Le 01 décembre 2010

Contrôles aux frontières et naufrage des valeurs européennes

La situation en Méditerranée

Ces dernières années, l’actualité internationale et de nombreux rapports tant d’organismes officiels[1] que d’ONG[2] montrent clairement les conséquences de la politique européenne de sécurisation des frontières pour les migrants qui essayent de les franchir irrégulièrement. En rendant le passage vers l’Europe de plus en plus difficile et dangereux, cette politique cause chaque année, directement ou indirectement, le décès de centaines de personnes ainsi que l’exploitation et le traitement inhumain et dégradant de milliers d’autres. La liste est longue : emprisonnements, traitements dégradants, rackets, viols, violences physiques, asservissement, prostitution forcée… A cette liste, il faut ajouter le refoulement de demandeurs d’asile et l’impossibilité pour ces derniers d’introduire une demande de protection. Enfin, cette politique entraine la multiplication des filières de trafic et de traite des êtres humains, elle criminalise les migrants ainsi que les personnes qui leur viennent en aide.
 

Tous ces faits sont bien réels. Nous avons voulu nous concentrer sur ce qui s’est passé, dans les dernières années, en Méditerranée. Nous relatons les faits dans leur crudité, en essayant de montrer de quels choix politiques ils découlent et comment y sont violés les droits humains les plus élémentaires. L’enjeu est grave : il y va de la fidélité de l’Europe aux valeurs qui la constituent.

Les clandestins en mer Méditerranée
 

Le droit de la mer impose de sauver les vies, mais il ne dit pas clairement à quel État il incombe de prendre les rescapés en charge. Lorsque ceux-ci veulent introduire une demande d’asile, le problème est encore plus complexe suite aux dispositions du Règlement Dublin II[3]. Dès lors des États se renvoient la responsabilité de l’accueil des naufragés dont ils refusent le débarquement, ce qui entraine des pertes financières pour les sauveteurs et leurs armateurs[4]. En 2004 et en 2007, des sauveteurs ont été inculpés de trafic d’être humains par l’État italien. Ces refus de débarquement et ces inculpations ont certainement eu un effet dissuasif sur les secours en mer.

De 2006 à 2008, selon le HCR, le nombre d’arrivées par mer est passé de 1.800 à 2.700 à Malte et de 22.000 à 36.000 en Italie (majoritairement à Lampedusa) alors qu’il chutait de 32.000 à 13.400 en Espagne (principalement dans la préfecture des Canaries), suite aux opérations de FRONTEX et aux accords de l’Espagne avec la Mauritanie et le Sénégal.

Corrélativement à l’augmentation des contrôles, le voyage en mer devient plus dangereux. Pour éviter l’arrestation, les passeurs n’effectuent plus la traversée. Ils entassent les clandestins dans des embarcations de fortune et confient la barre, avec quelques instructions, à l’un des passagers. Parfois la provision de carburant est insuffisante. Ce qui explique l’augmentation du nombre de victimes suite aux naufrages et aux longues errances en mer (près de 1.100 décès entre le 1er janvier et le 30 octobre 2007).

En mai 2009, l’Italie innove une politique de refoulement en mer et de renvoi en Libye. Cette nouvelle politique qui ne tient pas compte des droits fondamentaux des migrants et des demandeurs d’asile se révèle statistiquement efficace : les arrivées de boat people en Italie et à Malte diminuent spectaculairement. De mars à juin 2010, pas une seule embarcation de migrants n’a atteint les côtes maltaises. Le nombre d’arrivées à Lampedusa a diminué de 94% entre 2009 et les six premiers mois de 2010. Le HCR salue la diminution des décès en Méditerranée, mais s’inquiète du sort des personnes refoulées en Libye ou interceptées sur le territoire de cet État, parmi lesquelles se trouvent un nombre important de demandeurs d’asile potentiels.

Désormais, les clandestins suivent d’autres itinéraires plus à l’Est. Ils passent principalement par la Turquie[5] pour se rendre en Grèce où ils empruntent surtout des itinéraires terrestres. Des cas de noyade lors de la traversée du fleuve Evros à la frontière gréco-turque sont régulièrement signalés. Les itinéraires changent, mais les drames persistent. Pendant le deuxième trimestre de 2010, selon FRONTEX, la Grèce a été le point de passage en Europe de près de 90 % des clandestins. Le 2 novembre 2010, à la demande d’Athènes, qui n’arrive plus à faire face à l’arrivée massive des migrants clandestins, FRONTEX déploie, pour deux mois, à la frontière gréco-turque, cent septante-cinq gardes armés et équipés de moyens de détection du Rapid Border Intervention Team (RABIT)[6]. Ces spécialistes en contrôle frontalier travailleront avec leurs collègues grecs. De nombreux Africains subsahariens désireux de s’embarquer pour l’Europe en partant de la côte libyenne restent coincés au Maghreb. D’autres essayent d’entrer en Israël en passant par le Sinaï. Selon Fortress Europe, entre le 1er janvier et le 29 juillet 2010, la police égyptienne des frontières aurait tué par balles 21 clandestins africains qui tentaient de pénétrer en Israël. En 2009, la police israélienne a contrôlé 4.341 clandestins africains. Entre janvier et novembre 2010, ce nombre est passé à 10.588. Le Soir du 23 novembre 2010 signale la construction par Israël d’une barrière de surveillance électronique à sa frontière avec l’Egypte pour empêcher l’entrée des clandestins originaires de l’Est de l’Afrique et du Sud du Sahara (« Israël réédite ‘Another brick in the wall’»).

Faits marquants et remous politiques
 

Sauvetages et abandons en mer, refus de débarquement, criminalisation des sauveteurs, interception en mer et refoulements en Libye

La matière étant abondante, nous limitons notre relevé dans le temps et dans l’espace. Nous démarrons le 1er juillet 2004 avec l’affaire du Cap Anamur. Géographiquement, nous signalons uniquement des événements qui se sont présentés en Méditerranée centrale et qui concernent principalement l’Italie et Malte[7]. A l’occasion, nous y joignons des informations en provenance des institutions européennes.

Le 1er juillet 2004 – Refus de débarquement à Porto-Empedocle de trente-sept personnes secourues par le Cap Anamur – Inculpation pour ‘aide aggravée à l’immigration illégale’

Le 20 juin 2004, le Cap Anamur, navire affrété par l’ONG allemande du même nom pour transporter de l’aide humanitaire en Afrique, secourt les 37 passagers d’un bateau pneumatique à la dérive dans le Canal de Sicile[8]. La plupart d’entre eux déclarent être des demandeurs d’asile soudanais.

Le 1er juillet, la capitainerie de Porto-Empedocle en Sicile refuse l’accès du port au Cap Anamur. L’Italie estime que selon le droit maritime international les naufragés auraient dû être débarqués à Malte, plus proche du lieu de sauvetage. D’autant plus que, suite à des avaries, le Cap Anamur y avait fait escale peu après avoir secouru les naufragés. Or, le capitaine du Cap Anamur avait décidé de ne pas débarquer les rescapés à Malte car cet État n’était pas considéré à l’époque comme un lieu sûr pour les demandeurs d’asile.

Le Cap Anamur étant enregistré en Allemagne, l’Italie estime que le navire est territoire allemand. Dès lors, les naufragés peuvent y introduire leur demande d’asile. L’Allemagne refuse. Bref, l’Italie, Malte et l’Allemagne se renvoient la responsabilité de l’accueil.

L’incertitude et la durée de l’attente rendent la situation à bord explosive. Certains demandeurs d’asile menacent de se suicider. Le 12 juillet, l’Italie permet finalement l’accostage du Cap Anamur. Conduits au centre de rétention d’Agrigente, les naufragés y introduisent leurs demandes d’asile qui sont rapidement jugées irrecevables.

Elias Bierdel, directeur de l’ONG Cap Anamur, le capitaine Schmidt et son second, Vladimir Daschkewitsch, sont arrêtés et inculpés d’aide aggravée à l’immigration illégale. Ils risquent jusqu’à quatorze années de prison. Après quatre jours de détention, ils peuvent quitter l’Italie. Une caution est demandée pour le Cap Anamur, mis sous séquestre.

Le ministre allemand de l’intérieur, Otto Schily, déclare que les autorités allemandes pourraient également poursuivre l’équipage du Cap Anamur pour trafic d’émigrants. Cette affirmation ne dépasse pas le stade déclamatoire, mais jointe aux informations communiquées par le porte-parole du ministère allemand de l’intérieur[9], elle contribue à la diffamation et à la criminalisation des responsables du Cap Anamur dans les médias allemands. En effet, des articles mettent en doute la crédibilité de l’opération de sauvetage ou insinuent que l’ONG se sert des réfugiés pour renforcer son image médiatique et obtenir des dons. Même le Frankfurter Rundschau, qui ne fait pas partie de la presse conservatrice, se joint à l’attaque. Le 14 juillet, il titre « Un navire et de nombreuses questions ». Il accuse l’ONG de se servir des réfugiés à ses propres fins[10].

