Discernement pour notre maison commune
« Enfin ». Le 24 mai 2015, date de la publication de l’encyclique « Laudato Si’ » du pape François, plusieurs d’entre nous ont dit : « enfin … voilà un document des plus officiels de l’Église catholique sur la crise écologique ». Bien sûr, et François y fait référence, plusieurs papes, certainement Jean-Paul II et Benoît XVI, s’étaient prononcés, mais maintenant nous avons devant nous une prise de position qui nous permet, comme Église, d’entrer dans un processus de discernement sur l’avenir de notre planète à partir d’une perspective catholique. François a trouvé une approche qui permet une contribution catholique parmi nombre d’autres contributions qu’il apprécie : de façon assertive et humble, avec un esprit ouvert qui cherche à écouter la voix de Dieu où elle se présente, son encyclique s’adresse à tous les êtres humains – pas seulement aux catholiques ou aux chrétiens ; pas seulement aux hommes et femmes de bonne volonté –, car nous sommes tous et toutes concernés par l’avenir de notre planète, par la « sauvegarde de notre maison commune ».
Avant de souligner quelques accents rafraichissants et stimulants de l’encyclique, je présente ses lignes de force en utilisant la suggestion qu’a faite Mgr Jean-Pierre Delville, évêque de Liège, lors de la présentation du document à Bruxelles, d’y reconnaître le schéma « voir – juger – agir », auquel il faut, à mon avis, ajouter la dimension de « célébration ».
Voir. – Les chapitres premier (Ce qui se passe dans notre maison) et troisième (La racine humaine de la crise écologique) nous offrent une analyse serrée de la crise actuelle. François reconnaît le sérieux de la crise environnementale, qu’il présente dans toute sa complexité et dans toute son urgence. Il rejoint la grande majorité des scientifiques et quantité de conférences épiscopales en affirmant l’interaction de différents facteurs au sein de la crise : la pollution, le changement climatique, la pénurie d’eau potable et de ressources naturelles, la perte de biodiversité, la dégradation de la qualité de la vie humaine et la dégradation sociale, les inégalités planétaires, la faiblesse des réactions politiques et de la gouvernance mondiale et locale, les différences d’opinions causées par les tensions entre ceux qui tiennent au mythe du progrès et ceux qui ne voient dans l’être humain qu’une menace à éliminer dans le contexte de l’écosystème mondial. François insiste sur le fait que la crise écologique et la question de la justice et de l’équité vis-à-vis des plus démunis, des pauvres, sont intimement liées. La responsabilité humaine est double : nos modes de vie et de pensée, tels que nous les avons solidifiés dans des institutions et pratiques sociales, économiques et politiques constituent une importante cause de la crise – voilà le réalisme du pape –, mais nous sommes aussi capables – nous écoutons ici l’espérance et la foi du pape – d’assumer une conversion écologique et de changer. On retrouve des exemples très concrets et à différents niveaux tout au long de l’encyclique, comme pour encourager ses lecteurs. François condamne, s’inspirant de la philosophie de Romano Guardini, de manière très nette ce qu’il appelle l’anthropocentrisme despotique et la grande démesure anthropocentrique, contraires aux convictions bibliques, mais qui faussent aussi notre perception de la place de l’être humain dans le monde : nous en arrivons à considérer seulement nos propres intérêts et la perspective du gain immédiat, ainsi qu’à nous fier trop facilement au paradigme technocratique. Nous en arrivons même à traiter nos compagnons humains comme de simples objets. Faut-il s’étonner que nos politiciens ne parviennent pas à élaborer des réponses appropriées ?
