentent qu’une minorité de la population. Cette minorité est cependant capable d’actions spectaculaires (blocage de la voie publique par leurs tracteurs, hectolitres de lait sacrifiés,…) qui forcent les pouvoirs publics à les soutenir. Ce soutien se fait au détriment de la majorité des citoyens qui, par leurs impôts, payent ces politiques de soutien extrêmement coûteuses et selon ces économistes, inefficientes.

Mais, d’autre part, de nombreuses organisations de la société civile, dont la tête de file est l’organisation Via Campesina[12], s’élèvent contre la perspective d’une Europe entièrement soumise au jeu de la concurrence internationale. Elles remettent en cause l’idée que le marché permet mécaniquement le développement des pays et l’accès au bien-être pour leurs populations pour peu que toutes les entraves au commerce soient levées. Ces organisations reprochent à l’Europe de s’être engagée dans la voie de la libéralisation et d’avoir démantelé les instruments de régulation des marchés agricoles. En effet, la libéralisation du commerce agricole à des effets pathologiques autant pour les producteurs européens que pour les producteurs du Sud et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, avec l’ouverture au commerce international, les prix des produits agricoles à l’intérieur d’un pays dépendent des prix mondiaux, les productions nationales doivent alors s’aligner sur ces prix, ce qui ne correspond pas aux coûts de production nationaux. Il est alors par exemple difficile aux producteurs européens de concurrencer les producteurs du Sud, en raison du coût des normes sanitaires et environnementales européennes auxquelles ils doivent se soumettre mais auxquelles les producteurs du Sud ne sont pas soumis. Ce sont aussi les capacités de production qui sont inégalement réparties : alors que cinq cents millions d’agriculteurs produisent une tonne équivalent-céréales par travailleur par an, quelques-uns, disposant de moyens techniques plus performants, peuvent produire jusqu’à deux mille tonnes équivalent-céréales par travailleur par an. Ce sont donc des producteurs qui connaissent des situations de production radicalement différentes qui se retrouvent en concurrence sur un pied d’égalité dans le commerce mondial. Remarquons que c’est en protégeant ses marchés que l’Europe, après la seconde guerre mondiale, a pu développer son agriculture et acquérir une autosuffisance. Aujourd’hui on voudrait que des pays qui connaissent la même situation ouvrent leurs marchés, ce qui compromettrait leur développement agricole.

De plus, le principe des avantages comparatifs est biaisé dans la mesure où le prix des matières premières diminue alors qu’en comparaison le prix des biens manufacturés augmente. Il en résulte que les pays qui ont un avantage comparatif dans l’agriculture et qui ont donc été encouragés à concentrer leurs activités économiques dans l’agriculture pour l’exportation, ont été victimes de cette détérioration des termes de l’échange, faisant échouer les politiques de développement structurel.

Enfin, la logique de libéralisation empêche une coopération internationale qui permettrait de maitriser l’offre en constituant par exemple des stocks régulateurs, et par là de stabiliser les prix. La position de Via Campesina est très claire : « Il n’y aura aucun développement possible tant que les pays seront mis en compétition les uns avec les autres pour s’accaparer des parts du marché alimentaire et agricole »[13].

En outre, seuls les agriculteurs les plus compétitifs peuvent survivre sur des marchés livrés à la concurrence. Ces agriculteurs sont ceux qui possèdent de grosses exploitations et/ou pratiquent la monoculture et donc peuvent réaliser des économies d’échelles. Les petites exploitations paysannes sont vouées à disparaitre laissant ces agriculteurs sans emploi. On assiste alors à une industrialisation de la production agricole, ce qui a des conséquences sur l’emploi, sur les ressources naturelles et sur l’environnement. En effet, les logiques de productivité et de rentabilité qui prévalent généralement dans ces grosses exploitations agricoles ont des externalités négatives sur l’environnement : perte de la biodiversité, pollution du sol, des eaux et de l’air… sans compter la multiplication des transports nécessaires à l’acheminement des produits agricoles d’un pays à l’autre qu’implique la division internationale du travail. L’environnement est l’un des grands perdants du modèle libéral. De cette façon, il peut être reproché à l’Union européenne d’avantager par ses subsides les grosses exploitations, considérées comme plus aptes à entrer dans l’économie mondiale, au détriment des exploitations familiales, et par là de contrecarrer les efforts faits en matière d’environnement.