En avril 2009, le procureur italien demande quatre ans de privation de liberté et une amende de 400.000 euros par personne pour les accusés Bierdel et Schmidt. Le procureur demande également la confiscation du navire. Pour l’accusation, il s’agit de frapper fort, d’obtenir une condamnation exemplaire de ceux qui osent résister aux ordres des autorités et contrecarrer dans la pratique les politiques italienne et européenne d’immigration.

Le 7 octobre 2009, après cinq longues années, le procès se termine sur un acquittement total.

Les accusations portées contre les responsables du Cap Anamur se sont avérées dénuées de tout fondement. Publiée le 15 février 2010, la motivation du jugement du tribunal d’Agrigente, dispose que celui qui effectue un sauvetage en mer ne commet pas de délit et que le commandant de bord est la seule personne habilitée à identifier le lieu de débarquement sûr des personnes secourues[11].

Le message du tribunal est clair. Les États doivent respecter le droit international de la mer et la notion de lieu sûr de débarquement recouvre la protection contre les expulsions collectives ainsi que la protection contre le refoulement imposée par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié. Cette jurisprudence revêt toute son importance au moment où le mandat et les missions de FRONTEX sont rediscutés et où certains États européens justifient leurs pratiques de refoulement collectif en mer sans tenir compte de l’obligation de conduire ou de renvoyer les personnes sauvées ou interceptées en mer dans un lieu sûr.  

Le 2 août 2004 – Sauvetage de septante-deux personnes par l’équipage du Zuiderdiep

Le 2 août 2004, l’équipage du cargo allemand Zuiderdiep recueille septante-deux personnes parties de Libye une semaine plus tôt. Vingt-huit passagers de la même embarcation sont morts en cours de route. Débarqués en Sicile, les survivants sont rapidement expulsés.

Eté 2004 – Médiatisation et instrumentalisation politique des arrivées par mer

Au parlement italien, l’affaire du Zuiderdiep jointe à celle du Cap Anamur est exploitée par les ministres Castelli et Calderoli de la Ligue du Nord. Ils réclament des mesures militaires pour lutter contre les arrivées de plus en plus fréquentes de clandestins et l’instauration d’un délit pour séjour irrégulier. Par la suite, ce délit se retrouvera parmi les dispositions de la loi 94/2009 (connue sous la dénomination « paquet sécurité »).

Au niveau européen, Guiseppe Pianu et Otto Schily, les ministres italien et allemand de l’intérieur, relancent la proposition faite en 2003 par Tony Blair de créer des centres de transit pour les demandeurs d’asile en périphérie de l’Europe[12]. La Commission européenne débloque des fonds pour mettre des projets pilotes en place en Mauritanie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Libye. Il s’agit de créer des « centres d’accueil » et d’aider ces pays à développer un système d’asile national.

La « surmédiatisation » des arrivées en mer par le gouvernement italien et par les ministres allemand et italien de l’Intérieur n’est peut-être pas étrangère à la négociation du Programme de la Haye qui se déroule à la même époque de juin à début novembre 2004[13].

Khadafi profite des circonstances pour se rapprocher de l’Union européenne, en mettant en avant l’envahissement de la Libye par des vagues de migrants subsahariens qui attendent de passer en Europe. Selon une dépêche de l’AFP, le 9 août 2004, le ministre libyen des affaires étrangères Abdel Rahmane Chalgam déclare « [les Africains subsahariens] sont plus d’un million. S’ils restent encore dix ou quinze ans, la Libye ne sera plus la même. Dans certains quartiers, ils imposent leur loi. […] On ne sait plus s’ils viennent pour vivre et travailler ou si ce sont des terroristes. Seuls, nous n’y arriverons pas »[14]. Tripoli conclut un accord de lutte contre l’immigration irrégulière avec Rome.

En octobre 2004, l’Union européenne lève totalement l’embargo contre la Libye[15]. Le président de la Commission, Romano Prodi, félicite Khadafi par téléphone. Le Figaro du 13 octobre 2004 titre « LIBYE – Le président de la République française fera le voyage avant la fin de l’année à l’instar de ses homologues. Les dirigeants européens ‘se bousculent’ à Tripoli ». La Commission et les États membres envoient une mission technique relative à l’immigration clandestine à Tripoli du 28 novembre au 6 décembre 2004. Bref, l’ancien chef d’État terroriste devient l’allié de l’Europe face à la menace migratoire.             

Juillet 2006 – Le Francisco y Catalina bloqué une semaine au large de Malte, avec cinquante et un boat-people à bord

Le 14 juillet 2006, le chalutier espagnol Francisco y Catalina secourt cinquante et un boat-people dans les eaux libyennes (45 Erythréens, 5 Marocains, 1 Pakistanais). Il les transporte au port de La Valette où les autorités maltaises refusent de laisser débarquer les rescapés. Selon ces dernières, c’est à Tripoli ou à Madrid qu’il incombe de les prendre en charge. L’île accueille déjà plus de 2.000 migrants dans ses centres de première urgence et un autre millier dans ses centres ouverts et de rétention. Des négociations difficiles sont menées sous la coordination de Bruxelles qui lance un appel à la solidarité européenne. Finalement, les rescapés sont répartis entre Andorre, l’Italie, Malte et l’Espagne.

Le Francisco y Catalina est resté bloqué une semaine sans pêcher au large du port de La Valette, ce qui a entrainé une perte importante de revenus. Le capitaine a ressenti cette attente comme « une punition » mais il affirme que, s’il rencontrait à nouveau des êtres humains en détresse en mer, il leur porterait immédiatement secours. « Si j’avais été dans leur situation, je n’aurais pas aimé voir un navire passer sans s’arrêter pour m’aider, pour me sauver la vie ».

Lors de la réunion du Conseil Justice et Affaires intérieures, tenue ce même mois, Tony Borg, le ministre maltais de l’Intérieur, décrit la situation de crise à Malte qui a dû faire face, de janvier à juin 2006, à l’arrivée de 1.200 boat-people venus en grande partie de la Corne de l’Afrique par la Libye. Ces personnes se sont ajoutées aux 1.822 migrants qui avaient accosté l’île en 2005. Il déclare : « Les gens ont le sentiment d’être abandonnés par l’Europe. Pourquoi ne pas nous envoyer des moyens comme lors de catastrophes naturelles ?  Comme par exemple, des logements mobiles pour héberger les migrants ». En revanche, Tony Borg se félicite du lancement, en fin d’année, par FRONTEX, de l’opération Jason I pour intercepter les migrants au large de Malte et de l’Italie. L’opération est composée de patrouilles de cinq États membres, à savoir, Malte, l’Italie, la Grèce, la France et l’Allemagne. Le ministre italien, Giulano Amato, doute de l’efficacité des opérations ponctuelles d’interception qui « déplacent les flux migratoires vers d’autres endroits sans les résoudre réellement. […] Sur les 9.500 clandestins arrivés à Lampedusa depuis le début de l’année, 3.500 sont Marocains. Ils se sont orientés vers l’Italie parce que d’autres voies ont été fermées », a-t-il expliqué, se référant au renforcement des contrôles dans les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla, au Maroc.

Mai 2007 – Cramponnés pendant plus de septante heures à une cage à thons

Le 28 mai 2007, The Independant publie en première page, sous le titre « Europe’s shame », une photo prise dans le Canal de Sicile par un avion de la marine italienne qui fera le tour du monde[16] : vingt-sept Africains agrippés à la passerelle flottante d’une cage à thons tirée par un thonier. En Italie, la presse titre « gli uomini-tonno ». En Belgique, la photo est publiée dans Le Soir du 30 mai[17].

Les vingt-sept clandestins, originaires principalement du Ghana, du Nigeria, du Cameroun et du Soudan, avaient embarqué à Al Zwara en Libye. Sans accompagnateur et aucun d’entre eux n’ayant de notions suffisantes de navigation, ils perdirent rapidement le cap. Après 6 jours d’errance en mer, leur canot pneumatique commença à prendre l’eau et à se dégonfler. Ils croisèrent alors le Budafelqui remorquait une cage à thons. Le capitaine refusa de les prendre à bord mais leur permit de s’agripper à la passerelle de 50 cm de largeur encerclant la cage. Dans l’immédiat c’était leur seule chance de survie.

Les autorités maltaises averties par le capitaine demandèrent à la Libye d’intervenir car le Budafel se trouvait à 60 miles de la côte libyenne et à 120 miles de Malte. Le lendemain, aucun secours n’était arrivé et Malte, submergée par les arrivées de clandestins, refusait fermement de prendre toute initiative. Le remorquage de la cage jusqu’à sa destination devait prendre 12 jours. Le capitaine du Budafel a déclaré à The Independant : « Je ne pouvais pas les tirer jusqu’à la côte car je ne pouvais pas risquer de perdre ma cargaison ».

Finalement, le 26 mai, après trois jours et trois nuits d’attente entre la vie et la mort (aucun des naufragés ne savait nager), un hélicoptère italien leur lança des gilets de sauvetage. Dans la soirée, le navire Orione mit fin à leur calvaire et les transporta à Lampedusa.

