Du bon usage d’une encyclique
Célébrant, avec quelque retard, le 40e anniversaire de la lettre de Paul VI « Populorum Progressio (le Développement des Peuples, 1967), la lettre encyclique « Caritas in Veritate » (l’Amour dans la Vérité) du pape Benoît XVI développe une anthropologie catholique fondée sur la Révélation et sur la loi naturelle accessible à la droite raison. La crise financière et économique actuelle y apparaît comme un effet et le signe d’une crise plus large et plus profonde qui affecte tous les aspects de la société. Situant l’encyclique dans la tradition de l’enseignement social de l’Église catholique, l’analyse en dégage l’originalité, brosse un tableau des nombreux thèmes qu’elle aborde et engage, avec esprit critique, à en « faire un bon usage » en dégageant les éclairages et les encouragements qu’elle peut apporter à ceux qui s’engagent aujourd’hui pour « le développement humain intégral ».
L’enseignement social de l’Église
À quoi sert une encyclique « sociale » ? Ou, en termes plus précis, les encycliques sociales ont-elles un impact sur la vie du monde ? À cette question, la première et plus évidente réponse est le retentissement exceptionnel de la première de toutes, l’encyclique Rerum Novarum dont on peut dire qu’elle a fondé le mouvement social chrétien, la démocratie chrétienne. Sans doute bien au-delà de ce qu’avait prévu son auteur et, dans une certaine mesure, à contre sens, puisque le principal danger dont le pape voulait protéger les travailleurs était le socialisme et ses illusions mensongères et que l’effet durable de l’encyclique fut d’ouvrir la voie à la naissance et au développement d’un courant social et politique où les chrétiens côtoieraient bientôt et pour longtemps les « socialistes modérés ».
Rompant avec le refus obstiné du monde moderne issu de la Révolution française dans lequel s’était tenu son prédécesseur, Léon XIII prend le parti de faire entendre la voix de l’Église au sein de la société telle qu’elle est. Il revendique hautement ce droit. Ce qui le meut à intervenir, c’est le constat de l’injuste sort que le développement de l’économie capitaliste fait subir aux ouvriers. La défense des pauvres, donc, l’inspiration la plus pure de l’évangile. Et à partir de là, il érige calmement deux bornes à la liberté absolue du capital : le droit de l’État à légiférer dans le domaine de l’entreprise et du travail et le droit des travailleurs à s’unir pour défendre leurs intérêts. Il envoie ainsi les catholiques dans le champ de la démocratie sociale.
Dans les pays d’Europe Occidentale où se posait spécifiquement la question ouvrière et où est né et a longtemps dominé ce qu’on appelle le « modèle rhénan » d’une économie sociale de marché, les syndicats chrétiens, les partis démocrates chrétiens, les diverses associations d’inspiration chrétienne engagées dans la réforme de la société se sont toujours réclamés de l’encyclique. Nous avons connu pendant des années en Belgique, le jour de l’Ascension, le cortège de « Rerum Novarum », réplique du 1er mai socialiste.
La coutume, inaugurée par Pie XI (Quadragesimo Anno), de commémorer les anniversaires de l’encyclique par de nouvelles lettres instaure une continuité et renforce le sentiment qu’il existe une véritable doctrine, un enseignement cohérent. Ce qu’à sa manière quelque peu totalisante, Jean Paul II a voulu consacrer en demandant la publication d’un Compendium de la Doctrine sociale de l’Église qui vient en quelque sorte compléter le Catéchisme de l’Église Catholique.
Il n’est pas possible de parcourir ici la succession des encycliques pour essayer de mesurer l’impact de chacune d’elle sur la pensée et la vie des catholiques et sur la société en général[1]. Un mot seulement de Populorum Progressio (P.P.), l’encyclique de Paul VI à laquelle Benoît XVI entend particulièrement se référer. Il n’a pas tort de dire que Populorum Progressio « mérite d’être considérée comme l’encyclique Rerum Novarum de l’époque contemporaine qui éclaire le chemin de l’humanité en voie d’unification » (9)[2]. Qu’on pense seulement à l’écho que la voix de Paul VI reçut en Amérique latine, à travers les Assemblées de Medellín (1968) et de Puebla (1979).
