En Question n°150 - octobre 2024

De la punition à la réparation : Pour une justice sans prison

Un monde sans prison est-il possible ? Oui, répond sans tergiverser Delphine Pouppez. Mettant en lumière l’inefficacité du système pénal, et les injustices qu’il nourrit, elle plaide pour une justice communautaire, citoyenne, créative. Ainsi, à la suite d’Angela Davis, icône de la lutte abolitionniste, elle contribue à répondre à la question centrale : comment ne plus avoir besoin du carcéral ?

Homme assis dans une cellule de prison crédit : Curated Lifestyle - Unspalsh
crédit : Curated Lifestyle – Unspalsh

Détresse psychologique, rupture des liens familiaux, perte de revenus et d’accès futur à l’emploi, stigmatisation, problèmes de santé physique et mentale, violences vécues en détention… Dénoncés dès la naissance de la prison moderne au 18e siècle, les effets délétères de l’enfermement sont une vieille litanie, qu’on se fatigue à réciter sans jamais atteindre l’exhaustivité. Les siècles passent et se ressemblent, et si les murs (parfois) se transforment, les fondations de l’institution demeurent immuables. Il faut punir qui transgresse la loi, l’exclure, l’isoler – avec l’espoir hasardeux que la peine le fera, au mieux, méditer pour s’amender, et au pire, souffrir suffisamment pour qu’on ne l’y reprenne pas.

L’inefficacité de l’approche n’est pourtant plus à démontrer. En renforçant la désocialisation et la marginalisation, facteurs criminogènes majeurs, l’institution carcérale produit par elle-même la récidive – estimée en Belgique à 60% après une incarcération. Et, alors que la surpopulation carcérale vaut à l’État belge interpellations et condamnations de tous bords depuis plus de dix ans – tribunaux nationaux, instances européennes, ONU… –, nous assistons aujourd’hui à une explosion sans pareille (taux d’occupation de 115%), alors que les nouvelles prisons ne cessent de fleurir : plus on en ouvre, plus on les remplit. Et plus on remplit, plus on déshumanise. Pire : on en renforce les effets contreproductifs.

L’échec actuel, et la nécessité d’améliorer le système carcéral, ne sont plus niés par personne. On a bien essayé quelques liftings : nouvelles infrastructures salubres et technologiques, designs architecturaux ambitieux (le « village pénitentiaire » de Haren), intervention du secteur associatif intra-muros ; téléphone individuel, congés pénitentiaires ou visites intimes pour favoriser le maintien des liens avec l’extérieur, etc. On a beau la réformer, le résultat est identique, comme le taux de récidive : en plus de détruire des vies, la prison manque son objectif de réinsertion et de protection de la société.

Un problème social plus que de criminalité

C’est que le problème, en réalité, se situe ailleurs. La punition d’incarcération, même enrobée de nouveaux apparats, ne répondra jamais à sa mission de « justice » : car le problème n’est pas d’ordre moral, mais socio-économique ; pas d’ordre individuel, mais structurel. La population carcérale est en effet bien loin du portrait-robot du dangereux criminel, dressé par les productions cinématographiques et les discours sécuritaires grandissants. Il s’agit avant tout d’une population particulièrement vulnérable, marginalisée et concernée par des délits de faible gravité. Selon les statistiques pénales du Conseil de l’Europe, en 2022, près de 70% des personnes condamnées sont enregistrées pour vol et pour coups et blessures, et la moitié pour des faits liés à la drogue, alors que les homicides et violences sexuelles ne concernent qu’un condamné sur cinq[1]. On n’y compte même pas les détentions préventives (en attente de jugement), qui constituent, tenez-vous bien, plus d’un tiers de la population carcérale – autrement dit, un détenu sur trois est présumé innocent. La mesure, supposée exceptionnelle et « d’absolue nécessité pour la sécurité publique », est utilisée à tort et à travers – bien souvent auprès de personnes étrangères ou sans-abri, pour éviter qu’elles se dérobent à la justice.

