Démocratie et éducation permanente
À quoi servent les associations d’Éducation permanente (EP) ?
C’est une excellente question, parce qu’elle met le doigt sur une évidence qu’on ne parvient pas facilement à communiquer. En effet, on aimerait que tout le monde sache spontanément de quoi il s’agit ! On rêverait de pouvoir mentionner « l’éducation permanente » comme on parle, par exemple, de solidarité, d’amour, d’amitié, d’art, de culture. Même si ce sont des réalités énormes et polysémiques, tout le monde comprend immédiatement à quoi elles font référence et pourquoi elles sont inestimables. Ce n’est peut-être pas le cas pour l’éducation permanente. Mais on pourrait dire que les associations d’éducation permanente contribuent à faire vivre la démocratie parce qu’elles structurent des démarches collectives d’émancipation, autour de quelques piliers essentiels : la prise de parole, le débat, l’esprit critique, la créativité et l’action collective…
Quoique… le mot « émancipation » n’est sans doute pas suffisant. Car comme l’a exprimé magnifiquement Bruno Latour, il ne s’agit pas seulement de se « libérer » de ses chaînes comme si on pouvait vivre sans liens et sans attaches. Il s’agit aussi de choisir des nouveaux attachements, de faire lien autour de valeurs partagées et humanisantes. Cela dit bien ce qu’est l’éducation permanente : il s’agit de démarches d’émancipation mais également de démarches qui nous attachent collectivement, activement.
Sont-elles vraiment essentielles pour la démocratie ?
C’est vrai que tous ces éléments se retrouvent par ailleurs dans d’autres domaines de la vie, par exemple l’école, la culture, les médias, parfois le monde du travail, si bien qu’on a du mal à percevoir la spécificité de l’éducation populaire. Peut-être que sa spécificité, justement, c’est d’articuler tout cela, de faire vivre cela dans le quotidien de citoyens adultes qui, autrement, n’auraient pas d’espace ou de temps pour prendre part à la vie démocratique collective.
Concrètement, au sein de groupes ou projets d’éducation permanente, une multitude d’apprentissages mutuels et d’interactions se produisent qui, sans aucun doute, favorisent l’exercice de la démocratie. L’écoute des réalités vécues par d’autres que soi, le débat entre des opinions différentes, le développement de l’esprit critique sont des réalités concrètes dans les associations d’éducation permanente. Bien sûr, on pourrait penser que ces interactions ont lieu également dans la vie de tous les jours, en dehors du monde associatif. Je pense malgré tout que nous avons, en Wallonie et à Bruxelles, un foisonnement associatif qui rayonne bien au-delà des milliers de citoyen.ne.s qui participent aux activités associatives. Peu de gens savent ce que signifie le concept d’éducation permanente, mais 99% des gens connaissent, directement ou indirectement, des associations ou des activités organisées par celles-ci. Par effets de contagion culturelle, c’est toute la société qui est prise dans les mailles – salutaires – de l’éducation permanente. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les citoyen.ne.s de la Fédération Wallonie-Bruxelles sont toutes et tous, de près ou de loin, touchés par l’éducation permanente.
Cet écosystème associatif, inséré dans la société, contribue à alimenter une forme de « biodiversité critique » si je puis m’exprimer ainsi. À bas bruit peut-être, mais suffisamment pour que ce « maillage culturel » constitue un barrage, assez efficace, à la structuration d’idées antidémocratiques. L’éducation permanente, c’est un contre-pouvoir supplémentaire que la démocratie se donne à elle-même. On peut d’ailleurs légitimement penser que l’absence d’extrême droite organisée en Belgique francophone est en partie imputable à ce fourmillement associatif d’éducation permanente.
L’école ne pourrait-elle pas suffire ?
C’est sûr que l’école est le premier espace où doit se former une culture démocratique partagée, critique, citoyenne. Mais on demande à l’école de faire tellement de choses… Et puis, surtout, peut-on considérer que, à 18 ans, notre conscience du monde qui nous entoure et des enjeux de société est définitivement arrêtée ? À titre personnel, c’est grâce à un cours de français que j’ai commencé à comprendre, par exemple, les différences fondamentales entre la gauche et la droite. Je me souviens encore du petit tableau en deux colonnes qui expliquait les valeurs de référence de l’un et l’autre camp. Mais ce n’est que vers une vingtaine d’années que je me suis intéressé de beaucoup plus près à la vie politique. Et la façon dont je me représente les grands problèmes de société aujourd’hui a énormément évolué depuis le temps de ce petit tableau en deux colonnes. Or cette évolution est intimement liée à la fréquentation de collectifs, d’associations qui, de fil en aiguille, par le contact avec d’autres pensées et d’autres façons de voir le monde, actualisent sans cesse mon « éducation ». Et cela vaut pour la politique mais aussi pour la culture ou même des tas d’apprentissages au sens large !