L’enseignement social de l’Église est ainsi l’expression de la sollicitude de l’Église pour le monde, ce que la Constitution Gaudium et Spes du Concile Vatican II exprime par ses célèbres premiers mots : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur » (Constitution pastorale Gaudium et Spes, n°1). L’Église ne sort donc pas de son rôle lorsqu’elle intervient dans le domaine de la vie sociale. Elle en a le droit. Se référant à Léon XIII, Benoît XVI revendique fermement ce droit : « La doctrine sociale de l’Église est née pour revendiquer ce ‘droit de cité’ de la religion chrétienne » (56). Elle en a surtout le devoir. « Toute l’Église, dans tout son être et tout son agir, tend à promouvoir le développement intégral de l’homme quand elle annonce, célèbre et oeuvre dans la charité. Elle a un rôle public… elle déploie toutes ses énergies au service de la promotion de l’homme et de la fraternité universelle quand elle peut jouir d’un régime de liberté » (11). Ce devoir enfin concerne tous les chrétiens : « Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence, au service de la polis (la cité) ». Et Benoît XVI explicite : « C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain » (7).
Nous voyons ainsi comment l’encyclique de Benoît XVI s’inscrit bien dans la continuité – dans la Tradition au sens propre – de l’enseignement social de l’Église. Essayons maintenant de reconnaître son originalité.
L’encyclique de Benoît XVI
Ce qui frappe dès les premières lignes et persiste tout au long des pages, c’est le caractère résolument théologique du texte. Qu’entendons-nous par là ? L’éclairage jeté sur l’ensemble et le détail des questions abordées autour du thème du développement humain intégral est celui de la révélation chrétienne lue et explicitée par la Tradition catholique. Cette option est déjà suggérée par le titre même – les premiers mots de l’encyclique, répétés dans la suite plusieurs fois comme un refrain. Elle s’impose massivement dans l’Introduction qui est comme une longue méditation spéculative sur les rapports entre la charité et la vérité, belle, profonde et sans doute fort éclairante mais dont la lecture pourra décourager des esprits peu initiés à ce type de langage.
Plus spécifiquement, le caractère théologique de l’encyclique se manifeste de trois manières ou, si l’on veut, à trois niveaux. Tout d’abord, l’enseignement social est très clairement présenté comme découlant et même englobé dans le message évangélique, partie intégrante de la Tradition. Ensuite, la méditation initiale qui approfondit en les croisant les notions de charité et de vérité, situe tout l’ensemble à l’intérieur du Mystère de la foi. Enfin, toute l’encyclique apparaît essentiellement, ainsi qu’une expression du dernier chapitre le laisse entendre, comme l’exposé serein et déterminé d’une anthropologie catholique.
La charité dans la vérité « in re sociali »
Nous l’avons déjà indiqué plus haut : dans la continuité de ses prédécesseurs, le pape entend bien actualiser la doctrine sociale de l’Église comme une expression de la Parole de Dieu pour aujourd’hui. Parlant de Populorum Progressio, il écrit : « Le point de vue correct est … celui de la Tradition de la foi des Apôtres, patrimoine ancien et nouveau hors duquel Populorum Progressio serait un document privé de racines et les questions liées au développement se réduiraient uniquement à des données d’ordre sociologique » (10). Plus loin, il rejette « certaines subdivisions abstraites de la doctrine sociale… aujourd’hui proposées » et qui distingueraient deux doctrines sociales, « l’une pré-conciliaire et l’autre post-conciliaire. « Il est juste de remarquer les caractéristiques propres à chaque encyclique… mais sans jamais perdre de vue la cohérence de l’ensemble du corpus doctrinal… La doctrine sociale de l’Église éclaire, d’une lumière qui ne change pas, les problèmes toujours nouveaux qui surgissent » (12). C’est ainsi que la doctrine sociale de l’Église est une « composante essentielle de l’évangélisation » (15, citant Jean Paul II, Centesimus Annus). Dans l’introduction, développant les rapports entre la charité et la vérité, le pape avait pu ramasser sa pensée dans la formule : La doctrine sociale de l’Église « est caritas in veritate in re sociali : annonce de la vérité de l’amour du Christ dans la société » (5).