De plus, dans les exploitations industrielles, le principe de rentabilité prime sur ceux de qualité et de variété. La perte de la variété comme conséquence des monocultures a pour corollaire une standardisation des goûts et modes de consommation et donc une certaine homogénéisation culturelle. Cette homogénéisation est d’autant plus préoccupante que ce sont de grandes entreprises multinationales qui contrôlent presque toute la chaine du secteur agroalimentaire, de la production à la consommation en passant par le transport et le marketing. Ces entreprises ont alors un pouvoir très, trop important sur les cultures[14] de production et de consommation.

Enfin, la libéralisation des marchés diminue la capacité des Etats à protéger leurs marchés de produits qu’ils jugeraient néfastes pour la santé des consommateurs ou pour l’environnement. L’obligation de l’Union européenne d’accepter de commercialiser des produits OGM en est un bon exemple.

L’Union européenne se trouve aujourd’hui au pied du mur. En prônant le modèle libre-échangiste, dont l’un des principes fondateurs est une intervention minimum des pouvoirs publics, elle a mis en danger sa souveraineté. Elle a accepté de diminuer sa marge de manœuvre en matière de politique agricole, laissant les commandes à la main invisible des marchés. Ainsi elle doit peu à peu abandonner sa politique de soutien aux agriculteurs comme politique volontariste de garantie de souveraineté alimentaire mais aussi la possibilité de protéger ses marchés des produits qui ne respecteraient pas ses exigences en matière de qualité ou qui ne seraient pas en adéquation avec ses normes environnementales et sociales.

La souveraineté alimentaire comme cadre politique
 

Apparait alors, en réaction aux pathologies du modèle de développement libre-échangiste, une proposition de conception différente du développement qui, en matière agricole, s’appuierait sur le droit à la souveraineté alimentaire. Ce concept a été proposé par Via Campesina lors du Sommet sur l’alimentation en 1996. Il a ensuite été repris par de nombreuses organisations altermondialistes, notamment les organisations qui cherchent à influencer la Politique Agricole Commune européenne. Ce droit à la souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine dans le respect des cultures produites à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que le droit de définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles sans que ceux-ci portent préjudice aux droits des autres peuples.

La souveraineté alimentaire englobe, au-delà du simple accès à la nourriture, les dimensions sociales, politiques, économiques, culturelles et environnementales qui garantissent aux populations une sécurité alimentaire à long terme. Elle inclut le droit des Etats à se protéger des importations agricoles et alimentaires à trop bas prix et implique de viser à ce que les prix agricoles soient liés au coût de production[15].

Cette souveraineté alimentaire ne peut s’exercer qu’en privilégiant la production à destination des marchés locaux, nationaux et régionaux. En d’autres termes, il s’agit de relocaliser l’alimentation, de favoriser un développement territorialisé qui permettrait des stratégies agricoles adaptées aux réalités territoriales. Il faut favoriser une agriculture qui vise à satisfaire les besoins locaux et non une agriculture tournée exclusivement vers l’exportation. Les cultures vivrières sont privilégiées. Elles sont considérées comme une condition à la sécurité alimentaire. Cette sécurité est un enjeu crucial dans les pays où une partie importante de la population souffre de la faim. Les agriculteurs familiaux et paysans sont alors considérés comme les mieux à même de proposer une production diversifiée, produite dans le respect de l’environnement et par là d’assurer aux consommateurs urbains une alimentation saine et durable. Cependant l’autosuffisance n’étant souvent pas entièrement réalisable au sein d’un territoire, les différents territoires doivent établir entre eux des accords où prix et quantités échangés sont déterminés en fonction de la situation de production des différents partenaires.

Pour assurer un revenu décent aux agriculteurs, il est nécessaire que les pouvoirs publics régulent les marchés. Ils doivent protéger leur marché des importations à bas prix, qui mettent en danger les productions nationales, en instaurant des droits de douane en fonction des coûts de production nationaux ainsi que des quotas d’importations. Il s’agit également pour les pouvoirs publics de gérer l’offre en maitrisant les niveaux de productions et en constituant des stocks. Par ces mesures, les pouvoirs publics assureront un prix stable et rémunérateur aux agriculteurs.