On pourrait presque définir l’éducation permanente comme un subtil mélange entre trois domaines qu’on estime spontanément – à tort ! – réservés à des acteurs déterminés : l’éducation, la culture et la politique. Or non ! La culture n’est pas l’apanage des artistes professionnels, la politique n’est pas réservée aux politiciens, et l’apprentissage n’est pas seulement affaire d’élèves et de professeurs ! L’éducation permanente, c’est de la culture, de la politique et de l’enseignement mais en-dehors de leurs domaines restrictifs : c’est pour (et par) les milieux populaires, pour tout le monde, ceux qui ne sont plus élèves, qui ne sont pas forcément artistes, profs ou engagés dans la vie politique.
Quels sont les objectifs/intérêts dans ce cas de l’EP ?
La société ne peut pas se résumer à une somme d’individus qui ont un travail, une vie privée et des loisirs. Un « peuple », un ensemble de citoyens partageant des droits et des projets communs, ça ne tombe pas du ciel, ça se construit. Comme le disait le philosophe Paul Ricœur, « c’est le travail sur ce qui nous divise qui nous permet de vivre ensemble au plan collectif ». Dès qu’il est question du sens de ce qu’on fait, des lois qu’on veut se donner, des politiques qu’on veut mener, surgit du conflit. Les finalités profondes de l’éducation permanente, c’est précisément cela : identifier les conflits et les travailler au plus proche des réalités vécues par les gens, pour les faire « remonter » jusqu’aux lieux de délibération, d’action ou de décision. Or, si cela peut évidemment se faire de façon spontanée, via des collectifs militants, l’intérêt d’un monde associatif organisé et subsidié c’est de se donner davantage de moyens pour réaliser ce travail permanent, appelé à se renouveler indéfiniment. C’est toute la dimension culturelle de la démocratie : une pâte à pétrir, à faire lever, à cuire, à re-pétrir, etc. et ainsi de suite de génération en génération.
Comment peuvent-elles parvenir à toucher un public très diversifié, parfois sceptique ou qui favorise davantage (ou privilégie) le simplisme ?
C’est une question compliquée. Faut-il « toucher » un public ou se laisser toucher par lui ? On n’a presque aucune prise sur les destinataires d’une action qui serait pensée à l’avance pour un public-cible potentiel… Quand on est amené à se poser la question de « Oui mais comment toucher tel ou tel public ? », c’est probablement déjà le symptôme d’une déconnexion. Ce n’est pas grave, car c’est le propre de tout collectif qui s’institutionnalise et se professionnalise. Mais cela doit nous interroger sur la façon dont on aborde l’éducation permanente. Ne « ciblons » pas trop les publics, comme on dit dans le jargon, laissons-nous cibler (interpeller, remuer, secouer) par ce qui vit autour de nous, dans la proximité. Le mouvement des Équipes populaires, pour lequel je travaille, mise sur une très grande diversité de groupes et de projets, d’approches et de thématiques d’action. Se côtoient ainsi, au sein d’une même structure, des initiatives de théâtre-action, des potagers collectifs, des groupes de réflexion citoyenne, de la récup d’aliments gaspillés, des assemblées de locataires. Tout le monde ne vote pas la même chose dans ce joyeux bazar, et heureusement ! Bien sûr, la tentation du simplisme est omniprésente, dans tous les milieux, dans toutes les classes sociales, et ce n’est pas toujours simple à surmonter. Mais c’est aussi ce qui donne sa raison d’être à l’éducation permanente. La tentation du simplisme est l’ingrédient de base à partir duquel peuvent se déployer des pédagogies critiques, comme le célèbre Voir-Juger-Agir.
En quoi une fragilisation de l’EP pourrait-elle aussi fragiliser nos démocraties ?
Nos démocraties sont déjà fragilisées, ne nous leurrons pas. La confiance envers les institutions de la démocratie, envers le monde politique et les médias, envers la capacité des démocraties à surmonter des crises, est plus faible que jamais. Pour toute une série de raisons plus ou moins objectives, mais c’est un autre débat. L’heure est à la colère, au ras-le-bol, au ressentiment, à la volonté de donner un bon coup-de-pied dans la fourmilière. Mais il y a par ailleurs, aussi, une soif de retrouver un projet commun, de se sentir appartenir à un ensemble plus grand que soi. Le néolibéralisme et l’hyper-individualisme ont créé un désert – et consécutivement un désir – de sens et d’appartenance collective. Le risque est que la conjonction de ces affects et de cette soif se structurent en dehors du champ démocratique. Les populismes de droite, nationalistes, proposent une réponse identitaire ou civilisationnelle à cette soif de sens collectif. Dans ce contexte, je pense que les associations d’éducation permanente (et d’autres) ont une responsabilité importante d’écoute, de traduction, d’interaction des émotions et des attentes des gens. Je ne sais pas jusqu’où cette référence est pertinente, mais le philosophe Peter Sloterdijk a développé l’idée que le moteur principal de la civilisation occidentale est la colère. La façon dont cette colère est collectée, stockée, traduite, exprimée, transformée, détermine l’orientation politique d’une communauté politique. En tant que corps intermédiaires situés entre le pouvoir et les citoyen.ne.s, les associations d’éducation permanente sont au cœur de cette tempête d’affects, elles ont un rôle à jouer dans ce bateau démocratie sur lequel nous sommes.