La vérité de l’amour
Dans le bout de phrase que nous venons de citer, on aura remarqué l’inversion des termes à laquelle procède la traduction de la formule latine. Elle est révélatrice. Certes l’amour est essentiel. N’oublions pas que la deuxième encyclique de Benoît XVI avait pour titre Deus caritas est (Dieu est amour). Il le rappelle dans l’introduction et se cite : « Tout provient de l’amour de Dieu, par lui tout prend forme et tout tend vers lui » et il continue : « L’amour est le don le plus grand que Dieu ait fait aux hommes, il est sa promesse et notre espérance » (2). On a pourtant le sentiment que ce qui compte encore plus aux yeux du pape, c’est que cet amour soit vrai : non seulement authentique, effectif et engageant tout l’être mais juste dans sa visée et conforme à la nature de l’homme telle que la révèle la raison éclairée par la foi.
C’est la vérité du christianisme qui permet à l’amour d’avoir une portée sociale. « La vérité ouvre et unit les intelligences dans le logos (la parole) de l’amour : l’annonce et le témoignage chrétien de l’amour résident en cela » (4). Entendons : si l’amour chrétien (mettant la lampe sous le boisseau) n’apporte pas au monde le témoignage de la vérité, il est vain, insignifiant. « Un christianisme de charité sans vérité peut facilement être confondu avec un réservoir de bons sentiments, utiles pour la coexistence sociale, mais n’ayant qu’une incidence marginale. Compris ainsi, Dieu n’aurait plus une place propre et authentique dans le monde » (4). Dieu ni l’Église. Celle-ci, affirme Benoît XVI, comme avant lui le Concile, Paul VI et Jean Paul II, « n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend pas s’immiscer dans la politique des États ». Mais elle a « une mission de vérité à remplir, en tout temps et en toutes circonstances, en faveur d’une société à la mesure de l’homme, de sa dignité et de sa vocation… Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère » (9). On ne peut s’empêcher de penser au titre d’une encyclique de Jean Paul II : Splendor Veritatis (la splendeur de la vérité).
Cette vérité est la vérité de la Révélation chrétienne. Mais elle est aussi celle de la raison, à condition qu’on ne réduise pas celle-ci à ses fonctions technologiques mais qu’on la prenne dans toute sa profondeur humaine. L’Église, dit le pape « reconnaît (la vérité) partout où elle se manifeste » (9) et, un peu plus loin dans le même paragraphe : « Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples » (9). Benoît XVI a une grande confiance dans l’intelligence humaine et veut mobiliser « les divers niveaux du savoir » en vue du vrai développement. Certes « le savoir humain est insuffisant… Il est toujours nécessaire d’aller plus loin : l’amour dans la vérité le commande. Aller au-delà, néanmoins, ne signifie jamais faire abstraction des conclusions de la raison ni contredire ses résultats. Il n’y a pas l’intelligence puis l’amour : il y a l’amour riche d’intelligence et l’intelligence pleine d’amour » (30). Et le pape parle de la « dimension interdisciplinaire » de la doctrine sociale de l’Église, qui « permet à la foi, à la théologie, à la métaphysique et aux sciences de trouver leur place en collaborant au service de l’homme » (31).