Le constat est limpide : la prison ne reflète pas la criminalité, mais l’inégalité. Non seulement la précarité, le manque d’accès aux soins de santé, à l’enseignement professionnel, à l’emploi, au logement… favorisent les passages à l’acte, qu’il s’agisse de « survie », de contestation, ou encore de répondre à des normes de valorisation sociale spécifiques à la situation de marginalité. Mais ces différents facteurs influencent également l’accès à une défense équitable (avocats renommés, versus commis d’office), ainsi que la perception des juges. À infractions égales, tout le monde n’a pas les mêmes chances d’éviter les barreaux. Pire, le système pénal semble pensé pour défavoriser les plus précaires : jusqu’il y a peu, des infractions contre la propriété (1 mois à 5 ans de prison pour vol sans violence) étaient par exemple condamnables plus sévèrement que des atteintes à la personne (8 jours à 6 mois de prison pour coups et blessures). Comme on choisit ceux qu’on contrôle et qu’on arrête, on choisit aussi ce qu’on qualifie de crime, et ceux qu’on désigne comme dangereux. On est pourtant en droit de se demander : du cambrioleur ou du dirigeant coupable de fraude fiscale, du toxicomane ou du CEO d’une multinationale écocidaire, lequel menace le plus notre sécurité actuelle et future ?

Sortir de la logique répressive : la voie abolitionniste

Puisque l’incarcération est le produit des inégalités sociales et reproduit celles-ci, que les tentatives d’améliorer la détention échouent toutes à protéger et réhabiliter, on peut estimer que ce n’est pas tant la prison qu’il faut réformer, mais le système pénal lui-même.

C’est ici qu’entrent en jeu l’abolitionnisme carcéral et pénal. Un postulat clair : la prison n’est et ne sera jamais la solution au crime, à l’insécurité, et globalement à l’injustice – ni pour les auteurs d’infractions, ni pour les victimes, ni pour la société. Tout simplement parce que l’approche punitive, individuelle, est un non-sens pour répondre à une situation structurelle. Alors oui, « abolition », le mot peut faire peur – on imagine les portes des prisons s’ouvrir d’un coup, leurs occupants s’enfuir dans la nature. Le projet est loin d’être si simple, mais l’horizon est assumé : un monde sans prison est possible. S’il semble difficile à imaginer, c’est que la prison a tellement imprégné nos imaginaires qu’elle s’est imposée comme vitale, si naturelle dans le paysage qu’on peine à concevoir un ordre social qui ne reposerait pas sur sa menace. C’est oublier que la prison en tant qu’institution pénale (enfermement dans un objectif de pénitence) n’existe pourtant que depuis deux siècles, que partout, de tous temps, on a su faire sans – et qu’on n’a pas éradiqué le crime depuis. « D’accord, mais par quoi remplacer la prison alors ? » L’interrogation, bien légitime, est pourtant piégeuse. D’expérience, on sait que toutes les « alternatives » (bracelet électronique, travaux d’intérêt général, sursis avec conditions, bientôt maisons de détention…), qui restent dans une logique répressive questionnable, finissent par étendre le champ total des condamnations, sans réduire le recours à la prison. Angela Davis, icône de la lutte abolitionniste, proposait alors de renverser la question : plutôt que de chercher des traitements de substitution, il faudra se demander comment ne plus avoir besoin du carcéral – travailler à rendre la prison obsolète.

Alors comment s’y prendre, concrètement ?  La seule véritable alternative reste la prévention. C’est la base : pour réduire le crime, il faudrait commencer par s’attaquer aux facteurs criminogènes. Investir dans les services publics et sociaux – accès à l’enseignement, aux soins, à l’emploi, au logement, à l’aide sociale… Et si l’état de nos finances publiques pose question, gageons que la clé réside dans une autre distribution budgétaire. Alors que nos politiques sont de plus en plus sécuritaires et répressives, l’urgence est au contraire de travailler à réduire le recours à l’enfermement, extrêmement coûteux en plus d’être inefficace et délétère. Concrètement, d’une part, abandonner tous les projets de nouvelles prisons (les neuf derniers réalisés ou en cours sont estimés à 3,8 milliards d’euros) ; d’autre part, libérer massivement et éviter les futures incarcérations (environ 150 euros par jour et par détenu) – de quoi financer d’autres politiques de justice. D’autre part, il faudrait également favoriser les libérations anticipées avec suivi post-détention ; réduire la durée des peines et le recours à la détention préventive ; supprimer les peines de prison pour délits mineurs et sans violence ; traiter les dépendances et les troubles psychiatriques dans des structures de soin et non répressives. C’est la voie empruntée depuis des décennies par les pays scandinaves, qui ferment les établissements comme nous en ouvrons : en dix ans, la Finlande a réduit sa population carcérale de 17%.

