De l’habitat groupé participatif, ou : comment des « vieux » entrent en « kot à projet».
Cette analyse vise, dans un premier temps, à clarifier ce que l’on entend par Habitat Groupé Participatif (HGP), à situer son origine et à en présenter le mode de fonctionnement. A travers diverses interrogations, l’auteur tente ensuite de déterminer pourquoi il se développe et pourquoi il intéresse les aînés de notre société. Leur permet-il de vivre mieux et d’être acteurs dans le travail à mener pour une meilleure gestion des ressources et un développement durable ? L’HGP correspond-il à un mouvement positif pour notre société ? Elargit-il l’accès à un habitat décent ? A-t-il sa place dans l’éventail des possibilités qu’il serait bon d’offrir aux aînés ? Le lecteur trouvera dans cette analyse quelques éléments de réponse à ces questions.
Associer vieux et vie en kot n’est-il pas de l’ordre de la provocation ? Sans doute ! Oser parler de vieux est déjà en soi une incongruité politiquement incorrecte. Mieux vaudrait sans-doute parler de « moins jeunes », ou à la rigueur des « aînés ». Mais imaginer qu’ils puissent vivre en kot – lieu emblématique de la vie étudiante – n’est-il pas tout à fait insensé ? Et pourtant ! À y bien regarder, les points communs entre un kot à projet et un Habitat Groupé Participatif (HGP) sont nombreux. Ceux qui y habitent ont chacun leur chez soi, chambre ou appartement, dont ils défendent l’intimité ; ils se sont choisis pour partager la maison qu’ils habitent ; ils en assurent eux-mêmes la gestion ; ils partagent quelques pièces communes et, surtout, un même projet. Ils tiennent fortement l’un à l’autre tout en se chamaillant plus souvent qu’à leur tour. Néanmoins, nombreux sont ceux qui n’imaginent même pas que des personnes âgées soient encore capables d’avoir des projets et s’associent en vue de vivre en HGP.
L’objectif des réflexions qui suivent est d’abord de clarifier ce que l’on entend par HGP, situer son origine, déterminer pourquoi il se développe et intéresse notamment les aînés. Leur permet-il de vivre mieux, plus humains, plus heureux ainsi qu’il le prétend ? Énorme prétention, s’il en est. Il éveille la curiosité et alimente l’espoir d’une ouverture vers un épanouissement personnel. De nombreux articles et des émissions de radio et de télévision en illustrent les réalisations, suscitant des questions. Un tel mode de vie convient-il vraiment à des hommes et des femmes d’aujourd’hui ? Il s’agit bien sûr de choix personnels dont seuls les intéressés ont à répondre. Notre intention ici n’est pas d’apporter un jugement, mais de présenter un mode de fonctionnement et d’alimenter la réflexion des personnes qui s’y intéressent. Cependant, un centre de recherche, de formation et d’initiatives sociales, tel que le Centre AVEC, se doit d’élargir la perspective et de se demander si le développement d’HGP correspond à un mouvement positif pour notre société. Elargit-il l’accès à un habitat décent ? A-t-il sa place dans l’éventail des possibilités qu’il serait bon d’offrir aux aînés ? Les aînés peuvent-il être acteurs dans le travail à mener pour une meilleure gestion des ressources et un développement durable ? Nous nous attacherons donc aussi à ces questions.
L’HGP, une utopie d’hier et d’aujourd’hui
La maison de nos rêves se bâtit en fonction de ce que nous pensons pouvoir être et offrir à ceux que nous aimons. Il n’est pas exagéré de dire que cette aspiration est constitutive de l’être humain. L’art d’habiter et d’habiter ensemble est le fruit d’un long travail de l’humanité, très diversifié selon les époques et les latitudes. Il s’enracine dans l’environnement et 4 s’identifie à la civilisation elle-même. L’histoire des peuples nous apporte de nombreux témoignages de réussite mais aussi de combien d’échecs, tant la soif de pouvoir et le désir d’accaparer les richesses à son profit contrecarrent la construction d’une société harmonieuse.