La question sociale est devenue radicalement une question anthropologique
Vers la fin de l’encyclique, qui revient de façon un peu inattendue sur des thèmes déjà traités, Benoît XVI a une phrase qui pourrait bien être la clé de sa pensée. Il rappelle la formule célèbre de Paul VI : « La question sociale est devenue mondiale », formule qui caractérise le pas fait naguère par ce pape, par rapport à la tradition de Rerum Novarum. Il faut affirmer aujourd’hui, dit Benoît XVI, que « la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique » (75). Le contexte immédiat est celui des manipulations de la vie dans le domaine bioéthique. Mais le propos jette une lumière décisive sur la composition de l’encyclique, ses thèmes récurrents, ses accents, le manque de relief, pour ne pas dire la banalité de certains passages et la force passionnée qui en anime d’autres. La crise qui affecte l’humanité, aux yeux et pour le cœur du pape, n’est pas la crise financière et économique ou plutôt celle-ci est l’effet et l’un des signes d’une crise plus globale et fondamentale qui touche à la manière même dont l’homme moderne, dans beaucoup de pays, surtout sans doute économiquement développés, et dans beaucoup de couches de la population, se comprend et se comporte. Crise de la modernité, pourrait-on dire. Beaucoup de passages de l’encyclique apparaissent comme des condamnations de ce monde moderne, ou en tout cas, de graves interrogations qui lui sont posées. Mais ces reproches ou mises en garde sont comme la frange sombre qui met en relief l’anthropologie catholique cohérente que l’encyclique entend présenter.
Un parcours rapide des 6 chapitres fera apparaître la préoccupation qui les sous-tend. Le premier (Le message de Populorum Progressio) met naturellement en relief l’insistance de Paul VI sur le développement « intégral » qui doit « promouvoir tout homme et tout l’homme » (18, citant P.P., 14). Il ne manque pas de rappeler une autre encyclique de Paul VI, Humanae Vitae et « les liens forts qui existent entre éthique de la vie et éthique sociale » (15). Le chapitre 2 émet un diagnostic sur « le développement humain aujourd’hui ». Entrelacés avec l’analyse de la situation économique et sociale mondiale, on y trouve un paragraphe sur « l’éclectisme et le nivellement culturel » qui « ont en commun de séparer la culture de la nature humaine » (26), un autre sur le « thème du respect de la vie, qui ne peut en aucun cas être disjoint des questions relatives au développement des peuples » (28), un autre enfin sur le « droit à la liberté religieuse » où est notamment dénoncée « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique de la part de nombreux pays » (29). Le 3e chapitre (Fraternité, développement économique et société civile) s’en tient plus fidèlement à ce que son titre annonce.
Une grave contradiction
Le 4e (Développement des peuples, droits et devoirs, environnement) commence d’emblée par « une nouvelle réflexion sur le fait que les droits supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». Et le pape souligne le scandale d’une « grave contradiction ». « Tandis que, d’un côté, sont revendiqués de prétendus droits, de nature arbitraire et voluptuaire, avec la prétention de les voir reconnus et promus par les structures publiques, d’un autre côté, des droits élémentaires et fondamentaux d’une grande partie de l’humanité sont ignorés et violés » (43). De là on passe à la question de la « croissance démographique » et le pape en prend occasion pour rappeler « les valeurs primordiales de la vie et de la famille » (44). Le paragraphe suivant parle, en termes plus généraux, de l’éthique, « une éthique amie de la personne » (45). Après plusieurs paragraphes qui concernent les rapports de l’homme à son environnement naturel, on revient à l’anthropologie, car « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même et réciproquement » (51). Benoît XVI reprend l’idée d’une « écologie humaine », inaugurée par Jean Paul II dans Centesimus Annus et conclut que « le point déterminant est la tenue morale de la société dans son ensemble » (ib.).