C’est donc avant tout par la vente de leurs produits que les agriculteurs doivent assurer leurs revenus. Cependant, dans le cas des agriculteurs européens, étant donné les exigences sanitaires et environnementales auxquelles ils sont soumis, l’octroi d’une aide apparait justifiée et nécessaire. Cette aide doit être adaptée aux différents types de productions contrairement à ce qui se fait actuellement[16]. Ces subsides doivent également privilégier les productions bénéfiques pour l’emploi et l’environnement. En d’autres termes, l’Union Européenne devrait mettre en place un système de protection qui favorise la production d’une alimentation de qualité accessible à une partie la plus large possible de la population territorialisée. Il ne s’agit donc pas forcément de réduire les fonds de soutien à l’agriculture mais de les réorienter de manière à ce que la finalité devienne la rencontre des droits sociaux et le respect de l’environnement plutôt que le libre échange. D’autre part, l’UE pourrait adapter sa fiscalité afin d’encourager l’agriculture qui va dans ce sens. Elle pourrait également mettre en place des normes de qualité strictes auxquelles les produits importés devront répondre, les produits issus de l’importation seraient alors vendus à des prix qui couvrent les coûts sociaux et environnementaux. Notons qu’il y a un consensus de rejet des mesures de soutien aux exportations :considérées comme du dumping, elles portent préjudice aux économies du Sud en inondant leur marché de produits agricoles à bas prix.

Il ne s’agit donc pas de rejeter entièrement le commerce international ni de prôner un localisme exacerbé mais d’articuler possibilité d’autosuffisance, importation et/ou exportation, régulation de la production et protection des marchés. La coexistence de ces différentes mesures au sein d’un même programme agricole n’est pas contradictoire. Leur articulation dépend entre autres de l’existence de surplus internationaux, du potentiel productif national, du niveau d’endettement du pays et des stratégies possibles d’exportation[17].

L’équilibre entre ces mesures doit être le résultat d’une stratégie politique qui cherche à mettre en œuvre ce qui est le mieux pour la population et non un équilibre établi par une hypothétique main invisible, derrière laquelle se cachent trop souvent les intérêts des multinationales. Un pouvoir fort est donc absolument nécessaire pour encadrer les marchés et y assurer les droits fondamentaux et le bien-être collectif.

Si le discours sur la souveraineté alimentaire prône le protectionnisme et la restriction des échanges mondiaux de produits agricoles, il ne s’agit pas pour autant d’un discours d’antimondialisation. Au contraire, il s’agit de prendre en compte les positions différentes des agriculteurs à travers le monde ainsi que leur interdépendance et de proposer une solution qui soit mondialement juste et ce pour chaque situation particulière. Ce vers quoi il faut tendre n’est pas une non-mondialisation, mais une mondialisation régulée, qui se fait au profit de tous et non une mondialisation sauvage faite au profit d’une minorité possédante.

Les notions de développement et de bien-être ainsi que les moyens pour y parvenir sont entièrement redéfinis dans le cadre du droit à la souveraineté alimentaire. Le bien-être n’est plus un accès toujours croissant à des biens de consommation, ici alimentaires, à des prix toujours plus bas, réalisé par une ouverture des frontières, mais il se réalise à travers la mise en place et le respect de ce droit avec pour finalité une sécurité alimentaire réalisée dans le respect du producteur, des cultures et de l’environnement.

L’Union européenne : vers un Etat libéral ou vers un Etat souverain ?
 

Il existe aujourd’hui de nombreuses initiatives émanant de la société civile qui s’inscrivent dans une perspective plus juste et plus écologique de production et d’échange des produits agricoles : coopérative, commerce équitable Nord-Sud et Nord-Nord, projet de revalorisation de l’agriculture paysanne et vivrière… Ces divers projets ont une portée exemplative, ils montrent que ce type de production et d’échange est réaliste et réalisable. Ils permettent également d’éveiller les consciences d’une tranche de la population toujours plus large. Cependant, ces initiatives, aussi essentielles qu’elles soient, ne sauraient suffire si elles ne trouvent aucun écho dans la sphère politique, il est nécessaire de les relayer par des mouvements sociaux plus larges qui ont pour but d’amener des changements dans les centres de pouvoirs et de négociations.

Le paradigme dans lequel s’établissent aujourd’hui les débats de l’OMC, reposant sur l’approfondissement du libre échange, est bien différent de celui du droit à la souveraineté alimentaire. Alors que la logique économique néo-libérale qui régit aujourd’hui le commerce des produits agricoles prône avant tout l’ouverture et la compétition dérégulées, le droit à la souveraineté alimentaire implique un certain protectionnisme et surtout une coopération entre les Etats. Dans cette optique, l’accent est mis avant tout sur le droit des travailleurs à un revenu décent et sur le respect de l’environnement. Cela semble irréalisable dans une situation de pure compétition. En effet, pour Via Campesina, le droit à la souveraineté alimentaire n’est pas réalisable au sein de l’OMC à moins de réviser de fond en comble les accords de Marrakech[18] ainsi que les institutions financières internationales. Il s’agirait alors de les rendre plus démocratiques et surtout, d’introduire la mise en place et le respect du droit à la souveraineté alimentaire comme base de négociation de tout accord.