Juger. – L’espérance sous-jacente à l’analyse sévère que présente le pape, s’alimente de sa foi chrétienne dans le monde comme création, qui souligne la dignité et l’importance de l’être humain sur une terre dont cet être humain dépend, mais qui est aussi et avant tout terre de Dieu – ce qui donne à l’anthropocentrisme chrétien des limites créatives, liées à la fraternité humaine et au sens de justice qui nous fait chercher des chemins de libération à partir d’une option pour les pauvres … et parmi ceux-ci se trouve aussi la nature qui souffre des excès de l’aventure humaine. L’homme fait partie d’un univers qui révèle l’amour de Dieu, manifeste Dieu et est lieu de sa présence. Il n’est pas surprenant que François insiste sur le fait que la mission que reçoit l’être humain de soumettre la terre ne peut pas se comprendre sans prendre en compte la relation de cet être humain à Dieu, qui lui donne son importance mais le maintient aussi dans l’impossibilité de prendre la place de Dieu. Saint François d’Assise nous montre la voie d’une harmonie avec et parmi les créatures. François, le pape, n’hésite pas, pour cette vision holistique et de communion universelle, qui inscrit une dynamique évolutive, à faire référence à Pierre Teilhard de Chardin. Il nous invite donc, en fin du second chapitre (L’évangile de la création) à partager le regard de Jésus sur le monde comme création : le contact intime et d’harmonie avec la création qui permet l’émerveillement devant l’œuvre de Dieu et qui remplit, pour nous, toute créature de sa présence lumineuse de ressuscité. Le quatrième chapitre (Une écologie intégrale) approfondit et élargit la vision théologique et l’analyse critique de façon constructive et positive, en nous présentant l’idée cruciale et innovatrice de l’encyclique : l’écologie intégrale. Ici se rejoignent toutes les dimensions d’une réponse pleine d’espoir pour un monde où l’homme retrouve sa place dans la création : tout y est lié, l’environnement, l’économie, les réalités sociales, les diversités culturelles – il y a dans l’encyclique un plaidoyer intense pour les populations et cultures indigènes et aborigènes –, l’écologie de la vie quotidienne, le transport, l’urbanisation, les convictions morales qui soulignent l’importance du bien commun et de la justice entre générations. Le jugement, dans ce chapitre, ne se présente pas comme théologie, mais produit un discours profondément ancré en théologie et spiritualité, un discours qui permet le dialogue humain aussi avec le non-chrétien à partir d’une foi profonde : le lieu du pape, ici, est celui de l’être humain Jésus, ouvert à la présence de Dieu au monde. L’encyclique est donc une contribution au discernement en commun et non pas un manuel de doctrine ou de morale catholique.
Agir. – Le quatrième chapitre annonce déjà les grandes lignes d’action qui sont développées dans les chapitres cinquième (Quelques lignes d’orientation et d’action) et sixième (Education et spiritualité écologiques). Sa vision holistique permet au pape de développer l’idée d’une citoyenneté écologique, qui requiert une conversion écologique basée sur une véritable éducation au service de l’alliance entre l’humanité et l’environnement. Et qui dit « citoyenneté » travaille déjà les divers niveaux de l’engagement individuel et personnel qui s’exprime dans les petits gestes quotidiens, de la politique locale et des États ainsi que de la politique et du droit au niveau international, d’initiatives dans le domaine public des associations. François insiste fortement sur l’importance du dialogue entre tous les partenaires au discernement et entre les perspectives diverses de la politique, de l’économie, des sciences, des religions, afin de promouvoir des changements de style de vie, très concrets comme dans les exemples que donne le pape, mais aussi en profondeur : les convictions intellectuelles, politiques, morales et spirituelles : la joie, la paix, la sobriété et l’amour civil et politique en vue d’une communauté qui se libère de son indifférence consumériste, en vue d’une civilisation de l’amour à laquelle avait déjà appelé Benoît XVI. L’encyclique encourage en donnant nombre d’exemples ; elle encourage aussi et surtout les chrétiens à contribuer à l’effort pour la sauvegarde de la maison commune, un effort qui n’est pas seulement le leur et qui exige une grande capacité de dialogue.
Célébrer. – Dans nos réponses aux défis écologiques, parfois des attitudes ou des présuppositions idéologiques peuvent entrer en jeu, parfois aussi l’argument écologique est utilisé pour justifier ou démanteler injustement d’autres convictions. Alors, François n’hésite pas à sonner l’alerte, comme par exemple en ce qui concerne les récentes découvertes en biologie et génétique, ou quand certaines politiques démographiques sont suggérées comme nécessaires pour la durabilité écologique. Ceci nous situe en plein débat technique, moral et intellectuel. Mais le pape désire aller plus loin encore : il montre l’importance de pratiques spirituelles, tels les sacrements, tel le repos hebdomadaire en réponse à un activisme qui risque de devenir vide, telle la prière et la contemplation qui permet de reconnaître, à la suite de Saint François d’Assise qui domine l’encyclique du point de vue spirituel, chaque créature, en communion avec toutes les créatures, comme manifestation et lieu de présence de Dieu à l’œuvre dans la création. Il n’est pas surprenant que François à la fin de « Laudato Si’ » propose deux prières qui nous laissent émerveillés devant la création, en communion avec tout ce qui existe, et habités par un sens de la justice spécialement pour les pauvres et la terre. La contribution chrétienne dans le processus de discernement au service d’une planète en péril, accentue donc aussi cette capacité à célébrer la création.
Après cet aperçu sommaire de l’encyclique je souligne quelques accents remarquables et importants.