Le chapitre 5 (La collaboration de la famille humaine) commence par une réflexion sur les fondements de la communauté humaine : « Le thème du développement coïncide avec celui de l’inclusion relationnelle de toutes les personnes et de tous les peuples dans l’unique communauté de la famille humaine qui se construit dans la solidarité sur la base des valeurs fondamentales de la justice et de la paix » (54). L’éclairage décisif est apporté « par la relation entre les trois Personnes de la Sainte Trinité dans leur unique substance divine » mais « la révélation chrétienne de l’unité du genre humain présuppose une interprétation métaphysique de l’humanum où la relation est un élément essentiel » (55). Cette réflexion sur les fondements de l’unité humaine entraîne un développement sur le rôle important des religions, qui exige toutefois un « discernement approprié » (55), et sur la juste place de la religion (chrétienne) dans le domaine public qui exclut aussi bien le laïcisme que le fondamentalisme (56). Plus loin, la dimension culturelle de la coopération au développement est mise en valeur (59) et les déviations « consuméristes et hédonistes » du tourisme international sont dénoncées (61).
La « culture de mort »
Le dernier chapitre enfin (Le développement des peuples et la technique) est sans doute celui qui nous livre le cœur des préoccupations de Benoît XVI. C’est d’ailleurs ici que nous rencontrons la phrase clé sur la question sociale devenue une question anthropologique (75). L’idéologie technologique, c’est la forme moderne de la tentation prométhéenne : l’homme qui se veut créateur, qui fait de la technique, ensemble des moyens que son intelligence a créés, une fin en soi, qui, enivré par sa puissance, maîtrisant le « comment », oublie de se demander le « pourquoi » de ses actes. Les trois premiers paragraphes analysent cette dérive techniciste. Les paragraphes suivants en voient les conséquences dans divers domaines : le développement lui-même, les moyens de communication sociale, la bioéthique surtout, « domaine particulièrement délicat et décisif où émerge, avec une force inégalée la question fondamentale de savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu » (74). Par le biais de cette réflexion sur la technique, est dénoncée la dramatique menace qu’une culture « moderne » matérialiste, « culture de mort », dit Benoît XVI après Jean-Paul II, fait peser sur l’avenir de l’humanité.
Cet aspect de dénonciation ou de condamnation devait être signalé, parce qu’il est caractéristique. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, il est le contrepoint « sombre » de la « vérité » lumineuse que ces pages développent. Nous avons parcouru l’encyclique en relevant les passages qui débordaient des questions traditionnellement considérées comme sociales. Cela nous a permis de faire ressortir la préoccupation anthropologique du pape. Mais en faisant cela, nous faussons probablement quelque peu sa pensée. Car l’entrelacement sans doute déroutant des thèmes n’est pas fortuit. Il exprime à quel point tous les aspects de la vie des hommes et des peuples sont liés. À tous les niveaux, dans tous les domaines, ce qui doit prévaloir, c’est « la centralité de la personne humaine » (47).
La vocation humaine
L’homme est créé. Il ne se fait pas lui-même, il reçoit son être. Son développement et le développement du monde sont une vocation. « Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer, car toute vie est vocation » (16). Il reçoit une nature qui a ses lois, et cette nature est commune à tous les hommes, présente dans toutes les cultures et toutes les consciences. « De multiples et singulières convergences éthiques se trouvent dans toutes les cultures ; elles sont l’expression de la même nature humaine, voulue par le Créateur et que la sagesse éthique de l’humanité appelle la loi naturelle » (59). Les hommes, les peuples, les États, les cultures sombrent dans l’erreur quand cette nature est oubliée ou reniée. Enfin, la vocation de l’être humain qui s’étend à toute la famille humaine comprend aussi sa responsabilité à l’égard de la création. La nature « a … elle aussi une vocation ». Elle est « un don du Créateur qui en a indiqué les lois intrinsèques ‘afin que l’homme en tire les orientations nécessaires pour la garder et la cultiver’ » (Gn 2,15) (48).
