Le 04 juin 2016

Des contes et des comptes

Réflexions glanées sur l’épaisseur du monde et la résistance heureuse

 Au fil d’expériences et de réflexions glanées en Amérique du Sud et du Nord, ce texte développe l’opposition métaphorique, empruntée à Alain Deneault, entre les contes qui racontent et les comptes qui chiffrent et propose de penser les histoires que se transmettent et le bonheur qui se partage comme des résistances effectives à une économie chiffrée qui aplanit. 

Conter, raconter, dire ce qu’il advient, dans nos vies, dans les autres ; étonner, donner à partager. Les contes circulent depuis la nuit des temps, proposant du monde une vision complexe, dense et fine à la fois, permettant d’en appréhender les paradoxes et les dimensions magiques, de faire naitre des sentiments.

Mais compter c’est aussi aligner des chiffres, des notes, des listes de choses à faire. Dans ce cas, c’est alors simplifier, réduire. Rapporter, en une dimension, un monde multidimensionnel…  Les chiffres, lisses, plats, ne racontent pas. Ils taisent et sont souvent, dans notre économie, devenus autoréférentiels.

Ce texte voudrait, au fil d’expériences et de réflexions glanées en Amérique du Sud et du Nord, développer un peu plus cette métaphore des contes qui  se racontent et des comptes qui se chiffrent ; métaphore empruntée à Alain Deneault. L’article se terminera par une réflexion sur les histoires qui se transmettent et le bonheur qui se partage comme résistances effectives à une économie chiffrée qui aplanit.

Métaphores et courbes financières
 

 « Conter, ce verbe de la narration sensible, conter, c-o-n-t-e-r, pour énumérer les termes d’un récit en premièrement il advint ceci, deuxièmement survint cela, et troisièmement  il s’en suivit autre chose… conter la vie fut progressivement relégué à une attitude marginale au profit de compter, c-o-m-p-t-e-r : non plus conter la vie, mais vivre de ses comptes, faire ses comptes, compter intransitivement, sans que le réel, lui, dans l’affaire, ne compte. Que des colonnes comptables qui poussent comme des gratte-ciel dans une énumération toujours plus effrénée de rien, prenant toute la place dans des journaux qui saturent de sens l’espace du public. Et, tandis que les uns comptent leurs morts, là où on leur a pillé pétrole, bois et nourriture, quand on n’a pas emporté avec soi les hommes vaillants et les femmes infortunées, les autres comptent, éthérés, des résultats financiers censés ne signifier rien d’autre qu’eux-mêmes »[1].

Cette métaphore des co-n/mp-tes vient d’Alain Deneault qui, dans un livre et dans une conférence, parle d’une « Economie de la haine », soit une économie qui se construit sur la destruction (souvent invisible, car distante des lieux d’accumulation).

La métaphore permet de souligner comment une économie de plus en plus fermée et financiarisée, autoréférentielle, s’appuie sur une vision du monde réductrice qui s’applique non seulement au champ économique, mais aussi aux autres champs sociaux. La réalité est ainsi dépourvue des liens humains, de la beauté, de la vie, de la joie et de la magie pour n’être qu’un ensemble de chiffres, aplanis sur un écran ou une feuille de papier.

Des comptes partout
 

Le comptage est omniprésent. Il est l’unité de mesure de l’entreprise, de la finance, des budgets et des comptes des gouvernements. Des chiffres de la croissance à ceux du chômage, il dirige aussi l’Etat qui se gouverne, de plus en plus, comme une entreprise[2].

Mais le chiffre s’immisce aussi dans des champs auxquels, jusqu’ici, l’économie avait laissé leur indépendance. Ce faisant, le discours du comptage se naturalise, au point de sembler, souvent, la manière la plus correcte de penser. 

Ainsi, par exemple, les mondes associatif et universitaire, pourtant normalement critiques vis-à-vis de ces visions, sont aussi pris dans ces logiques d’évaluation, de plus en plus standardisées. La complexité du réel, de la compréhension sociale et des échanges nécessaires aux missions de recherches et d’éducation doivent de plus en plus être évaluées de manière chiffrée : rankings, nombres de publications, de signes, de personnes présentes dans le public, d’étudiants inscrits, etc. font les bases de ce qui est désigné comme bon ou mauvais, recevable ou irrecevable.

Ce dont il est question, c’est donc bien d’un accaparement de l’ensemble des discours par l’économie. Notre époque se trouve ainsi enfermée dans un monde réduit à une vision chiffrée de croissance, basée sur des prémisses financières fragiles, inégales et faites d’une suite de bulles prêtes à exploser…  Le cadre que cela tente d’imposer à la discussion est celui du compte, du chiffre, et non pas du conte, de la relation, de la vie.

Des cadres imposés
 

Cette absence de perspective, cet aplanissement de la réalité, sont-ils pourtant la seule mesure ? Quelle est cette résignation sourde qui fait que, si souvent, on se contraint à parler de manière chiffrée ?

Les imaginaires comptables semblent tels que même ceux qui s’opposent aux dégâts de notre économie contemporaine sont souvent contraints par le cadre chiffré. La mesure des dégâts devient la contrepartie du nombre de bénéfices (sans que le nombre de vivants n’apparaisse pourtant). Et les luttes citoyennes elles-mêmes, opposées à l’économie prédatrice, extractive et financière, sont aussi entrainées dans ces argumentations chiffrées.