Le modèle libre-échangiste a perdu sa légitimité aux yeux de la société civile alors qu’il prévaut toujours dans les instances internationales, dont l’OMC. Le droit à la souveraineté alimentaire devient pour de nombreuses associations de la société civile un paradigme alternatif pour la gestion du commerce agricole. Ce droit propose un cadre de réflexion à l’évolution des relations commerciales agricoles dont les enjeux et les normes sont entièrement redéfinis. En effet, en refondant la notion même de développement comme la possibilité pour les agriculteurs de vivre décemment de leur production dans le respect de l’environnement, la notion de souveraineté alimentaire amène à redéfinir les moyens d’accès au développement et au bien-être.

L’Union Européenne se trouve aujourd’hui tiraillée entre ces deux paradigmes. D’une part, ses engagements à l’OMC et sa volonté de faire avancer les matières de Singapour la poussent à la suppression des mesures d’aides directes aux agriculteurs et à la dérégulation accrue des marchés pour les rendre plus accessibles aux pays exportateurs. Le but est que ceux-ci acceptent d’ouvrir leurs marchés dans d’autres secteurs économiques. En acceptant de laisser agir la main invisible des marchés, l’Europe abandonnerait sa souveraineté. Et, d’autre part, les pressions exercées par la société civile européenne l’incitent, au nom du droit à la souveraineté alimentaire, à ne pas livrer le secteur agricole aux marchés, mais au contraire à mener une politique volontariste qui permette la mise en place et le respect du droit à la souveraineté alimentaire. L’orientation que l’Union Européenne donnera à sa nouvelle politique agricole commune qui prendra effet en 2013 sera un signal déterminant sur la position qu’elle adoptera dans ce conflit idéologique.

L’Europe ne pourra en effet continuer à maintenir son agriculture sous baxter comme elle le fait actuellement. En effet, les sommes faramineuses, représentant 40% du budget européen, à savoir plus de 50 milliards d’euros, font grincer des dents des citoyens qui y voient une mauvaise allocation des ressources publiques. En réponse à ces critiques, on pourrait, d’une part, réduire la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des pouvoirs publics en leur permettant de vendre leur production à un prix suffisamment élevé. Pour ce faire, l’Europe doit protéger de l’importation les marchés de biens « sensibles » dont elle est elle-même productrice. Et d’autre part, il s’agirait que les subsides – réduits ou non – soient établis en fonction d’une réelle plus-value environnementale et sociale des produits afin que ces subsides retrouvent leur légitimité aux yeux de la population européenne ainsi qu’aux yeux du reste du monde. Cette légitimité l’Europe ne la trouvera qu’en s’appuyant sur des droits reconnus par tous.

La position de force que l’Union européenne occupe sur la scène internationale grâce à une politique unifiée des différents Etats membres lui donne la possibilité d’introduire un nouveau paradigme dans lequel pourraient se dérouler les négociations au sein de l’OMC. Ce nouveau paradigme permettrait d’envisager sous un autre angle l’évolution des relations internationales dans ce secteur sensible qu’est l’agriculture. La crise au sein de l’OMC, due à la mise en compétition des pays, pourrait être débloquée et se transformer en une opportunité de changement vers une plus grande justice sociale et un plus grand respect de l’environnement. Une chose est néanmoins sûre : étant donné les interdépendances et les intérêts multiples et divergents que suscite la problématique de l’évolution du commerce des produits agricoles, le choix de l’Union européenne ne se fera pas sans heurt ni résistance.

Bibliographie

– BECK Ulrich, Pouvoir et contre pouvoir à l’ère de la mondialisation, Flammarion, Paris2003.

– CHARLIER Sophie et WARNOTTE Gérard (éd.), La souveraineté alimentaire :             Regards Croisés, Presses Universitaires de Louvain, Entraide et Fraternité, Louvain-la-Neuve, 2006.

– KATAN Yvette & SALORT Marie-Martine, Les économistes classiques. D’Adam Smith à Ricardo, de Stuart Mill à Karl Marx, Hatier, Paris, 1989.