Nous avons essayé de résumer dans ce bref paragraphe l’anthropologie développée par l’encyclique. Telle est la vérité de l’amour pour le développement intégral et véritable de l’être humain et de l’humanité. Cette vérité est déployée dans toute sa splendeur par le message évangélique et la Tradition chrétienne, mais elle est déjà inscrite dans la nature humaine et accessible à la raison droite. Benoît XVI ne sépare pas les deux. « Dieu révèle l’homme à l’homme ; la raison et la foi collaborent pour lui montrer le bien, à condition qu’il veuille bien le voir ; la loi naturelle, dans laquelle resplendit la Raison créatrice, montre la grandeur de l’homme, mais aussi sa misère quand il méconnaît l’appel de la vérité morale » (75). Cette anthropologie est la trame qui court à travers toute l’encyclique et constitue sa cohérence.
L’enseignement social de « Caritas in Veritate »
En isolant dans une section particulière quelque chose que nous appelons « l’enseignement social de l’encyclique », nous la prenons d’une certaine manière à contre sens. Car, nous l’avons vu, l’étroit entrelacement entre la réflexion théologique et les problèmes concrets et, parmi ceux-ci, les glissements entre les thèmes économiques et sociaux et ceux qui concernent la personne humaine et la vie ne sont pas l’effet du hasard ni d’un relâchement de la composition. Cet écart sera cependant utile pour évaluer l’apport original de Caritas in Veritate dans le champ économique, social et politique, au moment précis que nous vivons.
La crise
Caritas in Veritate entend célébrer le quarantième anniversaire de Populorum Progressio (1967). Sa publication, annoncée de longue date, a été retardée plusieurs fois, en raison sans doute des événements qui ont bouleversé depuis plus d’un an l’ordre économique mondial. Il n’est pas sans signification qu’elle soit sortie de presse juste à la veille de la réunion du G 8 à L’Aquila.
Et pourtant la crise n’est pas, autant qu’on aurait pu s’y attendre, l’objet de l’encyclique. Le pape n’y voit pas quelque chose de spécifiquement nouveau. Il constate seulement que « le développement économique (des dernières années) a été et continue d’être obéré par des déséquilibres et par des problèmes dramatiques, mis encore davantage en relief par l’actuelle situation de crise » (21) (c’est nous qui soulignons). Il ne condamne pas de façon particulière les jeux spéculatifs, engendrés par la recherche effrénée du profit, qui ont provoqué la crise. Il consacre à « la finance en tant que telle » un paragraphe, parmi les autres, du 5e chapitre, entre les organisations des travailleurs et la responsabilité des consommateurs, et se contente de souhaiter « que la finance en tant que telle, avec ses structures et ses modalités de fonctionnement nécessairement renouvelées après le mauvais usage qui en a été fait et qui a eu des conséquences néfastes sur l’économie réelle, redevienne un instrument visant à une meilleure production de richesse et de développement » (65). Il ne met pas en question le marché : « La société ne doit pas se protéger du marché comme si le développement de ce dernier comportait ipso facto l’extinction des relations authentiquement humaines… Le marché n’existe pas à l’état pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le caractérisent et l’orientent… L’économie et la finance peuvent être mal utilisées quand celui qui les gère n’a comme point de référence que des intérêts égoïstes… Ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause, mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale » (36).
Bref, la crise ne paraît pas avoir bouleversé Benoît XVI ; elle a plutôt confirmé sa vision des choses et encouragé son propos. « La complexité et la gravité de la situation économique actuelle nous préoccupent à juste titre, mais nous devons assumer avec réalisme, confiance et espérance les nouvelles responsabilités auxquelles nous appelle la situation d’un monde qui a besoin de se renouveler en profondeur au niveau culturel et de redécouvrir les valeurs de fond sur lesquelles construire un avenir meilleur… La crise devient ainsi une occasion de discernement et elle met en capacité d’élaborer de nouveaux projets. C’est dans cette optique, confiants plutôt que résignés, qu’il convient d’affronter les difficultés du moment présent » (21).