Dans les cultures les plus diverses, se sont développés des habitats comportant une réelle convivialité entre des personnes ou des ménages appartenant à des familles différentes. Des collectivités entières se sont organisées selon un modèle communautaire, tantôt très autoritaire, tantôt démocratique. Mais des hommes et des femmes se sont également regroupés pour former ensemble un habitat commun en vue d’y poursuivre un même objectif. Leur recherche de vie meilleure se situait souvent en réaction par rapport à celle de la société de leur temps, parfois même en faisant choix de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
Les humanistes du XVIème siècle ont été très préoccupés par la construction d’une société idéale : Utopie, comme l’appelait Thomas More. Leur démarche philosophique, écrit Jean-
Michel Longneaux[1], « procède en trois temps : premièrement, elle dépeint les misères sociales de leur époque ; deuxièmement, elle cherche à identifier la (ou les) cause(s) qui seraient à l’origine de ces souffrances ; et troisièmement, elle tente de réorganiser complètement la société, de la façon la plus plausible qui soit, en ayant pris soin de neutraliser les facteurs jugés nuisibles. C’est dans le cadre de cette conception idéale de la société qu’on en vient à reconsidérer l’architecture et l’aménagement de l’habitat ». En Utopie, on ne connaît ni l’argent ni la propriété privée. Elle s’organise autour de la vie communautaire, de l’organisation collective des tâches, des repas pris à plusieurs familles ; les maisons n’appartiennent à personne et sont constamment ouvertes (sans serrure).
Un autre humaniste, au langage plus truculent, Rabelais, se plait à imaginer une vie communautaire en complète réaction par rapport à celle des monastères, couvents et béguinages. Il connaît bien ceux-ci, vu qu’il a été franciscain, puis bénédictin. Aaprès avoir eu leur heure de gloire au Moyen Age en contribuant au développement spirituel, culturel, économique et politique de ce qui deviendra plus tard l’Europe, ils étaient alors en pleine décadence. La règle unique que donne Gargantua à l’abbaye de Thélème résonne comme une provocation : « Fais ce que voudras »[2]. Il ne s’agit pas d’une bouffonnerie mais d’une habile plaidoirie. « Toute leur vie doit être employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre ». C’est la première fois, semble-t-il, que le libre arbitre et la bienveillance, et non l’obéissance, sont ainsi placés au centre de la vie communautaire.
La poursuite d’une cité idéale n’a pas inspiré que des traités philosophiques. Il faut rappeler ici l’extraordinaire entreprise de vie communautaire dont les Jésuites furent les artisans dans les Réductions guaranis du Paraguay (1608-1768). Elles étaient si contraires à l’ordre établi et aux intérêts des puissances coloniales que celles-ci les combattirent et finalement les détruisirent. Mentionnons également les communautés protestantes américaines au XIXème siècle et plus récemment les Kibboutz en Israël.
Après la révolution française et face aux bouleversements sociaux que suscite la première révolution industrielle, l’on voit apparaître au début du XIXème siècle un mouvement inspiré par les humanistes, relayés par les philosophes des Lumières. Le contexte est totalement différent. Pour lutter contre la pauvreté, le manque d’éducation et les conditions de vie inhumaines imposées aux ouvriers dans les entreprises, Charles Fourier (1772-1837) en France et Robert Owen (1771-1858) en Angleterre développent un socialisme criticoutopique. Ils conçoivent de grands habitats communautaires : les phalanstères. Leurs efforts eurent beaucoup d’influence pour améliorer la condition ouvrière, notamment par la création de coopératives ouvrières et finalement de sociétés d’habitations sociales, mais les habitats communautaires dont ils entreprirent la création ont échoué, à quelques exceptions près ; ainsi le familistère de Guise, habitat communautaire fondé par J-B. André Godin (1817-
1888) en 1846 pour les ouvriers de son entreprise (les poêleries Godin) et leurs familles (1500 personnes). L’entreprise existe toujours mais le familistère, bien que toujours lieu d’habitation, ne fonctionne plus sous sa forme communautaire depuis (ô ironie) 1968.
La même année, une française, Mira Richard, veuve du philosophe indien Sri Aurobindo, fonde dans le sud de l’Inde une cité idéale : Auroville[3]. L’objectif des fondateurs et des quelque 1800 habitants qui sont venus, de l’Inde et du monde entier, les rejoindre est de
vivre en paix, de manière égalitaire et débarrassés des servitudes de l’argent, au delà de toute croyance, de toute opinion et nationalité. Pour sa fondatrice, « Auroville est une cité internationale. Elle n’appartient à personne en particulier, mais à l’humanité dans son ensemble ». Elle est soutenue par le gouvernement indien et par l’Unesco.
Le bouleversement culturel qui a suivi mai 68 a eu en Belgique des conséquences évidentes en matière d’habitat, à commencer par les campus universitaires où les maisons communautaires se multiplièrent. L’aventure tente aussi des jeunes couples qui forment des habitats, associant parfois habitat et travail professionnel. C’est ainsi que dans les années ’70, des médecins créent des maisons médicales où ils travaillent et parfois vivent ensemble avec infirmières, kinés, dentiste, secrétaire… Fort marquées au départ par l’idéal communautaire, ces maisons se recentreront sur la recherche d’une médecine exercée en groupe et orientée vers la santé publique. On observe une évolution similaire parmi les maisons communautaires étudiantes où le groupe se constitue en fonction d’un projet commun social, culturel, ou écologique. Ce sont les kots à projet.