Replacer les victimes au centre

On ne peut évidemment pas se contenter de réduire l’incarcération pour espérer résoudre notre déficit de justice. C’est oublier, voire négliger un acteur fondamental : les victimes.

C’est déjà l’une des critiques récurrentes, dès qu’émerge un projet visant à améliorer les droits et la qualité de vie des personnes incarcérées : ce serait cracher à la figure des victimes. Car nos conceptions de l’ordre moral sont dominées par la pensée punitive : pour « rendre justice », il faudrait faire souffrir les auteurs autant qu’ont souffert les personnes lésées. Mais la peine prononcée ne semble jamais suffisante. La souffrance des auteurs parvient rarement à apaiser celle des victimes. Et si l’on peut dénoncer la punition, nous avons la responsabilité de prendre au sérieux le sentiment d’impunité.

Quoi qu’on en pense, en l’état actuel, le système pénal ne cherche pas à rendre justice aux victimes : à vrai dire, il s’en préoccupe peu. Le procès est souvent vécu comme une violence supplémentaire, où elles ne peuvent exprimer leurs besoins, leur ressenti, poser les questions qui leur importent. Tout devra passer par l’avocat, celui qui connait les règles du jeu – ne pas tout dire, penser stratégie. Tandis que l’inculpé est au centre de la scène, les victimes sont réduites à n’être que des pièces à conviction. Et in fine, seul le juge tranchera, sur base de faits et preuves, peu importe ce que les personnes concernées considéreront comme « juste ».

C’est ce que les partisans de l’abolitionnisme pénal et de justices alternatives proposent de renverser : il s’agit de repenser fondamentalement notre conception du « faire justice ». Cela veut dire d’abord : réconcilier les approches, en plaçant les besoins des victimes au centre d’une logique non répressive. Le besoin de comprendre, de donner sens à l’événement, d’apaiser le dommage causé. Cela veut dire également : chercher à résoudre ou apaiser des situations, plutôt que de sanctionner des personnes. Balbutiantes et peu connues chez nous, les procédures de médiation naissent de cette logique, bien qu’encore attachées au pénal : reconnaitre la capacité des personnes concernées à définir ce qui leur semble juste, à formuler leurs besoins, de façon à créer ensemble les conditions de réparation du préjudice – réparation réelle, ou symbolique. Ce sont les principes au cœur de la justice réparatrice, restauratrice, transformatrice (des qualificatifs généralement synonymes), qui ouvrent un éventail de possibilités et de formes infinies, sur base volontaire et progressive. Plutôt que l’opposition, on travaille alors le lien et on ouvre la parole entre victimes et auteurs, en face à face ou par des intermédiaires : cercles de parole ou rencontres individuelles, directes ou indirectes (on évoque des faits similaires mais dans d’autres affaires), victimes premières ou secondaires… En sortant des faits stricts et de la dichotomie coupable versus victime, en incluant également l’entourage ou d’autres personnes se sentant concernées, la rencontre et le dialogue permettent la compréhension mutuelle, donnent sens à l’événement, lui confèrent un visage humain. Les initiatives en ce sens, presque inexistantes en Belgique (et souvent réservées à la justice des mineurs), sont pourtant prometteuses : à la fois en termes de prévention de la récidive – par une meilleure compréhension des conséquences humaines de l’infraction – et pour répondre aux besoins des victimes, qui se sentent enfin considérées.

La seule solution viable à l’enfermement et aux souffrances des victimes, si l’on veut donner sens à la justice, réside là : une justice communautaire, citoyenne, créative. Il faut ouvrir des espaces alternatifs au judiciaire, traiter les problèmes plutôt que punir, pour progressivement rendre la prison obsolète. Cela n’éradiquera pas la délinquance. Mais ça aura le mérite d’en atténuer l’ampleur et les effets – peut-être même de la rendre constructive. Sortir de la logique carcérale, ce n’est pas seulement rendre de la dignité aux personnes désignées criminelles, c’est en offrir aux victimes, et au monde qui les entoure.

Notes :

  • [1] Le total excède 100% car plusieurs infractions peuvent être comptabilisées par personne. Notons que le calcul est fait à un moment T (31 janvier 2022), donc sans compter le turnover des peines courtes : rapporté sur le total des condamnés sur l’année, le pourcentage de crimes graves chuterait encore considérablement.