Assez justement, pensons-nous, Benoît XVI ne voit pas dans la crise actuelle un événement spécifiquement neuf et exceptionnel, encore moins séparé, mais l’aboutissement d’une dérive qui concerne la société et la famille humaine tout entières, non seulement dans le domaine économique mais à tous les niveaux de l’existence. Une crise culturelle et morale plus ample et plus grave. Ce qui est en question, c’est finalement le bon usage de la liberté. Parlant du développement dans le dernier chapitre (Le développement des peuples et la technique), le pape a cette superbe phrase : « Le développement est impossible s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun » (71).
Un état des lieux
Après avoir, dans le premier chapitre, rappelé les grandes lignes de Populorum Progressio, avec des compléments tirés des autres écrits de Paul VI, le pape trace le tableau du « développement humain aujourd’hui ». Son état des lieux est large, bien documenté, sans grande originalité peut-être mais précis et équilibré. Il rend bien compte de l’état de la mondialisation, telle qu’elle s’est affirmée irrésistiblement depuis le début du siècle jusqu’à sa récente mise en question. « La nouveauté majeure, résume-t-il, a été l’explosion de l’interdépendance planétaire, désormais communément appelée mondialisation » (33).
Benoît XVI a un sens aigu de la complexité des choses. Il se méfie des « idéologies qui simplifient souvent de façon artificielle la réalité » et invite « à examiner avec objectivité la dimension humaine des problèmes » (22). Il note par exemple que « la corruption et le non respect des lois existent malheureusement aussi bien dans le comportement des acteurs économiques et politiques des pays riches, anciens et nouveaux, que dans les pays pauvres ».
Ou que « ceux qui ne respectent pas les droits humains des travailleurs dans les différents pays sont aussi bien de grandes entreprises multinationales que des groupes de production locale » (ib.). Ou, plus loin – et pour nous limiter à un seul exemple complémentaire –, parlant des délocalisations et de leurs effets néfastes, ces deux bouts de phrase sont insérés pour nuancer le propos : « Il n’y a pas de raison de nier qu’un certain capital, s’il est investi à l’étranger plutôt que dans sa patrie, puisse faire du bien » et : « Il ne faut pas nier que lorsque la délocalisation comporte des investissements et offre de la formation, elle peut être bénéfique aux populations des pays d’accueil » (40).
De cette manière nuancée, qui fuit comme la peste la simplification idéologique, le pape décrit l’internationalisation du marché qui pose des limites à la souveraineté des États, alors que « l’encyclique Populorum Progressio assignait un rôle central… aux pouvoirs publics » (24). Dans une brève allusion aux toutes récentes réunions des divers « G », il ajoute : « Aujourd’hui, fort des leçons données par l’actuelle crise économique où les pouvoirs publics de l’État sont directement impliqués dans la correction des erreurs et des dysfonctionnements, une évaluation nouvelle de leur rôle et de leur pouvoir semble plus réaliste : ceux-ci doivent être sagement reconsidérés et repensés pour qu’il soient en mesure, y compris à travers de nouvelles modalités d’exercice, de faire face aux défis du monde contemporain » (24). L’internationalisation du marché entraîne une dérégulation du monde du travail et l’affaiblissement des réseaux de protection sociale, rendant plus difficile le rôle des organisations syndicales, rôle jadis affirmé par Rerum Novarum et aujourd’hui plus pertinent que jamais. Le pape en vient alors à « l’extrême insécurité vitale » qui, dans bien des pays pauvres, « demeure et risque de s’aggraver : la faim fauche encore de très nombreuses victimes… » (27). Le pape en appelle ici à une « organisation des institutions économiques », car « la faim ne dépend pas tant d’une carence de ressources matérielles, que d’une carence de ressources sociales, la plus importante d’entre elles étant de nature institutionnelle » (ib.). « Il est nécessaire, conclut-il, que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination » (ib.).