(1) Il faut d’abord remarquer l’attitude très ouverte de l’encyclique : le pape est convaincu que la richesse des différents points de vue et opinions est une richesse à laquelle les diverses perspectives chrétiennes contribuent. Le dialogue devient ici un processus de discernement en commun, où François s’ouvre à la voix de Dieu dans tous les interlocuteurs, tous les êtres humains qui habitent la planète terre, la maison commune, aujourd’hui en danger. Il ne craint pas le conflit des idées, mais s’y retrouve à l’aise.
(2) L’encyclique témoigne d’un réalisme et d’une clarté qui font du bien. On y reconnaît le sérieux du problème ainsi que sa complexité, qui requiert une analyse profonde, car nos réponses devront elles aussi articuler une telle multi-dimensionnalité, et une approche transdisciplinaire et transculturelle est inévitable. Le pape épouse le réalisme qui souligne la grande responsabilité humaine parmi les causes de la crise écologique, mais aussi en vue d’actions qui permettront de répondre à la crise. L’être humain peut avoir commis d’horribles et dangereux abus dans sa relation à la nature qui l’entoure et vis-à-vis de ses compagnons humains qu’il condamne à l’injustice et la pauvreté, mais cet être humain est aussi la créature spéciale et privilégiée qui peut contribuer à l’existence d’un mode de vie plus durable et équitable. Il faudra pour cela une conversion politique, sociale, économique et spirituelle ; il faudra aussi une grande capacité de dialogue. Le pape croit que cela est possible. L’espérance fait partie de son réalisme.
(3) Très souvent, l’anthropocentrisme – l’opinion qui veut que l’être humain se trouve absolument au centre de toute la réalité – est considéré comme l’obstacle majeur à la survie de la planète : l’être humain ne se pose pas au service du monde, mais abuse de sa puissance en vue de ses propres intérêts, souvent même particuliers. Pour le pape, l’être humain, bien que parfois habité par un anthropocentrisme pervers qui n’est ni biblique, ni évangélique, ni d’Église, constitue pourtant la clef d’une réponse à la crise écologique, qui est aussi crise humaine et de société. La création, humaine et non-humaine, appartient à Dieu, et les créatures non-humaines ne sont donc pas simplement à la disposition de l’être humain qui est appelé à les respecter et les servir : dans leur appartenance à Dieu, ils tiennent une solidité qui leur est propre. L’être humain fait partie de la création, dont il dépend pour sa vie. Dans les années à venir, les théologiens chrétiens auront à formuler de manière plus contemporaine cette vision de l’être humain comme créature spéciale dans une création qui, précisément dans cet être humain, cherche à articuler sa recherche de Dieu.
(4) Dans la perception du pape François, on ne peut dissocier la crise écologique du sort des pauvres dans notre monde et de l’effort de construction d’une société plus juste et plus équitable. Son insistance sur ce point est cruciale : elle débloque une situation qui paralysait l’Église, l’opposition qui s’était créée entre l’engagement pour un monde durable et l’option préférentielle pour les pauvres. Maintenant, pour François, écologie et justice constituent une même lutte urgente.
(5) François introduit l’idée d’écologie intégrale, qui approfondit, en le dépassant et en l’incorporant, le concept d’écologie humaine, introduit par Jean-Paul II et Benoît XVI. Il ne s’agit pas seulement de considérer les attitudes et convictions des êtres humains, mais aussi de prendre en compte le monde comme création, dans toute sa complexité (y compris sa complexité humaine) et son appartenance à Dieu. Ce glissement de « humaine » à « intégrale » révèle une compréhension plus nuancée et adéquate de la position anthropocentrique qui reste d’Église et qui représente une contribution dans le débat écologique.
(6) Nous trouvons, dans l’encyclique, des affirmations intéressantes du point de vue éthique. Parmi celles-ci, des prises de position très nettes au sujet de la dette écologique et de la responsabilité intergénérationnelle vis-à-vis des générations futures. Ces affirmations montrent le désir du pape de traduire les positions théologiques en termes concrets et même politiques. L’analyse politico-socio-économique qu’il offre, l’engage aussi de façon plus décisive dans la direction qu’avaient déjà indiquée ses prédécesseurs. Cette assertivité nouvelle ne plait pas à tout le monde et plusieurs économistes et politiciens, dont des candidats à la présidence des États-Unis, mettent en question l’analyse et la capacité d’analyse du pape.
(7) La spiritualité sur laquelle insiste le pape s’inspire de Saint François d’Assise et est très concrète, très incarnée : les attitudes intérieures à développer nous permettent de voir et de jouir de notre planète et de notre environnement comme création, mais aussi de prendre au sérieux leurs souffrances. La christologie qui en témoigne est pour cela très concrète : comment Jésus perçoit-il la nature et le monde qui l’entourent ? Pouvons-nous participer, aujourd’hui, de cette manière de voir et de cette attitude, qui permet le dialogue dans lequel se révèle le visage de Dieu ?