Il est interpellant de voir comment les oppositions à des exploitations invasives (mines, gaz de schiste…) se construisent ainsi souvent autour d’arguments  économiques, car le cadre du débat, imposé de l’extérieur, est finalement uniquement économique, même si le ressenti et le positionnement des gens s’ancrent souvent dans d’autres manières de percevoir et d’être au monde.

Ainsi,  à l’est du Canada, par exemple, les pancartes qui fleurissent dans les villes et les campagnes affichent un décompte des emplois et démontent les arguments du gouvernement en faveur des gaz de schiste, exploitation  par ailleurs problématique quant à sa durabilité[3]. Leur message est que, non, les gaz de schiste ne sont pas les meilleurs pourvoyeurs d’emplois, le secteur des énergies renouvelables le serait bien plus, images et chiffres à l’appui. Des activistes expliquent par ailleurs que, s’ils avaient eu les moyens de faire une étude complémentaire, ils auraient voulu avoir des chiffres permettant de mettre en évidence l’apport économique de la forêt en termes d’air, d’eau… etc. : « Si nous le pouvions, pour avoir plus d’arguments, nous ferions une évaluation économique des services que rend la nature. En mettant en évidence la valeur, cela permettrait de mieux se défendre » (Nouveau Brunswick, avril 2014). Malheureusement, ils n’en ont pas les moyens, alors que les entreprises peuvent apporter leurs données, dans le débat.

Il y a un problème relié à tout cela : si le cadre de la discussion politique est posé par l’économie, les entreprises finissent, en général, dans une position confortable, à l’aise dans un espace qui est le leur et qu’elles maitrisent.

Or, imposant les règles, l’économie impose aussi un regard aplani.  Et le risque est que, avec cette vision réduite, on perçoive finalement une exploitation, telle que celle des gaz de schiste, comme inéluctable face à ce seul argument financier et chiffré. Ainsi, à moins de trouver un contre-argument de même nature ou d’atteindre les actionnaires (stratégie de plus en plus courante de la société civile) et de rendre l’opération moins rentable, la bataille semble trop facilement perdue.

Ce faisant, le comptage est aussi une force cynique, une machine efficace à produire de la résignation, de l’ « Aquoibonisme ». Tant que l’ordre des comptes et de l’argent est un « en soi », naturalisé et incontestable, les autres formes d’argumentation risquent d’être marginalisées.

A celui qui dit « mais la forêt est belle, mais les animaux méritent la vie, mais cela polluera ou détruira, mais les générations futures auront perdu tout l’environnement qui s’était construit pendant des millions d’années… », s’imposera régulièrement une fin de non-recevoir pour romantisme naïf, alors que ces arguments ont une valeur intrinsèque immensément estimable, bien que non comptable, qu’il s’agit d’affirmer et de défendre.

La parole et le conte comme antidotes
 

Face à cette omniprésence du chiffre, la résistance, l’action citoyenne et la contestation ne peuvent donc se limiter à rendre d’autres chiffres, au risque de contribuer à renforcer ce rapport réducteur au monde. L’utiliser stratégiquement, certainement, mais se laisser prendre au piège, non.

Rester critique. Garder la distance. Prendre le temps de penser. Dans un monde fou où twitter impose une réaction minutée, rapide, superficielle, formatée en 140 signes. 

Ainsi, en filigrane de sa conférence, Alain Deneault souligne aussi, après avoir parlé de l’économie de la haine, l’importance de la question de la publicisation de ce genre de discussion et l’importance des lieux de critique de fond, d’espaces réflexifs. Cela résonne particulièrement avec le travail réalisé par des revues, modestes mais importantes, comme En question ou son équivalent québécois Relationsainsi qu’avec les réflexions communes menées lors des soirées de rencontres.

Mais, plus encore, pour reprendre sa métaphore, le conte est-il, peut-être, aussi, une des manières les plus justes de résister. En effet, on doit voir le conte, non pas uniquement comme un mode de divertissement, mais comme une authentique forme de résistance, au potentiel véritablement politique. Raconter l’épaisseur du vivant, les paradoxes mêmes de la vie, les magies des rencontres, des lieux et des histoires. Ajouter des couches au réel, revendiquer la dignité au-delà des colonnes de données.

Depuis quatre décennies, le Réseau des Bibliothèques rurales[4] partagent, échangent et nourrissent les habitants de Cajamarca et du Pérou ainsi que les étrangers qui désirent les écouter, ces contes qui parlent d’un monde beau, vivant, complexe, fascinant.

Quand l’entreprise minière parle en tonnes, en dollars, les contes parlent de fées, de paysannes, de colibris, de montagnes magiques, de rencontres… et, face à la mort, ils imposent les rires et l’espérance forte et critique d’un monde beau et complexe, à vivre et à respecter[5].

Raconter ce qui arrive au renard (l’idiot de la fable, dans cette région des Andes) lorsqu’il croise une viscache (sorte de lapin/chichilla), avec qui il discute près d’un lac, … donne une autre vision de la nature, du lac, de la viscache, du renard. Cela propose autre chose que des chiffres, cela raconte un apprentissage, cela raconte une nature vivante, un environnement proche et plein d’histoires, constitué de multiples couches et d’une multitude de  vivants inter-reliés…

Mais le conte est aussi l’antidote du compte, par sa simplicité même. Il ne coute pas, il circule et cette gratuité et ce bonheur simple est lui-même contestataire, car non marchand. Et, finalement, cela construit une résistance heureuse, une résistante qui nourrit en même temps qu’elle conteste.

Ainsi, tentons de raconter plus et de compter moins. Cela rendra sans doute le moins plus juste et plus joyeux.

Notes :