Pendant plus de 70 heures, dans la chaleur du jour et dans le froid de la nuit, ils sont donc restés cramponnés à une passerelle de 50 cm de large avec la peur d’être déséquilibrés ou balayés par une vague, de plus en plus épuisés, affamés[18], la peau des pieds et des jambes rongée par le mélange d’eau salée et de fuel perdu par le thonier. Garderont-ils des séquelles de cette épreuve physique et morale intolérable?  Reconnaissons qu’ils ont subi un traitement inhumain et dégradant. Europe’s shame, titrait The Independant

Le 1er juin 2007 – Refus de débarquement, aussi pour les corps repêchés en mer 

Le premier juin 2007, la frégate française La Motte-Picquet repêche dix-huit corps décomposés à une centaine de miles de Malte. Malte refuse le débarquement de ces cadavres sur son territoire car ils ont été trouvés dans des eaux libyennes. Il faut les renvoyer en Libye. Après plusieurs heures de discussion entre Paris, La Valette et Tripoli, La Motte-Picquet met le cap sur Toulon. Le 7 juin, les dépouilles de ces dix-huit migrants y sont inhumées à l’issue d’une cérémonie œcuménique. 

Le 12 juin 2007 – Réunion du Conseil Justice et Affaires intérieures : rejet de la proposition maltaise de burden-sharing des migrants secourus ou interceptés en mer

Lors de la réunion du 12 juin 2007 du Conseil Justice et Affaires intérieures, Malte a proposé que les migrants secourus ou interceptés en mer soient répartis à leur arrivée à terre entre les États membres. Ceux-ci examineraient les demandes d’asile qui leur seraient adressées et décideraient, le cas échéant, de la nécessité d’un renvoi ou d’un rapatriement. La proposition a été rejetée, à l’exception de l’Espagne, par les États membres car ce serait assurer aux migrants irréguliers qu’ils seraient secourus en mer et accueillis et, ce faisant, les encourager à s’embarquer clandestinement pour l’Europe[19].

Le 8 août 2007 – Sauvetage de quarante-quatre personnes par des pêcheurs tunisiens, inculpés successivement par l’État italien d’« aide à l’immigration clandestine à des fins lucratives » et de « rébellion contre des officiers de la force publique »[20]

Le 8 août 2007, dans le canal de Sicile, les équipages[21] de deux bateaux de pêche tunisiens, le Mortadha et le Mohamed el-Hedi, portent secours aux quarante-quatre passagers[22] d’une embarcation pneumatique en train de sombrer. Pendant l’opération, deux marins doivent plonger pour repêcher un enfant tombé à l’eau. Les rescapés hissés à bord, les pêcheurs essaient de remorquer l’épave du zodiac mais celle-ci coule. Conformément au droit maritime, les capitaines préviennent le Centre maritime de coordination de recherche et de sauvetage (MRCC) de Tunis qui informe le MRCC de Rome et le MRCC de Malte. Les bateaux se trouvent alors à 40 milles de Lampedusa et à 130 miles de Teboulba en Tunisie. La mer est plus que houleuse, les bateaux sont surchargés. Une aide médicale urgente s’avère nécessaire car une femme est sur le point d’accoucher et un enfant est malade. Les capitaines mettent donc le cap sur Lampedusa, la côte la plus proche.

Alerté par le MRCC de Rome, le Vega, un navire de la marine de guerre italienne rejoint les bateaux de pêche. Il met une embarcation gonflable à la mer avec un médecin à bord. En quelques minutes, celui-ci examine l’enfant malade, certifie qu’il souffre d’une hémiplégie spasmodique et que ses jours ne sont pas en danger. La femme enceinte se trouve sur l’autre bateau de pêche mais l’état de la mer ne permet pas au docteur de monter à bord. Le Vega est appelé sur un autre lieu de naufrage, plus au Sud. Les pêcheurs continuent à faire route vers Lampedusa.

A l’approche de Lampedusa, ils reçoivent l’ordre de faire demi-tour et de débarquer les rescapés en Tunisie. Préoccupé par les mauvaises conditions météorologiques, par la surcharge des bateaux et par l’état de santé alarmant de certains rescapés, le Capitaine Zenzeri décide de continuer vers Lampedusa, le lieu de débarquement le plus proche. Lorsque les embarcations des garde-côtes italiens essayent de s’interposer, les pêcheurs naviguent en zigzag pour rejoindre l’île.

Au cours du procès, le capitaine Zenzeri revient continuellement sur ses responsabilités de capitaine: « Je suis un capitaine, je suis responsable pour ceux que nous avons sauvés. La responsabilité repose entièrement sur moi. J’ai contacté Radio Lampedusa. Je me suis exprimé en français, un peu en italien (deux pour cent). J’ai prié pour recevoir de l’aide. Je n’ai prié que pour de l’aide. Il y avait une tempête, la mer était houleuse. J’ai parlé avec une femme de Radio Lampedusa. Ce que j’entends aujourd’hui est très éloigné de la réalité. […] Le premier bateau que nous avons rencontré nous a montré la direction de Lampedusa et nous avons appelé Lampedusa à l’aide. […] Nous avons signalé que nous étions avec quarante-quatre êtres humains en danger de mort. Nous voulions faire comprendre qu’un enfant malade et une femme enceinte se trouvaient à bord. […] Personne ne nous disait que nous ne pouvions pas entrer dans le port.. […] A quatre milles de la côte on nous a fait arrêter, on nous a encerclés. J’ai dit en français « Pourquoi agissez-vous ainsi avec nous ? » [ …]

Après notre arrivée dans le port, ils nous ont poussés dans un coin et ils nous ont laissés sans dire un mot. »[23]    

Lorsque les bateaux de pêche accostent à Lampedusa, le médecin de garde de la clinique commande un hélicoptère pour transférer immédiatement quatre des naufragés à l’hôpital de Palerme. A peine débarqués, les sept pêcheurs sont arrêtés. A bord, il n’y a ni filets, ni poissons. Ils sont soupçonnés d’être des passeurs de migrants clandestins. En fait, ils pratiquent la pêche traditionnelle, le « cancialo », au cours de laquelle deux bateaux attirent les poissons avec de la lumière et un troisième les capture dans ses filets. Un document en arabe, saisi sur le Mortadha, l’autorise à la pêche au « cancialo » avec le bateau-mère Karim Allah. Rien n’y fait. Le lendemain, les pêcheurs sont transférés menottés[24] à Agrigente où ils sont incarcérés et inculpés d’« aide à l’immigration clandestine à des fins lucratives ». Ils risquent jusqu’à 15 ans de prison. Ils restent plus d’un mois en prison où ils reçoivent la visite de parlementaires européens[25]. Les bateaux sont mis sous séquestre. Le 10 septembre, les cinq hommes d’équipage sont libérés. Les deux capitaines sont alors assignés à résidence près d’Agrigente.

Au cours de la procédure, les témoignages et les expertises infirment l’accusation d’aide à l’immigration clandestine en vue d’en tirer profit. Le 18 novembre 2009, le tribunal reconnaît que l’action des pêcheurs relevait bien du secours en mer. Les sept pêcheurs, hommes d’équipage et capitaines sont donc acquittés. Les bateaux, fortement endommagés suite aux mauvaises conditions de la mise sous séquestre et devenus inutilisables pour la pêche, sont rendus à leurs armateurs. Par contre, dans la même décision, ce qui semble contradictoire, le tribunal condamne les deux capitaines, Abdelkarim Bayoudh et Abdelbaset Zenzeri à deux ans et demi de prison et au payement des frais du procès (440.000 euros) pour des délits invoqués par l’accusation en cours de procès : non obtempération aux ordres et rébellion contre des officiers de la sécurité publique, menaces de violence à l’encontre d’un bâtiment militaire.

Rébellion pour avoir mené à terme l’opération de sauvetage en conduisant à terre les naufragés sauvés d’une mort certaine au lieu de courir le risque d’un nouveau naufrage en entreprenant le voyage de retour en Tunisie, par mauvais temps, avec des embarcations surchargées ?  Selon le journaliste du Frankfurter Rundschau, Ulrich Kreikebaum, les deux capitaines ont été condamnés pour résistance à la violence de l’État italien.

Au cours des audiences, il est apparu que les garde-côtes italiens ont tenté de repousser les deux bateaux de pêche surchargés de migrants en dehors des eaux territoriales italiennes. Il est également apparu que les garde-côtes se sont interposés entre les pêcheurs et le port exerçant ainsi un blocus au travers duquel les bateaux de pêche ont dû se frayer un passage. Dans un article publié le 18 novembre 2009, le professeur Fulvio Vassallo Paleologo[26] fait remarquer que ces tentatives de refoulement et de blocus sont des pratiques qui vont à l’encontre du devoir absolu de protéger la vie humaine en mer et du droit de présenter une demande d’asile. Droit et devoir qui font partie des dispositions de nombreuses conventions internationales ratifiées par l’Italie[27]. Lorsqu’elle examinera le recours introduit par les deux capitaines, la Cour de Palerme devrait donc, selon le professeur, déterminer si la « rébellion » de ces deux marins constitue un délit ou si elle découle de la nécessité de poursuivre l’opération de sauvetage entamée. La Cour devrait également vérifier si les unités de la Garde-côtière et de la Garde des Finances ont respecté le droit international de la mer dont la valeur fondamentale est la sécurité des vies humaines en mer en s’opposant à l’entrée de ces deux bateaux de pêche dans les eaux territoriales dans le cadre d’une opération de secours.

