Culture et démocratie : au-delà du non-essentiel
En mars 2020, la pandémie qui commençait à s’abattre sur la planète a forcé les gouvernements de par le monde à prendre des mesures d’urgence susceptibles de protéger au mieux les populations et en particulier les publics les plus fragilisés. Dans un élan conjoint de solidarité, de civisme, d’exercice de citoyenneté, le secteur culturel a accepté, sans broncher, les restrictions qu’on lui imposait. L’heure était à la réinvention, à une autre façon de vivre et de faire la culture. De belles initiatives, virtuelles ou réelles, ont vu le jour, et ont montré à quel point le secteur pouvait rebondir, à quel point ses acteurs pouvaient être résilients, à quel point il devenait essentiel de continuer à créer. Depuis, quel bilan et quelles perspectives ? Quelle place a-t-on laissé à la culture, à la création, à ses acteurs ? Dans un monde déboussolé, dans des sociétés en souffrance, affaiblies par la peur, dans une temporalité qui ne laisse aucune place à l’imprévu, que faire de la culture et de tous ceux qui la font ou la pratiquent ? La démocratie, et les valeurs qu’elle porte, peut-elle se vivre sans culture ?
Les sacrifiés de l’essentiel
La situation particulière que nous vivons tous depuis plus d’un an a largement mis le focus sur le fonctionnement de nos sociétés modernes, ou plutôt sur leurs dysfonctionnements. Nous avons tous appris qu’il y avait au sein du corps social des acteurs essentiels, d’autres considérés comme non-essentiels par période, et d’autres enfin comme non-essentiels jusqu’à nouvel ordre. Cette présentation, cette nouvelle classification sociale, certes caricaturale, a le mérite de montrer, qu’à côté des discours, des engagements, des intentions, des déclarations, des pans entiers du corps social pouvaient être « sacrifiés » sur l’autel de la précaution. Au nom de ce principe, énoncé pour la première fois par Paul Berg en 1975 dans le cadre de recherches génétiques, et repris depuis le sommet de Rio, en 1992, par la société civile, les régimes démocratiques ont adopté des lois, des règles, des décrets entravant la circulation des individus, obstruant leur liberté, conditionnant leur quotidien à l’amélioration de courbes statistiques, pour certaines relativement ésotériques. La vie a été ralentie pour freiner la mort. Beaucoup parmi ces laissés pour compte de la pandémie ont appris, à leurs dépens, qu’ils n’étaient plus essentiels au fonctionnement de la société, malgré tout ce qu’on leur avait dit auparavant, malgré les discours qu’ils avaient entendus sur le rôle et la place de chacun. En perdant leur liberté, et surtout leur liberté de travailler, de produire, de créer, leur liberté d’exister, ils découvraient que l’égalité entre les individus, pourtant sacralisée par la Constitution, la déclaration des droits de l’homme, ne résistait pas au virus. Moins de liberté, moins d’égalité, comment croire que la solidarité puisse encore être une valeur partagée par tous. C’est, pourtant, sur ce triptyque que repose tout système démocratique sain. Enlever l’une de ces composantes et c’est tout le système qui s’ébranle. Ces sacrifiés de l’essentiel (culture, culte, horeca, sport, événementiel, métiers du bien-être appelés maladroitement métiers de contacts…) ne demandent qu’une seule chose : exister à nouveau, exister et vivre avec leurs fragilités, leurs incertitudes, leurs beautés, leurs rêves.
Non-essentiel mais indispensable
Ces derniers mois, la vie des sociétés humaines (démocratiques ou autoritaires) s’est réduite aux fonctions de base : manger, travailler (pour ceux qui le pouvaient), soigner. Ces fonctions, fussent-elles indispensables, n’en sont pas moins insuffisantes. Aucun système, aucune société humaine n’a réellement prospéré, ne s’est vraiment développé en limitant ses activités à ces fonctions de base. Quel monde vivrions-nous, quel rapport au réel aurions-nous sans culture, sans fête, sans rencontres, sans contacts, sans voir dans les yeux de l’autre la beauté de nos propres rêves ? C’est un monde sans couleurs, sans reliefs, sans perspectives que nous aurions à vivre, un monde aseptisé, standardisé, un monde gris de l’instant, sans projections, sans émerveillement, sans surprise.