A travers une grande partie de l’Europe, en particulier dans les pays nordiques, le ‘vivre en communauté’ inspire de nombreuses réalisations, les unes de petite taille, les autres formant de grands ensembles. Les architectes qui réalisent ces projets développent une conception de l’architecture comme projet social et culturel et s’efforcent de répondre aux aspirations de leur temps. Selon Sten Gromark[4], « Le mouvement de l’habitat alternatif depuis 68 a joué un rôle majeur dans la transformation et la métamorphose du comportement et du quotidien au niveau le plus général. Comme si, en suivant le philosophe Henri Lefebvre, la vie quotidienne était l’enjeu, le théâtre et la scène du changement social et culturel le plus fondamental ».
Abbeyfield, un HGP orienté vers les aînés
En 1956, un major retraité de sa Gracieuse Majesté ouvre une maison communautaire pour personnes âgées isolées, sise Abbeyfieldroad à Londres. Il n’est pas évident qu’il y ait eu un lien direct entre cette initiative et la pensée utopique. Néanmoins, l’association que fonde le major Richard Carr-Gomm, aidé de 4 volontaires, est bien le fruit d’une pensée humaniste. On y retrouve les trois moments caractéristiques de la démarche utopique : critique d’une situation sociale, analyse des causes et action. Abbeyfield se pose en réaction face à la situation inacceptable qui prévalait en Angleterre après la seconde guerre mondiale, en particulier pour de jeunes aînés, soldats démobilisés, veuves de guerre, fonctionnaires et civils rentrés des colonies britanniques ayant accédé à l’indépendance (l’Inde en 1947).
Beaucoup vivent seuls, sans travail et sans ressources suffisantes. La guerre est finie, ils ont supporté l’effort de guerre, mais le redressement économique en cours les oublie. Le système de protection sociale est déficient. Le manque de logements est criant. La solution proposée pour leur rendre leur dignité est d’ouvrir un habitat groupé, associant vie privée et vie en groupe. Ses habitants se soutiendront mutuellement, aidés également par des volontaires. Le mouvement assume l’idéal communautaire, mais en insistant sur l’indépendance dont doivent jouir les habitants. Il s’agit de concilier les inconciliables : l’individualisme et son contraire la solidarité.Habiter autonome « chez moi » etHabiter solidaire « chez nous ».
C’est d’autant plus important qu’Abbeyfield oriente son action vers les aînés. Leur existence, en tant que groupe social, est encore récente en cette première moitié du XXème siècle[5]. Le développement démographique amorcé au XVIIIème siècle donne peu à peu de l’importance à leur groupe. La révolution française magnifie leurs vertus, instaure une fête en leur honneur, mais ne change rien à leur pauvreté. Ce n’est qu’en 1889 que Bismarck instaure en Allemagne l’assurance vieillesse. Il faudra encore plus d’un demi-siècle avant que d’autres États européens le suivent. Au mieux, les vieux sont considérés comme des assistés potentiels. Le livre que Simone de Beauvoir consacrera en 1970 à « La vieillesse »[6] amènera une prise de conscience aussi révolutionnaire que celle qu’elle provoqua avec le « Deuxième sexe ».
Bien en avance sur son temps, la charte qui exprime les valeurs propres d’Abbeyfield insiste au contraire sur la dignité, l’autonomie et l’indépendance de la personne âgée ainsi que sur le rôle qu’elle peut jouer dans la société. Elle doit rester responsable de l’habitat que l’on organise avec elle et pour elle. A cette première maison Abbeyfield, viendront s’ajouter beaucoup d’autres : un millier en Angleterre, et plusieurs centaines dans une quinzaine d’autres pays, du Commonwealth d’abord et plus récemment aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie.
En Belgique, un HGP très diversifié
L’évolution générale des conceptions concernant l’habitat dans l’organisation de la vie quotidienne offre un terrain favorable à l’HGP. La place qu’occupe aujourd’hui la co-location en est un indice. Sur internet, une recherche de « co-location Belgique » vous donne le choix entre différents sites diffusant chacun plusieurs milliers d’offres et de demandes. Les demandes proviennent principalement de jeunes entre 18 et 25 ans, mais aussi d’un grand nombre d’hommes et de femmes de 26 à 40 ans. Elles ne se limitent pas à la recherche d’un logement à un prix accessible ; elles expriment fréquemment un souhait quant au mode de cohabitation envisagé.