Abdelkarim Bayoudh et Abdelbaset Zenzeri ont introduit un recours en deuxième instance auprès du tribunal de Palerme. Il ne faut pas s’attendre à une décision avant 2011. Avec pour conséquences des mois d’angoisse et de précarité supplémentaires pour ces deux hommes et leurs familles, ruinés et privés de leurs moyens d’existence habituels depuis que les autorités tunisiennes leur ont retiré leurs permis de pêche. Le Comité « SOS Mittelmeer Lebensretter in Not » a été créé le 25 mars 2010 pour leur apporter une aide matérielle et juridique[28]

Effet dissuasif des procès sur les secours en mer

Le message lancé par les autorités italiennes à l’occasion des procès contre le Cap Anamur et contre les sept pêcheurs tunisiens est clair pour les capitaines des bateaux de pêche ou de navires commerciaux de la Méditerranée : le sauvetage en mer de personnes en danger peut conduire à la mise sous séquestre de leurs bateaux, à la prison et à des condamnations pénales.

L’effet dissuasif de ces procès a certainement causé des morts supplémentaires en mer.

En 2007 et en 2008, les pêcheurs de la flotte de Mazara De Vallo en Sicile ont sauvé des centaines de naufragés, parfois en pleine tempête[29]. Suite à la condamnation, en novembre 2009, des deux capitaines tunisiens, les patrons pêcheurs hésitent désormais à sauver les passagers d’embarcations en difficulté ou à la dérive. Un marin pêcheur italien témoigne que son bateau ayant croisé une embarcation surchargée de migrants, le capitaine s’est contenté de leur donner de l’eau. « La nuit suivante », dit-il, « il y a eu une tempête. Ils sont probablement morts. Ils n’avaient aucune chance. »

Le témoignage des cinq survivants érythréens secourus le 21 août 2009, que nous évoquons un peu plus loin, confirme l’effet dissuasif des procès sur le secours en mer. Leur embarcation avait croisé une dizaine de navires. Un seul s’arrêta pour leur donner de l’eau et de la nourriture. Aucun ne signala l’existence des naufragés aux services de secours en mer.

Le 14 septembre 2009, lors du discours d’ouverture de la douzième session du Conseil des droits de l’homme qui s’est tenu à Genève, Mme Navanethem Pillay, haut-commissaire aux droits humains à l’ONU a lancé un cri d’alarme. « Dans une tragique répétition, le mois dernier, la mort de migrants en pleine mer, et le désespoir de beaucoup d’autres, abandonnés sur les côtes libyennes, maltaises ou italiennes, ont une fois de plus attiré l’attention sur les souffrances des réfugiés et des migrants. Aujourd’hui, les navires commerciaux qui croisent par hasard des embarcations en perdition passent leur chemin s’ils suspectent qu’à bord se trouvent des migrants clandestins, ignorant leurs appels de détresse, et cela en violation flagrante des lois internationales et des principes humanitaires fondamentaux. […] [Les autorités] se détournent de ces embarcations comme si elles contenaient des déchets dangereux, ou leur interdisent d’accoster et de débarquer sans même prendre le soin de vérifier leur situation. »

Le 6 mai 2009 – Deux cent vingt-sept personnes secourues … et directement refoulées en Libye – Inauguration de la nouvelle politique italienne de refoulement en mer

Le 6 mai 2009, des appels à l’aide sont lancés à partir de trois embarcations proches de Lampedusa. Les deux cent vingt-sept passagers[30], parmi lesquels des mineurs et quarante femmes dont trois sont enceintes, sont recueillis par trois vaisseaux italiens (deux garde-côtes et un de la Guardia di finanza) et refoulés en Libye d’où ils étaient partis. Le sauvetage et le voyage prennent douze heures pendant lesquelles les migrants ne reçoivent pas de nourriture. Arrivés à Tripoli, la police libyenne les fait débarquer à coups de pieds, à coups de poings et à coups de rame[31].

C’est la première fois que la Libye accepte de reprendre des émigrants partis de ses côtes. Cette opération de renvoi réussie inaugure la nouvelle politique de refoulement immédiat des personnes secourues ou interceptées en mer, politique rendue possible par l’accord d’amitié entre la Libye et l’Italie, signé en août 2008.

Le ministre de l’intérieur, Roberto Maroni, déclare à l’émission de la télévision italienne «Canale 5 » : « C’est une journée historique dans la lutte contre l’immigration clandestine ». Le ministre annonce également que des patrouilles conjointes italo-libyennes devraient démarrer sous peu[32].

Du 6 mai au 22 novembre 2009, mille quatre cent neuf migrants dont des demandeurs d’asile sont refoulés[33] en Libye avant d’avoir atteint les côtes italiennes, soit qu’ils aient été secourus en mer, soit qu’ils aient été interceptés pendant la traversée. Pendant la même période, deux opérations de refoulement en Algérie ont également été menées.

Les refoulements en mer : une politique statistiquement efficace, mais qui ne respecte pas les droits humains fondamentaux – violation par l’Italie du principe de non-refoulement – la Libye n’est pas un pays sûr en termes de droits de l’homme – réactions et polémiques

Statistiquement, la nouvelle politique d’interception en mer et de retour forcé du gouvernement italien est efficace mais elle est fortement critiquée car elle viole le principe de non-refoulement. En outre, la Libye n’est pas un pays sûr en termes de droits de l’homme et de droits des réfugiés. La Libye n’a pas de législation ni de procédure d’asile, elle n’a pas signé la Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés. Elle a, par contre, signé la Convention sur les réfugiés de l’Organisation de l’unité africaine, mais sans la ratifier. La situation des migrants et des réfugiés habitants en Libye et plus particulièrement celle des personnes arrêtées et détenues indique que les personnes renvoyées dans ce pays risquent d’y être victimes de mauvais traitements : racisme, rafles, violences physiques, tortures, viols, conditions de vie inhumaines et dégradantes dans les centres de détention (surpeuplement, manque d’hygiène et de soins de santé) ; transports vers les centres de détention dans le désert, pratiquement sans nourriture et sans boissons, dans des véhicules surchauffés et mal ventilés, principalement des containers en métal pour des voyages durant jusqu’à 21 heures[34].

Le 8 mai, Laurens Jolles, le représentant du HCR à Rome déclare à la BBC qu’« il reconnaît les problèmes auxquels Malte et l’Italie sont confrontés mais ces événements sont inquiétants parce qu’un État membre de l’Union européenne s’engage officiellement dans une politique de refoulement

Le 10 mai, le ministre Maroni annonce le refoulement en Libye depuis le 6 mai, dans le cadre de cette nouvelle politique, de six embarcations chargées d’environ cinq cents migrants illégaux. « C’est un tournant important dans nos relations avec la Libye qui est le point de départ de 90 % des migrants illégaux qui accostent à Lampedusa. En stoppant l’hémorragie à partir de la Libye, nous pouvons dire que la plaie de l’immigration illégale a été résolue. Cela n’a pas été facile ». Il balaie les critiques adressées à l’Italie concernant les atteintes portées aux droits de l’homme par cette nouvelle politique. « Je confirme et je garantis que j’ignore la critique, l’accusation, parfois violente d’un représentant de l’ONU[35], qui n’est pas l’ONU et par une organisation catholique[36], qui n’est pas le Vatican. Nous sommes les garants de l’Europe entière, pas seulement de l’Italie »[37]

Le 11 mai, Thomas Hammarberg, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dénonce « une initiative unilatérale de l’Italie remettant en cause le droit de demander l’asile » et qui nie « la possibilité de fuir des situations de répression et de violence ». 

Le 12 mai, à Genève, Le haut Commissariat aux réfugiés demande au gouvernement italien de réadmettre les personnes refoulées par l’Italie et identifiées par le HCR comme demandant une protection. Cette demande est appuyée dans la soirée par le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon. L’inquiétude des Nations unies est alimentée par le fait que la Libye n’a pas signé la convention de 1951 et qu’elle ne possède pas de législation sur l’asile ni de système de protection des réfugiés.

En Italie, selon La Stampa du 12 mai 2009, la gauche radicale exceptée, les « reconduites » font l’objet d’un large accord : quand des embarcations arrivent, elles doivent être reconduites en Libye. Le seul écart entre la majorité et l’opposition est la distinction à faire entre les migrants susceptibles de jouir du droit d’asile et les autres. G.F. Fini se déclare d’accord pour les reconduites pourvu qu’on accorde l’asile à ceux qui y ont droit. Berlusconi lui réplique de Charm el Cheikh, en Egypte[38] : « Sur ces embarcations, selon les statistiques, des personnes qui ont le droit d’asile, il n’y en a pas ; juste quelques cas très exceptionnels. » Une affirmation à confronter avec le communiqué de presse du 15 mai de la délégation du HCR à Rome : « Plus de 70% des 32.000 demandes d’asile adressées à l’Italie en 2008 proviennent de personnes qui ont débarqué sur les côtes méridionales du pays. Environ 75% des 36.000 migrants qui ont débarqué dans le Sud de l’Italie ont présenté une demande d’asile et environ 50% ont obtenu une forme de protection (le statut de réfugié, une protection subsidiaire ou humanitaire).»