La culture au cœur du projet démocratique
La culture, dans son acception générale, est indispensable aux sociétés humaines, et en particulier aux sociétés démocratiques dont elle constitue un pilier insécable sacralisé dans toutes les constitutions et toutes les déclarations de droit. Si aujourd’hui, par abus de langage, on utilise souvent le mot « culture » pour désigner presque exclusivement l’offre de pratiques et de services culturels, le recours à l’étymologie peut nous aider à mieux comprendre le rôle et l’importance de ce secteur dans le développement des sociétés humaines. Le mot « culture » vient du latin « cultura », lui-même issu de « colere » qui signifie cultiver et célébrer. D’abord utilisé pour décrire des activités agricoles, Cicéron, le premier, en détourna la signification pour l’appliquer à l’homme. Par cette métaphore, il entendait montrer que l’esprit des hommes se cultivait aussi. Depuis le terme n’a cessé de désigner tout ce qui constitue et définit une civilisation humaine, dans ses fondements artistiques, linguistiques, philosophiques[1]… Cultiver l’esprit des hommes, leur transmettre des savoirs, des sentiments, des sensations, leur apprendre à voir, à se réjouir, à pleurer, leur montrer l’altérité, la différence, l’accepter, voilà tout ce que la culture, ses droits, son exercice, apporte au projet démocratique. Sans culture, ce projet (qui se veut holistique) ne serait qu’une coquille vide ou presque, une intention sans réalité. Comment comprendre dès lors que malgré tous les discours, toutes les déclarations, la place de ce secteur soit toujours minorisée ? Et l’expérience que nous vivons actuellement dans le cadre de cette pandémie ne fait que confirmer ce constat : premier fermé, dernier rouvert. Or, demain, qui nous permettra de réfléchir sur cette période, sur nos réactions, nos comportements, qui nous permettra de nous en souvenir, d’en pleurer, d’en rire, qui nous permettra de dépasser l’instant, de dégager des enseignements sinon ceux qui font et qui vivent la culture. En fermant leurs lieux culturels, lieu d’échanges, de débats, de découvertes, de création, d’invention, les sociétés démocratiques ont fait le choix de la santé et de la sécurité aux détriment des valeurs de liberté et d’égalité qui constituent ses fondements constitutifs et constitutionnels.
Le nécessaire redéploiement
L’expérience vécue nécessite bien des analyses, biens des réactions. À côté des tenants d’une vision anxiogène des événements et des rassuristes prêts à prendre tous les risques se tient une majorité souvent silencieuse, qui est fatiguée, sceptique, qui ne comprend plus l’absurdité de certaines règles, de certains interdits. C’est là-dessus qu’il va falloir reconstruire nos sociétés endeuillées. Il va falloir, pour éviter toute dérive extrême, reconstruire ce lien qui s’est distendu, réaffirmer fermement ces valeurs démocratiques qui nous portent, les réappliquer complètement, les revivre pleinement. Au centre de ce redéploiement et de ces enjeux, se trouve le secteur culturel qui parmi d’autres peut permettre de ré-enchanter le monde. Le système démocratique ne peut se passer de cet adjuvant essentiel pour lui. Par ses actions, ses créations, ses animations, il est capable de recréer du lien, recréer du sens et formaliser un discours et une réflexion sur le réel qui nous porte.
Mais il est plus qu’indispensable que nos sociétés modernes et démocratiques attribuent à ce secteur une place plus importante tant en termes de visibilité, d’accessibilité que de financement. Ce travail doit se faire dès l’école afin de faire entrer la culture et les arts pleinement dans le cursus scolaire de chaque enfant. Trop souvent, ces activités sont considérées comme secondaires, parallèles, et travaillées en dehors de l’école. Le pacte d’excellence prévoit un programme spécifique (PECA) d’éducation aux arts dans le cadre du tronc commun. Si ce programme est encore aujourd’hui relativement flou, il a le mérite de mettre le focus sur une dimension par trop oubliée ou minimisée par le passé. Il faudra se saisir de cette opportunité pour donner à tous les élèves les moyens d’exercer leur créativité, découvrir leurs talents tout en exerçant leurs droits culturels. Et ici, il conviendra d’associer tous les acteurs du secteur en valorisant leur expérience, tout en leur offrant un statut reconnu acceptable.
En outre, en considérant que les années qui viennent seront des années de difficultés économiques, il faudra malgré tout faire l’effort de maintenir les investissements publics dans le secteur culturel, les maintenir et les partager plus équitablement : quelques gros opérateurs emportent une grosse part des subventions laissant sur le pavé des opérateurs mineurs ou privés. Un redéploiement ne pourra se faire sans répartir autrement. Enfin, la culture et l’art invitent à la rencontre, au toucher, à la sensation de l’instant. Il faudra dès lors inciter les gens à revivre pleinement et en réel l’acte culturel : rassurer pour mieux profiter, pour mieux accueillir.
Au terme de ces
différentes assertions, il me paraît évident que culture et démocratie sont indissociablement liées et ont
besoin l’une de l’autre pour se déployer librement, sereinement. Que
cette période de pandémie ne reste qu’une parenthèse et que l’avenir nous
apprenne vraiment la signification du mot essentiel.
Notes :
-
[1] Voir Déclaration de Fribourg, Les droits culturels, 2007.