Comme nous l’avons signalé plus haut, c’est après mai 68 qu’apparaissent en Belgique les premiers HGP rassemblant plusieurs ménages, couples ou célibataires, en vue de former une unité de vie à long terme. L’idée séduit ; publications et colloques sont suivis par un public enthousiaste, partageant le souci d’une vie quotidienne plus conviviale et respectueuse de l’écologie. Plus récemment les journaux, la radio et la télévision ont présenté l’HGP au grand public.
L’association sans but lucratif (asbl) Habitat et Participation[7], fondée en 1982, a pour objet de « promouvoir les processus participatifs décisionnels interactifs supposant la mise en oeuvre d’un dialogue et d’un partenariat ». Elle diffuse l’information à ce sujet et met en place l’échange d’expériences et leur évaluation.
En collaboration avec les Facultés Universitaires Saint-Louis et le centre de recherche néerlandophone SUM Research, Habitat et participation a effectué une étude sur l’Habitat solidaire et les possibilités de reconnaissance de l’habitat groupé pour les personnes en précarité sociale. Pour celles-ci, des maisons ont en effet été créées en vue de les accueillir soit temporairement, soit à plus long terme. Mais les réglementations concernant le revenu d’intégration, l’allocation de chômage et la GRAPA (Garantie de revenus aux personnes âgées) sont telles que, dans un habitat collectif, ces personnes risquent de voir leur allocation réduite en raison de la cohabitation. Les résultats de l’étude ont été présentés lors d’un congrès organisé dans le cadre de la Politique des Grandes Villes en juin 2007[8]. Des recommandations ont été présentées en vue de dépénaliser la solidarité en encadrant juridiquement ce type d’habitat sous le label d’habitat solidaire.
Pourquoi vient-on vivre en habitat groupé ? Pour certains, comme le montre l’étude sur l’habitat solidaire, il ne s’agit pas de choix mais d’opportunité pour éviter le pire. Il n’est pas exclu qu’à des degrés divers cette contrainte de l’urgence ne contribue à motiver d’autres décisions d’entrée en HGP, tant l’accès à un logement décent est devenu difficile pour beaucoup. Il reste que c’est autour d’un projet de vie, basé sur la solidarité et orienté vers le long terme, que se sont construits la plupart des HGP et qu’ils attirent aujourd’hui un public motivé. Les plus anciens ont maintenant 30 ans d’existence, ainsi que le constate Catheline Giaux dans une étude récente[9] où elle analyse 12 HGP de Wallonie et de Bruxelles. Six d’entre eux ont, parmi leurs habitants, des membres fondateurs qui, le temps passant, ont atteint l’âge de la pension ; quatre se sont constitués avec une perspective intergénérationnelle et deux ont comme objectif l’accueil des aînés. L’HGP prend ainsi place parmi les solutions de vie offertes aux aînés.
L’HGP pour personnes vieillissantes en Belgique
En Belgique, la première initiative en ce sens a été réalisée par le CPAS de Woluwe Saint-
Lambert. En 1981, celui-ci aménage, dans un complexe immobilier social, 5 appartements situés au rez-de chaussée. Chacune de ces entités est conçue pour cinq personnes âgées qui y ont chacune leur chambre et disposent d’un espace et d’équipements communs. Le service social du CPAS soutient les groupes tout en leur laissant une grande liberté dans l’organisation de leur vie quotidienne.
Au cours des années ’90, l’idée d’HGP pour personnes vieillissantes prend corps en Belgique.
Le Petit Béguinage de Louvain la Neuve ouvre la voie en 1995[10], suivi trois ans plus tard par le Jardin du Béguinage à Etterbeek. Il s’agit là de petites maisons indépendantes dont les habitants se sont associés afin de poursuivre ensemble un projet de solidarité et de progrès spirituel. Emboîtant le pas, l’asbl Abbeyfield Belgium est fondée en 1996 en vue de promouvoir la création d’HGP ouverts aux aînés en Belgique.
Dans l’opinion publique, on commence à prendre conscience de ce que les études scientifiques annonçaient depuis de nombreuses années : l’allongement de l’espérance de vie et le vieillissement de la population sont en train de modifier profondément l’équilibre des générations et le parcours des âges. Plusieurs publications étudient alors les conséquences de cette évolution au niveau de l’habitat et s’intéressent à l’HGP tant à l’étranger qu’en Belgique[11].