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– Via Campesina, Pour une Politique Agricole et Alimentaire Commune 2013 dans le cadre    de la souveraineté alimentaire, www.viacampesina.org

– Régime de payement unique : le concepthttp://ec.europa.eu/agriculture/capreform/infosheets/pay_fr.pdf

– Enquête agricole de mai 2009, www.agriculture.wallonie.be

Notes :

  • [1] BECK Ulrich, Pouvoir et contre pouvoir à l’ère de la mondialisation, Flammarion, Paris, 2003.

    [2] GATT : General Agreement on Tariffs and Trade.

    [3] Notons que le modèle de Ricardo repose également sur l’hypothèse d’autres conditions, comme la rigidité des facteurs de production entre pays, qui ne se trouvent pas nécessairement dans la réalité…

    [4] Ce qu’on nomme les institutions de Bretton Woods sont le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale (BM) et l’OMC.

    [5] De nombreux pays se sont vu imposer un modèle de production agricole tourné vers l’exportation, pour faire face à la crise de leur dette, au détriment de leur culture vivrière : le libre échange devait permettre aux pays de se redresser…

    [6] Ce groupe est composé de l’Argentine, l’Australie, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, les îles Fidji, la Hongrie, l’Indonésie, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, la Thaïlande et l’Uruguay.

    [7] Les matières de Singapour concernent la concurrence, les marchés publics, la facilitation des échanges et les investissements. Ces matières ont été proposées par les pays industrialisés lors de la première conférence de l’OMC qui a eu lieu à Singapour, en 1996.

    [8] Il existe des mesures de soutien aux agriculteurs qui sont considérées comme n’entravant pas le jeu de la concurrence parce qu’elles concernent des volumes trop réduits pour avoir un impact sur le prix du marché.

    [9] Cette perte de la souveraineté est flagrante dans l’obligation de l’Union Européenne, imposée par l’OMC après litige, d’ouvrir ses marchés aux produits OGM. Elle se manifeste aussi dans les Plans d’Ajustement Structurel imposés aux pays en développement qui, pour bénéficier du rééchelonnement de leur dette, durent prendre des mesures en faveurs du libre-échange.

    [10] Enquête agricole de mai 2009. www.agriculture.wallonie.be

    [11]CNCD, CSA, Oxfam solidarité, SOS-Faim, Souveraineté& alimentaire : un agenda pour agir,www.sosfaim.be/pdf/position_doc/jma_agendapouragir_souverainetealimentaire_08.pdf, p. 26.

    [12] Via Campesina : mouvement international de coordination d’organisations paysannes d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. Le mouvement a vu le jour en 1993.

    [13] Via Campesina cité par CHARLIER Sophie et VERHAEGEN Etienne, « Introduction. La souveraineté alimentaire : enjeux et perspectives » in La souveraineté alimentaire : Regards croisés, CHARLIER Sophie et WARNOTTE Gérard [dir.], UCL Presses Universitaires de Louvain & Entraide et Fraternité, Louvain-la-Neuve, 2006, p. 15.

    [14] Le terme culture est ici à entendre au sens de patrimoine culturel.

    [15] CHARLIER Sophie et VERHAEGEN Etienne, « Introduction : la souveraineté alimentaire, enjeux et perspectives » in La souveraineté alimentaire : Regards Croisés, CHARLIER Sophie et WARNOTTE Gérard [dir.], UCL Presses Universitaires de Louvain & Entraide et Fraternité, Louvain-la-Neuve, 2006, p. 14.

    [16] La politique agricole commune est, en effet, caractérisée par un régime de payement unique où l’aide octroyée n’est pas déterminée en fonction de la production mais du nombre d’hectares cultivables. En simplifiant, cela signifie donc qu’un agriculteur peut recevoir des subsides pour ses terres alors qu’il ne les cultive pas, pour peu qu’il « les maintienne en état ».

    [17] Ces facteurs sont mis en avant par DEBUYST Frédéric, « Des options pour la souveraineté alimentaire face aux contraintes d’une société de marché », in La Souveraineté alimentaire : Regards croisés, CHARLIER Sophie et WARNOTTE Gérard [dir.], UCL Presses Universitaires de Louvain & Entraide et Fraternité, Louvain-la-Neuve, 2006.

    [18] Les accords de Marrakech sont les accords qui ont institué l’OMC. Adoptés en avril 1994 à Marrakech à l’issue de l’Uruguay Round où, rappelons-le, l’agriculture avait tenu une place centrale. Ces accords sont entrés en vigueur le 1ier janvier 1995. En matière d’agriculture, en signant ces accords, chaque pays s’est engagé à faciliter l’accès à ses marchés, à diminuer son soutien à l’agriculture et à baisser ses subventions à l’exportation des produits agricoles.