Toujours le 12 mai, le Corriere della Sera, reprend une déclaration de Piero Fassino, une des principales figures du Parti démocrate (centre gauche) : « repousser les bateaux d’émigrants n’est pas un scandale ». Selon lui, l’Eglise catholique a ses raisons pour condamner la politique de refoulement mais elle n’a pas de responsabilités gouvernementales. En revanche, un parti qui se propose de revenir au pouvoir ne peut s’en tenir à de simples critiques, il lui faut faire des propositions concrètes en tenant compte de la situation géographique de l’Italie. Il rappelle que les États-Unis ont adopté la même procédure pour les réfugiés cubains : s’ils arrivent sur le sol américain, ils sont accueillis ; arrêtés en mer, ils sont repoussés. Si le Parti démocrate veut être crédible, il doit accepter le refoulement avec naturellement un contrôle italien et international sur les camps de réfugiés en Libye.

Le 25 mai, au sénat, Maroni défend la politique de refoulement en faisant appel au « principe de coopération entre États » qui se trouve dans la Charte des Nations Unies et dans la Convention des Nations Unies contre le crime transnational organisé. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer permet l’interception, dans les eaux internationales, de vaisseaux sans pavillon. Le traité d’amitié et de coopération avec la Libye envisage une coopération intensive entre les deux pays en matière de lutte contre l’immigration illégale. Maroni considère donc que l’Italie agit en concordance avec la législation internationale. La politique de refoulements permet de combattre effectivement l’immigration illégale, ce qu’illustrent les statistiques montrant la diminution des arrivées illégales en Italie. Le ministre ajoute que la coopération entre la Libye et l’Italie respecte les droits fondamentaux, y compris le droit d’asile. Bien que la Libye n’ait pas signé la Convention de Genève de 1951, elle est un pays de destination sûr pour les demandeurs d’asile puisque le HCR et l’OIM y ont un bureau (!). Or, il faut savoir que les activités du HCR en Libye sont très restreintes. Il enregistre les réfugiés et les demandeurs d’asile qui se présentent à son bureau à Tripoli. Il n’a même pas accès à tous les centres de rétention où sont enfermés les migrants et les demandeurs d’asile. Il apporte une aide humanitaire à un certain nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile.

Les différentes justifications légales évoquées par les responsables italiens pour défendre la nouvelle politique de refoulement en mer se retrouvent dans les réponses – parfois fantaisistes – du gouvernement italien aux observations faites par la délégation du CPT[39]du Conseil de l’Europe suite à sa visite en Italie du 27 au 31 juillet 2009[40]. La délégation a concentré son attention sur les opérations de renvoi qui ont eu lieu entre le 6 mai et fin juillet 2009. Le CPT émet l’opinion que la politique d’interception en mer et de retour forcé constitue une violation du principe de non-refoulement. Les personnes renvoyées en Libye n’ont pas eu la possibilité de demander une protection internationale. Selon le CPT, la Libye ne peut être considérée comme un pays sûr aux termes des droits de l’homme ou de la Convention de Genève de 1951.

Evolution des opérations de refoulement 

Au début, les clandestins sont pris à bord par les patrouilles italiennes et débarqués dans des ports libyens. Parfois, ils sont transférés en mer (à l’abri des regards) d’un navire italien à un navire libyen. Par la suite, les opérations de sauvetage ou d’interception, suivies du refoulement, sont menées du début à la fin par les Libyens, Malte et l’Italie n’intervenant que pour signaler la présence des embarcations de clandestins.

Cette dernière méthode a l’avantage d’éviter les poursuites qui pourraient être intentées par des magistrats italiens au cas où des migrants se trouveraient à bord d’une embarcation italienne lors de leur refoulement. C’est ce qui est arrivé au général de la Garde des finances, Vincenzo Carrarini, et au directeur de la police de l’immigration, Rodolfo Ronconi, inculpés pour avoir ordonné, le 30 août 2009, de refouler septante-cinq clandestins en Libye contre leur volonté[41]. Interceptés près de Portopalo di Capo Passaro et transbordés sur le Denaro, un navire de surveillance assimilé au territoire italien, ces migrants acquéraient dès lors le droit de déposer une demande d’asile et ne pouvaient pas être l’objet d’un refoulement. Le gouvernement de Berlusconi a assuré les inculpés de son soutien et a précisé que les opérations de refoulement continueront. Il faut noter que cette inculpation ne met pas en cause le refoulement en mer mais bien la précipitation et l’excès de zèle des deux personnes incriminées pour avoir donné l’ordre de refouler des personnes qui ne pouvaient être l’objet d’un refoulement.

Le 26 mai 2009 – Introduction d’une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme par onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens refoulés le 6 mai 2009 – Prise en considération de la requête par la Cour

Le 26 mai 2009, 24 ressortissants somaliens et érythréens qui se trouvaient parmi les 227 personnes refoulées en Libye le 6 mai 2009 réussissent à introduire une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Lors de l’introduction de la requête, ils se trouvent en Libye, certains sont en prison à Tripoli et d’autres dans des centres de détention temporaire. Ils sont représentés par deux avocats romains.

Le 18 novembre 2009, la Cour européenne des droits de l’homme prend leur plainte en considération[42]. Celle-ci est basée sur la violation des articles suivants de la Convention européenne des droits de l’homme :

Art. 3 – Interdiction de la torture – Les modalités de leur renvoi en Libye, ainsi que leur séjour dans ce pays ou leur rapatriement dans leurs pays respectifs soumettraient les requérants au risque de subir des tortures ou des traitements inhumains et dégradants.

Art. 4 du Protocole 4 – Interdiction des expulsions collectives d’étrangers – Les requérants affirment avoir fait l’objet d’une expulsion collective atypique et dépourvue de toute base légale.

Article 13 – Droit à un recours effectif – Les requérants dénoncent l’impossibilité de contester leur renvoi en Libye devant les autorités italiennes ainsi que le risque de rapatriement dans leur pays d’origine.

En mars 2010, le HCR intervient dans la procédure en envoyant un document appuyant les positions et les griefs des requérants.

Le 1er juillet 2009 – Interception en mer et refoulement immédiat en Libye de quatre-vingt-deux personnes par la marine italienne, suivis, le 14 juillet, par une conférence de presse du HCR concernant la politique de refoulement de l’Italie [43.

« Depuis le début du mois de mai, une nouvelle politique de refoulement a été introduite et au moins neuf cent personnes essayant de rejoindre l’Italie par la mer ont déjà été envoyées vers d’autres pays, principalement vers la Libye. Nous avons mené en Libye des entretiens avec les quatre-vingt-deux personnes qui avaient été interceptées par la marine italienne en haute mer le 1er juillet 2009, à 30 miles nautiques de l’île italienne de Lampedusa. Ils avaient été transférés sur un bateau libyen, puis emmenés en Libye où ils ont été placés dans des centres de détention.

Il semble que la marine italienne n’ait pas tenté d’établir les nationalités ni de savoir pour quels motifs ces personnes avaient fui leurs pays. Soixante-treize sont originaires de l’Erythrée, y compris neuf femmes et au moins six enfants. Sur la base de l’évaluation du HCR sur la situation en Erythrée, et d’après nos entretiens avec ces personnes elles-mêmes, il est clair que nombre d’entre elles ont besoin d’une protection internationale. Durant ces entretiens, le HCR a recueilli des témoignages alarmants sur l’usage de la force par des fonctionnaires italiens durant le transfert vers le bateau libyen. Il apparaît que six ressortissants érythréens ont eu besoin de soins médicaux après avoir subi des violences. Les personnes ont également fait état de la confiscation, durant l’opération menée par la marine italienne, de leurs effets personnels, y compris de leurs documents d’identité, des documents vitaux qui ne leur ont pas été rendus à ce jour. Tous ont fait part de leur détresse après quatre jours passés en mer, et précisé que la marine italienne ne leur avait offert aucune nourriture durant l’opération qui a duré douze heures. Nous exprimons nos vives préoccupations quant à l’impact de cette nouvelle politique qui, en l’absence de garanties appropriées, peut empêcher l’accès à l’asile et hypothèque le principe du droit international relatif au non refoulement. »

Le 21 août 2009 – Après une odyssée de trois semaines, sauvetage par les garde-côtes italiens de cinq survivants sur quatre-vingt-deux personnes parties de Libye – Réactions du Vatican et des évêques italiens – L’Eglise attaquée par la Ligue du Nord

Le 28 juillet 2009, quatre-vingt-deux Africains, pour la plupart des Erythréens[44] quittent la Libye à bord d’un zodiac. Parmi eux, une vingtaine de femmes dont deux enceintes. A la fin de la première journée l’essence vient à manquer. Commence alors une odyssée de trois semaines, mortelle pour la plupart d’entre eux.