Un exemple : lorsqu’en 1945 l’âge légal de la retraite a été fixé à 65 ans pour les hommes et 60 pour les femmes, leur espérance de vie à la naissance était pour les premiers de 62 ans et de 67 pour les secondes. Soixante ans plus tard, elle a augmenté, respectivement de 14 et 15 ans. Un homme qui atteint aujourd’hui 65 ans peut espérer vivre encore 16 ans et une femme vingt ans. Le progrès est d’autant plus considérable que les années de vie gagnées sont généralement des années de vie sans incapacité sévère.
Par ailleurs, le système belge des prépensions a amené beaucoup de travailleurs à prendre leur retraite à partir de 55 ans. En 2004, le taux d’emploi de la population âgée active est très bas : celui des hommes de 55 à 59 ans s’élève à 53% et, de 60 à 64 ans, à 20% ; celui des femmes, respectivement à 31 et 9%[12]. En un demi-siècle, un nouveau troisième âge a pris place dans le cycle de vie ; il n’est limité que par l’apparition d’incapacités fonctionnelles ou de maladies nécessitant de l’aide et des soins, ce que nous appelons maintenant le quatrième âge. L’entrée en maison de repos, qui s’effectuait autrefois dès l’âge de la pension, est reculée aussi loin que possible ; le plus souvent, au-delà de 80, voire 85 ans. On ne s’y résout que contraint et forcé par des circonstances impérieuses. L’HGP par contre résulte d’un choix, effectué bien plus tôt, ouvrant même une perspective d’HGP intergénérationnel. Comme le faisait remarquer la plus âgée des habitantes d’une maison Abbeyfield : « certain(e)s habitant(e)s pourraient être mes petits enfants ».
Les HGP ont l’ambition d’explorer quelques chemins qui permettent de mieux répondre à l’émergence, dans le cycle de vie, de cette nouvelle et longue étape. Ils le font en adoptant des modalités organisationnelles très variées, tant au niveau du financement de l’immeuble que du fonctionnement. Pour qu’il puisse être considéré comme « participatif », il faut toutefois que l’engagement des habitants dans la vie de la maison dépasse le simple niveau consultatif que la législation impose d’établir en maison de repos ou résidence service ; il s’agit ici d’autogestion. Le statut légal sera souvent celui de l’asbl, mais cela pourrai également être une société coopérative si les habitants étaient copropriétaires de l’immeuble. En tout état de cause, il faudra veiller à respecter les normes du Code de logement de la région.
Lorsque la maison accueille des personnes âgées, la question a été posée de savoir si elle devait être agréée en tant qu’établissement résidentiel hébergeant des personnes âgées. Auquel cas, elle devrait se conformer aux normes établies. Une étude commanditée par la Fondation Roi Baudouin s’est penchée sur cette question, arrivant à la conclusion que les structures d’hébergement pour personnes âgées alors en vigueur n’étaient pas applicables aux petites entités de vie telles que les HGP. Elle estimait cependant utile qu’un statut spécial et une réglementation adaptée soient prévus afin d’éviter toute dérive[13].
Le Conseil wallon du troisième âge, en juillet 2007, a remis d’initiative un avis au Ministre de la santé et de l’action sociale, recommandant que de tels établissements soient soumis aux normes des résidences services prévues en application du décret du 5 juin 1997. Cela imposerait notamment la présence d’un membre du personnel dans l’établissement, de jour comme de nuit (et donc l’engagement de 6,5 équivalents temps pleins). Une telle exigence est impossible à assumer et totalement disproportionnée pour une petite unité de vie destinée à des personnes indépendantes. Cet avis visait nommément les maisons Abbeyfield.
Leurs représentants ont été entendus par le Ministre et ont pu faire valoir leur spécificité. Ils se sont réjouis d’entendre que l’intention du Ministre était de prendre le temps de réfléchir aux mesures à prendre, de suivre ce que les initiatives en cours mettent en place et de prendre avis de toutes les personnes et instances concernées. En effet, dans un HGP, les habitants sont eux-mêmes gestionnaires de leur maison et non simples bénéficiaires d’un hébergement collectif. La solidarité qui s’établit entre eux leur permet de pouvoir compter sur quelqu’un en cas de besoin. C’est l’un des avantages qu’ils y trouvent par rapport à la situation de celui qui vit isolé. Lorsque des soins ou une aide professionnelle sont nécessaires, l’habitant recourt aux services à domicile.
En Région bruxelloise, la COCOF (Commission communautaire française), dans son décret du 22 mars 2007, a envisagé une catégorie nouvelle d’établissements pour personnes âgées qu’elle désigne du nom de « maison communautaire » et dont la capacité maximale devra être fixée par le Collège. La définition donnée à la maison communautaire par le décret s’applique à un ensemble d’établissements plus large que celui des HGP ; mais rien n’empêcherait ceux-ci de se faire agréer en tant que telles, pour autant que les normes d’application, actuellement en préparation, soient adaptées à des petites unités de vie basées sur l’association, l’autogestion et la participation des habitants. Tout porte à croire que ce soit l’intention du Ministre compétent pour l’Action sociale et la Famille et la Santé. Dans ce cas, la législation, loin de freiner le développement de l’HGP accueillant des aînés, en assurerait la reconnaissance. En Région bruxelloise également, la COCOM (Commission communautaire commune) n’a pas jugé nécessaire d’ouvrir une catégorie nouvelle. Pour les personnes ne requérant pas aide et soins en maison de repos, son ordonnance du 24 avril 2008 maintient la distinction entre « l’habitation pour personnes âgées », à savoir une maison aménagée en vue du logement particulier de personnes âgées, et la « résidence service », laquelle offre de surcroît des services auxquels les résidents peuvent avoir recours. Faut-il comprendre qu’un habitat groupé dont les habitants se réuniraient, notamment, pour préparer et partager ensemble un repas devrait se faire reconnaître comme résidence service ? Il ne semble pas que ce soit l’intention du législateur. L’Antenne Andromède, sous la précédente législature, était reconnue en tant qu’habitation pour personnes âgées.[14] Il est probable que ce statut lui sera maintenu et étendu aux HGP ouverts aux aînés, à moins que l’on considère qu’ils relèvent de la politique générale du logement, étant donné qu’ils s’adressent à des personnes autonomes et indépendantes. En Région bruxelloise toujours, la législation de la Communauté flamande peut également être d’application si une maison déclare s’y rattacher dans le cadre de la COCON (Commission communautaire néerlandophone). Le Ministre de la Communauté flamande ayant la politique des personnes âgées parmi ses compétences, visitant en 2008 un HGP Abbeyfield à Bruxelles, déclarait que, selon lui, ce type de maisons relevait de la politique du logement et non de celle des personnes âgées.
Le fonctionnement d’un HGP, l’exemple d’Abbeyfield
A l’origine d’une maison Abbeyfield, il y a généralement quelques personnes dynamiques et enthousiastes qui se constituent en comité local et forment le noyau autour duquel se recruteront habitants et volontaires. Mais il faut aussi un immeuble permettant de créer un certain nombre d’appartements indépendants (entre 3 et 10) et disposant de quelques pièces pour les activités en groupe, un environnement sain et un accès facile aux magasins et services. Beaucoup de conditions à remplir et de difficultés à surmonter. Cela ne se fait pas en un jour. L’association Abbeyfield Belgium suit et encourage ces initiatives, organisant ensuite entre les maisons créées en Belgique, mais aussi avec celles de l’étranger, le partage d’expérience et la réflexion. Le label qu’elle donne à une maison pourrait lui être retiré si celle-ci s’éloignait des valeurs et normes de qualité qu’elle promeut en vue de garantir la sécurité, la qualité de vie et le respect des personnes.
Une fois l’asbl créée, il faudra compléter le groupe. Pour assurer la cohérence de celui-ci, une procédure d’admission est mise en place afin que les membres puissent se coopter. Le profil type du candidat, c’est quelqu’un de valide, autonome, prêt à participer à un projet de vie avec d’autres et… raisonnablement équilibré et sociable. Un handicap ou un problème de santé n’est pas un obstacle pour autant qu’il soit maîtrisé et que l’équipement de la maison y soit adapté. S’il survient ou s’aggrave ultérieurement, l’habitant qui en souffre recourt aux services de soins de santé et d’aide à domicile, tant que c’est gérable. Un jour peut-être, il devra choisir une formule d’hébergement. Lorsqu’un candidat est admis en tant qu’habitant, il est invité à signer un contrat d’adhésion par lequel il s’engage à respecter les statuts et le règlement d’ordre intérieur de la maison. Il devient alors membre effectif de l’asbl et dispose de ce fait d’un appartement. Il est informé de la PAF (participation aux frais) qu’il aura à assumer. Il désigne un ou plusieurs répondants à qui il confie la réalisation de ses volontés s’il arrivait que lui-même soit incapable d’en décider. Tout habitant peut quitter l’HGP, moyennant un préavis de 3 mois.
Au quotidien, chacun vit dans son appartement en toute liberté ; les habitants se retrouvent dans les pièces communes pour les activités et moments de rencontre qu’ils souhaitent. Un repas est régulièrement préparé et pris ensemble. Les décisions concernant l’organisation de la vie quotidienne, en particulier, le partage des responsabilités, sont prises en Conseil des habitants. Dans certaines maisons, les habitants rémunèrent une personne vivant à l’extérieur ou habitant la maison pour assumer diverses tâches d’intendance. Dans d’autres, ce sont les habitants eux-mêmes qui prennent en charge, à tour de rôle et à titre volontaire, une fonction de coordination.