Des membres de leurs familles ne recevant plus de nouvelles s’inquiètent et s’adressent à des ONG. Le 3 août, leur dernier appel est capté à Malte par un Erythréen : « Nous dérivons, nous mourons l’un après l’autre… nous sommes proches de Malte… envoyez-nous de l’aide. » L’homme alerte les autorités maltaises qui apparemment ordonnent une sortie en mer et ne trouvent rien. Le 14 août le « Fluchtelingsrat Köln » demande par fax, au ministre de la justice et de l’intérieur de Malte, Carmelo Mifsud Bonnici, de faire rechercher l’embarcation.

Pendant près de trois semaines, personne ne vint au secours de ces quatre-vingt-deux personnes à la dérive en mer Méditerranée. Ni les autorités de Malte, responsables de la zone SAR[45] dans laquelle ont probablement erré les clandestins, ni les garde-côtes italiens qui, dans le passé, sont souvent intervenus pour sauver des naufragés en dehors de leurs eaux territoriales ou de leur zone SAR[46], ni FRONTEX qui coordonne les opérations de surveillance des côtes et des eaux méditerranéennes, ni la dizaine de navires qui les croisèrent, à l’exception d’un bateau de pêche qui leur donna de l’eau et de la nourriture[47]. Aucun ne signala leur présence au centre de recherche et de sauvetage. Selon les récits des survivants, deux réfugiés tentèrent de rejoindre un de ces bateaux à la nage et se noyèrent. Les septante-cinq autres hommes et femmes moururent de faim et de soif, sous des températures extrêmes.

Le 20 août 2009, les garde-côtes italiens sauvèrent cinq survivants : deux hommes d’une vingtaine d’années, deux adolescents de dix-sept ans et une femme ; à bout de forces mais résolument décidés à rester en vie. Selon les secouristes de Lampedusa, les rescapés étaient pratiquement réduits à l’état de squelettes. La femme et un homme ont dû être hospitalisés de toute urgence à Palerme.

Deux jours avant leur sauvetage par les Italiens, ils avaient été accostés par une vedette de la marine maltaise. Il ne leur fut pas permis de monter à bord. Les Maltais leur donnèrent des gilets de sauvetage, du fuel, de la nourriture, de l’eau et firent démarrer le moteur du zodiac car les Erythréens étaient trop faibles pour le faire eux-mêmes. Ils les quittèrent, après leur avoir conseillé de continuer à naviguer vers le nord-est en direction de Lampedusa. Un porte-parole des Forces armées maltaises (FAM) démentit les déclarations des Erythréens. Ces derniers, tout comme leur embarcation, étaient en « bon état » lorsque la vedette maltaise les avait accosté et leur avait apporté « l’aide nécessaire selon les normes internationales ».

Après les révélations des survivants de cette tragédie, des amis et des membres des familles des victimes ont réussi à entrer en contact les uns avec les autres. Ensemble, ils ont rédigé et envoyé une lettre au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans laquelle ils demandent qu’une enquête soit menée sur les causes du décès de leurs proches, abandonnés plus de vingt jours sans secours en Méditerranée[48]. Ils insistent plus particulièrement sur les points suivants : « […] Pourquoi n’ont-ils pas été détectés et secourus ? […] Il est plus que probable qu’ils ont été contrôlés par radar ou par satellite. Le système de surveillance est conçu pour détecter les embarcations utilisées par les migrants pour leur traversée à partir de l’Afrique. Et il nous paraît impossible de croire que les bases militaires et les garde-côtes ignoraient la présence de cette embarcation en détresse. C’est pourquoi nous demandons l’accès aux banques de données. A la lumière de la politique d’asile de plus en plus restrictive de l’UE en général et de Malte et de l’Italie en particulier, nous pensons que les septante-sept demandeurs d’asile ont perdu la vie suite à une négligence intentionnelle. Ils auraient eu la vie sauve s’ils avaient été considérés comme des êtres humains et non pas comme des « immigrants africains illégaux ». […] C’est pourquoi nous demandons une enquête approfondie sur la cause du décès de ces septante-sept demandeurs d’asile, pourquoi n’ont-ils pas été secourus et qui est responsable de leur mort ? ». La lettre porte la signature collective suivante : « les familles et les amis d’Afrique, d’Australie, d’Europe, du Canada et des USA des réfugiés dont il est question ».

Le 10 décembre 2009, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, publie le courrier resté sans réponse qu’il avait envoyé, à ce sujet, le 26 août 2009, au ministre italien de l’intérieur, Roberto Maroni, et au ministre maltais de la justice et de l’intérieur, Carmelo Mifsud Bonnici[49]. Le jour même, le ministre maltais confirme les propos tenus en août par le porte-parole des Forces armées maltaises. Les cinq passagers de l’embarcation interceptée par la vedette maltaise étaient en bonne condition physique. Il précise qu’il n’y avait aucune trace d’une présence antérieure d’autres passagers dans l’embarcation et que les migrants avaient insisté pour continuer leur route vers Lampedusa. « Il aurait été illégal de secourir les migrants contre leur volonté ». L’équipage de la vedette n’ayant pas d’autre choix que de fournir l’aide humanitaire demandée par ces personnes, leur donna donc de la nourriture, de l’eau, du carburant et des gilets de sauvetage. Ensuite, la vedette suivit l’embarcation et prévint les autorités italiennes lorsque les migrants arrivèrent dans la zone italienne. Le ministre souligne que l’équipage maltais a suivi les règles internationales de conduite en mer. En ce qui le concerne, cette affaire est close.

En août 2009, le procureur d’Agrigente a ouvert deux enquêtes. La première concerne l’inculpation pour entrée irrégulière en Italie[50] des cinq rescapés. Mais ceux-ci ont introduit une demande d’asile et, en décembre, quatre d’entre eux ont obtenu le statut de réfugié[51]. En conséquence, ils sont effacés du registre des illégaux[52]. La deuxième enquête concerne les circonstances du décès de septante-sept des passagers du zodiac. Nous avons peu d’information sur l’état d’avancement de cette enquête. A l’époque, la presse italienne évoquait l’intention du procureur d’adresser une demande de commission rogatoire à la justice maltaise.

Les réactions sévères du Vatican et des Evêques italiens devant cette tragédie relancent la polémique sur la politique menée par Maroni et Berlusconi vis-à-vis de l’immigration clandestine.

Le 21 août 2009, Radio Vatican titre : « Des dizaines d’immigrés périssent en mer. L’Europe aussi silencieuse qu’à la Shoah ». Selon le témoignage des cinq rescapés, une dizaine de bateaux les croisèrent sans s’arrêter. L’éditorial de l’Avvenire, le quotidien des évêques italiens, établit un parallèle entre les tragédies des boat-people en méditerranée et celles des convois de déportés juifs. « Ces convois plombés, les voix, les cris dans les gares de transit, personne ne les voyait, ne les entendait […] A l’époque le totalitarisme et la terreur faisaient fermer les yeux. Aujourd’hui, non, c’est plutôt une indifférence tranquille, résignée… Peut-être même une aversion gênée… L’Occident fait semblant de ne pas entendre les cris des immigrés en Méditerranée. […] Aucune loi, ne peut annuler le devoir de secourir les naufragés. Aucune politique de contrôle de l’immigration ne peut autoriser la communauté internationale à abandonner une embarcation à la dérive. Il existe une loi de la mer, bien plus ancienne que celle codifiée par les traités. En mer, on porte secours. Après, sur terre, on peut appliquer les lois en vigueur. […] Pour les évêques italiens, ce bateau vide est une grave offense à l’humanité. » Mgr. Schettino, le président de la Commission épiscopale pour l’émigration, affirme : « C’est la décadence du sens de l’homme. On devient indifférent à l’autre, à ceux qui fuient la guerre, la misère, la pauvreté. »[53].

Umberto Bossi, le leader de la Ligue du Nord, critique l’Eglise : « Les déclarations des évêques ne sont pas raisonnables. […] Nous nous retrouvons face à des hécatombes, avec des gens qui risquent leur vie pour rien, parce que lorsqu’ils arrivent ici, il n’y a pas de travail. » Pour le ministre Roberto Calderoli, les critiques des évêques sont inacceptables et sont basées sur de faux raisonnements. « Nous, nous avons sauvé des vies humaines avec la fermeté. Notre gouvernement avec la fermeté préventive a sauvé sans aucun doute des centaines de vies, avec une fermeté profondément humaine. »[54]

Le 1er septembre 2009 – Suite à une déclaration sur les refoulements d’un porte-parole de la Commission, menaces de Silvio Berlusconi de bloquer le fonctionnement du Conseil européen

Le 30 août 2009, la marine maltaise intercepte septante-cinq Somaliens à 35 miles au Sud de Malte. Quatre personnes dont une femme et un nouveau-né sont accueillies à Malte. Les autres sont escortés jusque dans les eaux italiennes d’où ils sont directement refoulés en Libye. Le 31 août, un porte-parole de la Commission européenne évoque une demande d’éclaircissement concernant les refoulements adressée par cette dernière à Rome et à La Valette.