Comme dans toute asbl, les habitants se réunissent en assemblée générale et désignent le conseil d’administration. Celui-ci est composé paritairement d’habitants et de volontaires qu’ils choisissent. Les administrateurs assument les fonctions prévues par la loi tout en laissant une large autonomie au conseil des habitants pour l’organisation de leur vie quotidienne. Ils veillent à ne pas dépasser le budget fixé par l’AG, car la participation aux frais demandée à chacun est calculée au plus juste afin que l’HGP reste accessible à des personnes à revenu modeste. Le recours à des personnes ou à des services extérieurs est limité au strict nécessaire. Chaque fois que les habitants peuvent se débrouiller eux-mêmes, ou avec l’aide de volontaires, ils font l’économie d’une dépense supplémentaire.
Quiconque a une certaine connaissance de la vie de groupe sait que l’entente et la cohésion d’un groupe ne s’obtiennent que moyennant un travail persévérant. Les divergences d’opinion et de caractère sont l’occasion de multiples conflits. Il serait étonnant qu’un HGP en soit exempt, mais lorsqu’ils surviennent, ils doivent être gérés et résolus. Pour y arriver, il est souvent utile de faire appel à un médiateur. Il appartient à chaque maison de décider avec qui et comment mettre cela en place. Il est bon aussi, dans la vie d’un groupe, de pouvoir se référer au sens de ce que l’on a choisi de construire ensemble alors que l’on vient d’horizons très différents. Etablir un tel échange, malgré et parfois grâce au pluralisme des opinions et des croyances, suppose le respect de l’autre et la bienveillance. C’est le meilleur chemin pour progresser vers une réelle convivialité.
Une maison Abbeyfield est invitée à trouver sa place dans le quartier où elle est implantée ; présence souvent modeste mais pouvant se révéler active soit par l’accueil qu’elle offre, soit par l’intégration de ses habitants dans la vie locale.
L’HGP a-t-il un avenir ?
L’habitat groupé et en particulier l’HGP constitue, selon nous, une solution de vie favorable à l’épanouissement humain de ceux qui en font le choix. Mais c’est loin d’être une solution de facilité. Quel que soit l’âge où l’on y entre, il faudra se remettre au difficile travail de l’écoute de l’autre et assumer ses responsabilités. C’est à ce prix que se crée un milieu de vie solidaire et convivial. Lorsqu’il s’agit de personnes vieillissantes, l’HGP a l’avantage de mettre celles-ci dans une situation où elles sont soutenues par la solidarité tout en restant responsables d’elles-mêmes et invitées à communiquer avec les autres habitants et leur voisinage. Ce sont d’excellentes conditions pour vivre une vieillesse heureuse et en santé.
Il faut toutefois reconnaître qu’il est peu probable que l’HGP puisse se généraliser. Néanmoins, l’attrait que provoquent de telles initiatives dans l’opinion publique a une influence certaine sur l’évolution de la société. Il n’est pas banal de voir des gens, même âgés, sortir de l’égoïsme ambiant tout en se réalisant eux-mêmes en pleine liberté. Cela donne à penser et, en cela, les habitants d’HGP sont acteurs de progrès. Il n’est pas inutile non plus de signaler que l’HGP contribue modestement mais réellement à la solution d’importants problèmes de société. Il peut permettre à des personnes à revenus modestes d’avoir accès à un habitat décent[15]. Les économies d’échelle en matière d’utilisation des équipements communs, de chauffage et d’alimentation sont considérables. La mise en commun de ressources et de compétences de toutes sortes permet d’éviter de nombreuses dépenses ; elle augmente la sécurité et favorise l’intégration dans la vie sociale. Face au vieillissement de la population, la création de petites unités de vie telles que les HGP évite des institutionnalisations trop rapides. On peut être autonome et indépendant, et néanmoins conscient qu’en vivant seul on s’expose à des incidents auxquels il sera difficile de faire face.
Le maintien en domicile privé devient un danger. C’est le moment de miser sur la solidarité.
Comment les pouvoirs publics réagissent-ils face aux HGP ? Le moins que l’on puisse en attendre est qu’ils ne leur fassent pas obstacle. Ce n’est cependant pas évident. Des mandataires publics soucieux de leurs responsabilités sociales prennent parfois ombrage de ce que de simples citoyens marchent sur leurs plates-bandes. Par ailleurs l’innovation dérange et trouve mal sa place au milieu de législations complexes et parfois tatillonnes. La tentation est grande de brandir la tolérance zéro alors qu’il n’y a pas péril en la demeure mais que tout simplement la loi ne prévoyait pas l’existence de ces situations nouvelles.
Serait-il possible de ne pas brider les initiatives nouvelles en voulant les couler dans les moules du passé ? Des difficultés existent, nous l’avons signalé, d’une part pour la création d’habitats solidaires ouverts aux personnes en précarité sociale et, d’autre part, pour les HGP accueillant des personnes considérées comme âgées. On peut toutefois espérer que des dispositions raisonnables permettront à l’Habitat solidaire et aux HGP de poursuivre leur développement.
En ce qui concerne la politique des personnes âgées, il est indispensable, dans une perspective à plus long terme, que le législateur revoie fondamentalement le concept même de « personne âgée ». Alors que la gérontologie sociale et la gériatrie, à la suite de la démographie, reculent l’âge de la vieillesse en fonction de la probabilité de la survenance de la dépendance sévère, nos lois, décrets, ordonnances et autres arrêtés continuent à considérer les citoyens comme vieux dès leur 60ème année et, dès lors, comme personnes « à protéger ». Une réflexion en profondeur serait nécessaire en vue de modifier cette notion d’âge critique, complètement obsolète.
A notre humble avis, l’HGP et l’habitat solidaire n’ont pas encore dit leur dernier mot.
Notes :
-
[1] Jean-Michel LONGNEAUX, « Habitat et utopie », in : Et si nous habitions autrement ?, Malonne, Éd. Feuilles familiales, 2001, pp. 17-36.
[2] 2 RABELAIS, Gargantua, Chapitre LVII.
[3] Selon une émission de La Deux le 19/05/2008 et le site officiel http://www.auroville.org/
[4] Sten GROMARK, « L’habitat et l’évolution de la cellule familiale », in : Et si nous habitions autrement ?, Malonne, Éd. Feuilles familiales, 2001, pp. 37-50. L’auteur, qui a consacré une thèse et de nombreux ouvrages à l’habitat alternatif dans les pays nordiques ainsi qu’à l’architecture « libératrice », donne dans cet article une synthèse très bien documentée.
[5] Jean-Pierre GUTTON, Naissance du vieillard, Paris, Aubier, Coll. Historique, 1988, 279 p.
[6] Simone de BEAUVOIR, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970. Anne-Marie GUILLEMARD, La retraite, une mort sociale, Paris, Mouton, 1972
[8] Habitat solidaire, Etude sur les possibilités de reconnaissance de l’habitat groupé pour les personnes en précarité sociale, Politique des Grandes Villes, Bruxelles, 25 juin 2007, 137 p.
[9] Catheline GIAUX, L’habitat groupé, fait pour durer ?, Bruxelles, Haute Ecole Ilya Prigogine, Travail de fin d’études, 2006, 144 p. Il peut être consulté sur le site http://www.habitat-groupe.be/IMG/pdf/memoire.pdf.
[10] Pierre HUVELLE & al., Vivre autrement le troisième âge, les nouveaux béguinages, ARC Brabant wallon, 1996.
[11] L’habitat des personnes âgées : enjeu des solidarités intergénérationnelles futures, LLN, Habitat et participation, 1991 ; Nouvelles générations d’habitat communautaire dans les pays nordiques en 1990, LLN, Habitat et participation, 1992. A. CARLSON, Où vivre vieux ? Quel éventail de cadres de vie pour quelles personnes vieillissantes ? Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1998, 206 p. R. VERCAUTEREN, M. PREDAZZI, M. LORIAUX, M. FERNANDO, Des lieux et des modes de vie pour les personnes âgées, expériences et analyses pluridisciplinaires internationales, Erès, Pratiques du champ social, 2000, 437 p.
[12] Enquête forces de travail 2004, disponible sur le site de l’INS : http://statbel.fgov.be/downloads/lfs1004-2004_fr.xls
[13] Valentine CHARLOT, Caroline GUFFENS, Où vivre mieux ? Le choix de l’habitat groupé pour personnes âgées, Fondation Roi Baudouin, Namur, 2006, 279 p.
[14] Ordonnance du 20 février 1992, Arrêté du Collège Réuni du 14 mars 1996 et Circulaire ministérielle du 1er août 1996.
[15] Voir sur le site du Centre AVEC l’étude : Promouvoir l’accès à un habitat décent en Région bruxelloise. <http://www.centreavec.be/pages/Pub_etudes_synopsisLeroy.htm>