Le 1er septembre, Silvio Berlusconi, furieux de voir la Commission s’ingérer dans un dossier lui attirant régulièrement les critiques de l’opposition italienne, déclare « Ma position est sans équivoque et précise ; nous n’accorderons plus notre vote, bloquant de fait le fonctionnement du Conseil à moins qu’il soit admis qu’aucun Commissaire et aucun porte-parole puisse faire des déclarations publiques. Il n’incombe qu’au président de la Commission et à son porte-parole de se positionner. […] Je n’hésiterai pas à exiger la démission des Commissaires et de leurs porte-paroles qui continueront à donner leur avis publiquement comme bon leur semble […] C’est intolérable […]dans chaque pays, cela fournit des armes à l’opposition »[55].

Le 8 juin 2010 – Décision libyenne de fermer le bureau du HCR à Tripoli

Le 8 juin 2010, les autorités libyennes ont ordonné au HCR de fermer son bureau de Tripoli. Le motif de cette fermeture a été donné quelques jours plus tard : un fonctionnaire du HCR aurait attribué des papiers en échange de services sexuels. Cette décision a été prise alors qu’une délégation de la Commission européenne se trouvait à Tripoli pour y négocier un accord-cadre en vue de renforcer la coopération entre l’Union et la Libye dans plusieurs domaines y compris l’asile et la migration irrégulière.

Le 4 octobre 2010 – Signature d’un agenda de coopération entre l’Union Européenne et la Libye couvrant différents domaines dont la protection des réfugiés et la surveillance des frontières

Le 4 octobre 2010, lors de la visite en Libye des Commissaires européens Cécilia Malmström et Stefan Füle, un « Agenda de coopération » a été signé entre la Commission européenne et la Libye. Il concerne les domaines suivants : la surveillance des frontières, les opérations de recherche et de secours en mer et dans le Sahara, la lutte contre le trafic et la traite des êtres humains, l’accueil des migrants irréguliers dans l’attente de leur renvoi dans leurs pays d’origine, l’organisation de retours volontaires, la création d’un système d’asile et de protection des réfugiés…

Connaissant la situation des droits de l’homme en Libye[56], ainsi que le sort des personnes qui y sont refoulées par l’Italie, il est légitime de se poser des questions sur la « faisabilité » de ce projet qui permettrait à l’Union Européenne de se décharger sur la Libye de l’accueil et du suivi d’un certain nombre de demandeurs d’asile et de migrants irréguliers. La parlementaire européenne, Sylvie Guillaume (S&D, France), interviewée par l’ECRE (European Council on refugees and exiles) fait part de son scepticisme et questionne : « Sortir la Libye de son isolement, oui, mais à quel prix ? »[57]

Conclusion
 

La simple relation de ces faits parle par elle-même. Nous voyons se développer, au fil des dernières années, une politique de « raison d’État » qui met au dessus de toute autre considération, la volonté d’arrêter effectivement la migration vers l’Europe. Cette politique est menée ouvertement par le gouvernement italien, avec un peu plus de discrétion par l’Allemagne, avec un certain embarras par Malte (qui réclame en vain un meilleur partage des charges), elle a la complicité au moins tacite des autres États européens. Le gouvernement italien se réjouit sans vergogne du succès statistique des mesures prises, sans s’attarder un instant au prix payé.

Pourtant ce prix est effrayant. En refusant les secours aux naufragés, en inculpant et condamnant ceux qui leur viennent en aide, les autorités impliquées ont méconnu le devoir humain fondamental de venir en aide à personne en danger et violé le droit de la mer qui ratifie ce devoir. En jouant à fond la dissuasion, la politique adoptée porte atteinte au droit de demander l’asile et, plus généralement, aux droits fondamentaux des personnes migrantes. Une pareille politique, il faut bien en prendre conscience, sape les fondements mêmes de l’Union européenne, à savoir « les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit ainsi que le respect des droits de l’homme »[58]En ce sens, elle constitue une grave menace pour la dignité, l’identité, les valeurs politiques, philosophiques et/ou religieuses des citoyens européens. Le titre que nous avons donné à cette analyse est cruellement vrai : les contrôles meurtriers en Méditerranée sont le triste « naufrage des valeurs européennes ».

Nous avons relevé aussi, au fil de la description des faits, les résistances à la politique dominante. C’est la justice italienne qui, au terme d’un long procès, acquitte et justifie pleinement les responsables du Cap Anamur mais condamne inexplicablement les capitaines des deux bateaux de pêche tunisiens, après avoir reconnu que leur action relevait bien du secours en mer. Ce sont des responsables européens (Commissaires ou députés) qui élèvent des protestations, les instances du HCR qui expriment de plus en plus clairement leur inquiétude, des autorités morales, l’Église italienne (rudement prise à partie d’ailleurs par les porte-paroles de la politique officielle), des franges de l’opinion publique… Certains cas extrêmes, comme celui des naufragés accrochés à une cage à thons, ont été dénoncés dans la presse internationale. Mais il est urgent de se rendre compte que ces violations flagrantes des droits les plus élémentaires sont la conséquence d’une incapacité de l’Europe à avoir, par rapport aux flux migratoires, une politique cohérente et conforme aux valeurs qui la constituent.

En proclamant l’universalité des droits de l’Homme mais en ne respectant pas les droits des ressortissants des pays tiers dans la mise en œuvre de leur politique migratoire, l’Union européenne et les États membres alimentent la méfiance et le ressentiment vis-à-vis de l’Europe. Et ce n’est pas la politique de coopération avec la Libye qui est en train de se mettre en place, plus ou moins subrepticement, qui devrait améliorer les choses. Si elle diminuera peut-être le nombre des naufrages en Méditerranée, elle n’arrêtera pas le « naufrage des valeurs européennes ».  

Notes :

  • [1] CPT (Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe), Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Conseil des droits de l’homme de l’ONU, UNHCR, Parlement de l’Union européenne, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe…

    [2] Amnesty International, Human Rights Watch, Migreurop, MSF, Oxfam.

    [3] Selon le Règlement Dublin II, pour déterminer l’État compétent pour l’examen d’une demande d’asile, il faut d’abord que la demande ait été déposée dans un État membre de l’UE.

    [4] Pour éclaircir cette situation, l’OMI (Organisation Maritime Internationale) et le UNHCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés) ont publié : « Sauvetages en mer – Guide des principes et des mesures qui s’appliquent aux migrants et aux réfugiés, juin 2007 ». A consulter sur le site :

    http://www.afcan.org/dossier_reglementation/mesures_migrants.html

    [5] D’après le bureau du HCR à Istanbul, les autorités turques ont arrêté quelques 70.000 migrants en situation irrégulière en 2009. Les Marocains qui n’ont pas besoin de visa pour la Thaïlande prendraient l’avion pour Bangkok, puis pour Istanbul http://eulogos.blogactiv.eu/2010/06/25/chute-des-arrivees-de-bateaux-de-migrants-en-mediterranee

    [6]Gérées par FRONTEX et composées d’experts nationaux de différents pays de l’UE, ces équipes d’intervention rapide aux frontières fournissent une assistance technique et opérationnelle rapide en cas d’afflux massif d’immigrés (Règlement CE 863/2007).

    [7] Pendant la même période, des naufrages et des atteintes aux droits fondamentaux des migrants ont également eu lieu en Grèce : refoulement en mer ou dans la région de l’Evros, déportation illégale, conditions de détention inhumaines et dégradantes. Cf. « The truth may be bitter, but it must be told »: The situation of refugees in the Aegean and the practices of the Greek coast guard, edited by PRO ASYL, Frankfurt am Main and Group of Lawyers for the Rights of Refugees and Migrants, Athens. A l’autre extrémité de la Méditerranée et le long de l’Atlantique, le coût humain de la migration clandestine est tout aussi élevé : nombreux naufrages, rafles, refoulement de demandeurs d’asile, enfermements, refoulement par abandon aux frontières dans le désert. L’APDHA (Associacion pro derechos humanos de Andalucia) publie chaque année un rapport intitulé « Droits de l’homme en frontière Sud » (http://www.apdha.org).

    [8] Bras de mer large de 145km séparant la Sicile et la Tunisie.

    [9] Le porte-parole se fait l’écho des imputations calomnieuses de l’accusation : les inculpés se sont servis des événements à des fins publicitaires, ils ont vendu des informations à des tiers et ils ont faussement évoqué l’existence d’une situation d’urgence sanitaire pour favoriser l’entrée clandestine en Italie de 37 ressortissants non-communautaires.

    [10] « European governments make an example of Cap Anamur refugees » by Martin Kreickenbaum, 22 July 2004. L’article est publié sur le « World Socialist Web Site » (www.wsws.org/articles/2004/jul2004/anam-j22.shtml).

    [11] Cap Anamur – pubblicati i motivi di assoluzione : l’intervento umanitario non é reato / Fulvio Vassallo Paleologo, università di Palerma Il est possible de télécharger le jugement à la fin de l’article. (www.meltingpot.org/articulo15310.html).

    [12] Reuters, le 13 août 2004 : Rome et Berlin favorables à des « portails » d’immigration.

    [13] « Le programme de la Haye : Renforcer la liberté, la sécurité et la justice dans l’Union européenne » est adopté par le Conseil européen du 5 novembre 2004. Il reflète le retour en force des discours et des mesures « sécuritaires » dans la politique migratoire européenne après la brève parenthèse ouverte par le Conseil extraordinaire de Tampere des 15 et 16 octobre 1999. Le chapitre « renforcer la liberté » du programme de la Haye est consacré pour une bonne part à la régularisation des flux migratoires.

    [14] Ndlr : souligné par nous.

    [15] Dépêche de l’AP, le 11 octobre 2004 : Les ministres des Affaires étrangères de l’UE lèvent les sanctions imposées à la Libye.

    [16] Europe’s shame par Peter Popham (www.independent.co.uk/news/world/europe/europes-shame-450754.html).

    Laura Boldrini, porte parole du HCR en Italie, leur consacre un chapitre de son livre « Tutti indietro », Milano, Rizzoli, 2010, pp. 81-89.

    [17] A la page 15, Le Soir titre : « Les naufragés de la cage à thons renvoient l’Europe à ses errements » et « L’indifférence va croissant autour des drames de l’immigration clandestine en mer ».

    [18] Selon Laura Boldrini, « le capitaine du Bufadel leur a fait parvenir de l’eau et des portions de melon. Rien d’autre ». Ndlr : peut-être n’avait-il effectivement rien d’autre ? Ce qui pose une fois de plus la question de la responsabilité de l’état maltais qui non seulement ne les a pas secourus mais n’a même pas fourni d’aide urgente (nourriture et gilets de sauvetage).

    [19] « Malta’s proposal of burden-sharing has met the same fate as all similar ones put forward in the last 15 years » in « Migration News Sheet », July 2007, pp. 9-10.

    [20] Agrigento – Processo ai pescatori tunisini. Una sentenza contradditoria di Fulvio Vassallo Paleologo, Università di Palerme (www.meltingpot.org/articolo15002.html).

    [21] Cinq marins et 2 capitaines.

    [22] Parmi lesquels 2 enfants et 11 femmes dont 2 enceintes.

    [23] Traduction libre d’un extrait de : Menschenfischer – Bericht über den Prozess gegen die sieben tunesischen Fischer, die am 8.8.2007 vor der Küste Lampedusa 44 schiffbrüchige Migranten retteten Von Germana Graceffo, übersetzt und überarbeitet von Judith Gleitze Agrigento/Palermo 12/2009 – disponible sur google.

    [24] «Menottés et en cage comme des dangereux malfaiteurs» déclare, en 2010, Kamel Ben-Kalifa, marin pêcheur de 51 ans, encore choqué d’avoir été emprisonné, au journaliste Ulrich Kreikebaum. Cf. « Im Netz der italienischen Justiz » Frankfurter Rundschau, 22/3/2010.

    [25] Giusto Catania (Refondation communiste), Pasqualina Napoletano (socialiste), Hélène Flautre (Verts).

    [26] Agrigento – Processo ai pescatori tunisini. Una sentaza contradditoria (cf. note 20 supra).

    [27] Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié, Convention européenne des droits de l’homme, Charte européenne des droits fondamentaux, Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Convention internationale pour la sauvegarde de la vie en mer de 1974 (Convention SOLAS), Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritime de 1979 (Convention SAR) ainsi que les amendements de 2004 à ces deux dernières Conventions.

    [28] Avec le soutien, e.a., de Günther Grass (prix Nobel de littérature), Günter Walraff (journaliste), Heiko Kaufmann (pro Asyl), Elias Bierdel (borderline Europe), Kapitän Schmidt (Cap Anamur). Voir le site www.sos-mittelmeer.de

    [30] Originaires du Nigeria, du Ghana, de Gambie, de la Côte d’Ivoire, de Somalie et du Mali.

    [31] Informations du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe (CPT).

    [33] Les refoulements continuent à être effectués après le 22 novembre mais nous ne possédons pas de données fiables les concernant.

    [34] Human Rights Watch – « Pushed Back, Pushed Around: Italy’s Forced Return of Boat Migrants and Asylum Seekers, Libya’s Mistreatment of Migrants and Asylum Seekers » (2009), 92 p.

    www.hrw.org/en/reports/2009/09/21/pushed-back-pushed-around?print. Jesuit Refugee service Malta, « Do they know? Asylum seekers testify to life in Libya », 2009 (www.jrsmalta.org).

    [35] Il s’agit soit de Laura Boldrini, porte-parole du HCR en Italie, soit de Laurens Jolles, représentant du HCR pour l’Europe méridionale. Ces deux fonctionnaires ont été l’objet d’une campagne de dénigrement menée e.a. par le ministre de la Défense, Ignazio La Russa, et par les journaux Libero, Il giornale et Il tempo.

    [36] Différentes institutions de l’Eglise, y compris la Conférence épiscopale ont critiqué la nouvelle politique de refoulement.

    [37] Ndlr : souligné par nous. Ces extraits des déclarations du ministre de l’Intérieur proviennent d’un article posté sur le net à Malte faisant l’éloge de la politique de Maroni. En voici le lien www.vivamalta.org/forum/archive/index.php/t-8776-p-10.html

    [38] Berlusconi, accompagné de 5 ministres, se trouve en Egypte à l’occasion du sommet intergouvernemental qui célèbre un an de « partenariat stratégique entre l’Italie et l’Egypte ». L’Italie est le premier partenaire de l’Egypte au sein de l’UE.

    [39] Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

    [40] Response of the Italian Government to the report of the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) on its visit to Italy from 27 to 31 July 2009, Doc. N°. CPT/inf (2010)15, 28 April 2010 (http://www.cpt.coe.int/documents/ita/2010-inf-15-eng.pdf).

    [41] « En Sicile, deux responsables d’un rapatriement forcé renvoyés en jugement », publié sur le site de France Terre d’asile http://www.france-terre-asile.org/index.php/component/content/article/2059

    [42] Voir Requête n° 27765/09 présentée par Sabir Jamaa Hirsi et autres contre l’Italie introduite le 26 mai 2009. L’exposé des faits est accessible sur :

    http://www.cir-onlus.org/Riassunto%20fatti%20e%20domande%20al%20Governo.pdf

    [43] Nous reproduisons ici la déclaration du porte-parole du HCR, Ron Redmond, lors de la Conférence de presse tenue le 14 juillet 2009 au Palais des Nations à Genève.

    [44] Ils étaient plus de septante à s’embarquer en Libye : quatre-vingt-deux, en majorité Erythréens, selon l’association de parents et d’amis qui s’est constituée après le sauvetage ; septante-huit, tous Erythréens, d’après le témoignage d’un des 5 survivants. L’enquête menée à Agrigente fournira sans doute une estimation exacte. Thomas Hammarberg, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe lorsqu’il les évoque, emploie la tournure « plus de septante ». L’incertitude quant au nombre exact de clandestins ne porte en aucun cas atteinte à la réalité de leur odyssée.

    [45] La haute mer est découpée en plusieurs zones de Secours et de Recherche dont sont responsables les États riverains.

    [46] En 2008, selon Laura Boldrini, près de 40 % des sauvetages opérés par la garde des finances, la marine militaire et les garde-côtes italiens ont été effectués en dehors des eaux sous compétence italienne. Mais, en 2009, le gouvernement donne de nouvelles directives, les secours en mer ne seront opérés que dans les zones qui se trouvent sous la compétence de l’État italien ; les autres États doivent prendre leurs responsabilités. Cf. « Tutti indietro », pp 131-132.

    [47] « Nous étions épuisés, fatigués, désespérés, seul un bateau de pêcheurs s’est approché et nous a donné de l’eau et de la nourriture. A bord, de nombreuses personnes étaient mortes mais au moins une trentaine était encore en vie, hélas, il est reparti » (témoignage d’un des deux adolescents survivants).

    [48] La lettre est publiée en allemand et en anglais sur le site de borderline-europe, sous le titre « Europas Abschottung fordert 77 Tote » (http://borderline-europe.de/thema.php).

    [49] Ces lettres sont publiées sur le site du Commissaire aux droits de l’homme (www.coe.int/commissioner).

    [50] la loi 94/2009 prévoit une amende allant de 5.000 à 10.000 euros pour le délit d’immigration illégale.

    [51] La demande d’asile introduite par la cinquième personne étant encore en examen.

    [52] En vertu de l’article 31 par. 1 de la Convention de Genève « Les États Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières. »

    [54] Il giornalieri : « Tragedia in mare, scontro Bossi-Vaticano ». http://ilgiornalieri.blogspot.com/2009/08/tragedia-in-mare-scontro-bossi-vaticano.html

    [55] Sources diverses dont l’AFP et Le Monde.

    [56] Amnesty International vient de publier un rapport sévère à ce sujet: « Libya of Tomorrow » : What Hope for Human Rights? London, 18 June 2010.

    [57] ECRE interviewed Sylvie Guillaume (S&D, France), member of the LIBE Committee

    http://www.ecre.org/ressources/ECRE_actions/1641. L’évolution de la politique de “coopération” entre les États européens et l’Union elle-même et la Libye exige d’être suivie avec la plus grande attention critique. Nous envisageons de revenir sur ce point dans une analyse ultérieure.

    [58] Traité de l’Union Européenne, art.3.