Nous reviendrons plus loin sur le troisième chapitre qui constitue un ensemble construit et assez nouveau sur la société économique. Le chapitre 4, ouvert par la réflexion sur les droits et les devoirs dont nous avons parlé plus haut, parcourt ensuite toute une série de thèmes actuels. L’environnement naturel tout d’abord. « Il a été donné à tous par Dieu et son usage représente pour nous une responsabilité à l’égard des pauvres, des générations à venir et de l’humanité tout entière » (48). Le pape se démarque également d’une position « néo-païenne » qui considérerait « la nature comme plus importante que la personne humaine elle-même » et de la position inverse, « qui vise à sa technicisation complète ». Il s’intéresse, entre autres, aux problématiques énergétiques, dénonçant l’accaparement des ressources naturelles par les pays riches et appelant à leur indispensable redistribution planétaire (49). Il élargit enfin cette exigence à toute la création : « Nous devons avoir conscience du grave devoir que nous avons de laisser la terre aux nouvelles générations dans un état tel qu’elles puissent elles aussi l’habiter décemment et continuer à la cultiver » (50). De là, comme nous l’avons signalé plus haut, le pape glisse à la manière dont l’homme se traite lui-même, « la tenue morale de la société dans son ensemble » (51).
Le chapitre 5 fonde d’abord en termes de foi et de raison l’unité de la famille humaine. Il continue par un développement à la fois traditionnel et innovant sur la subsidiarité ; nous y reviendrons plus loin. Puis il parcourt, leur consacrant chaque fois un paragraphe, une série de problèmes brûlants : l’accès à l’éducation, qui ne comporte pas seulement l’instruction ou la formation professionnelle mais doit viser « la formation complète de la personne » (61) ; le tourisme, « vécu, bien souvent, dans un esprit de consommation et de manière hédoniste » (ib.) ; les migrations, « phénomène social caractéristique de notre époque, qui requiert une politique de coopération internationale forte et perspicace sur le long terme afin d’être pris en compte de manière adéquate » (62) ; le chômage, et plus globalement, « la violation de la dignité du travail humain » (63). Dans la foulée, il invite les « organisations syndicales des travailleurs », « dépassant les limites propres des syndicats catégoriels », à « affronter les nouveaux problèmes de nos sociétés » (par exemple « les conflits entre individu-travailleur et individu-consommateur » ou encore l’attention aux travailleurs « des pays en voie de développement où les droits sociaux sont souvent violés ») (64). Le paragraphe suivant est consacré à « la finance proprement dite » ; nous avons dit plus haut sa modération plutôt étonnante à l’égard des excès spéculatifs qui ont provoqué la crise. Il ouvre toutefois une perspective intéressante sur l’expérience de la microfinance (qui complète bien les développements du troisième chapitre sur l’économie et l’entreprise dont nous allons parler tout de suite) (65). Un dernier paragraphe enfin souligne l’émergence d’un « nouveau pouvoir politique », celui des consommateurs et la responsabilité sociale qui leur incombe (66).
Une nouvelle vision de l’agir économique
Le chapitre 3 engage une réflexion de fond sur l’activité économique qui tend à l’inscrire dans une vision globale de la société. Il commence par définir le marché. « Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs » (35). Au simple niveau du contrat, « soumis aux principes de la justice dite commutative », la confiance est nécessaire. « Aujourd’hui, note en passant le pape, c’est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave » (ib.) mais, continue-t-il, « la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même ». Il est erroné de considérer l’agir économique, soit comme éthiquement neutre, soit comme antisocial. Erroné aussi de « séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution » (36). « La doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu que la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique » (37).
Mais Benoît XVI va plus loin en introduisant une troisième dimension dans le champ de l’économie, celle du don ou de la gratuité. « La vie économique, affirme-t-il, a sans aucun doute besoin du contrat pour réglementer les relations d’échange entre valeurs équivalentes. Mais elle a autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par la politique » et il ajoute : « ainsi que d’œuvres qui soient marquées par l’esprit du don » (37). Il se réfère à Jean Paul II qui, dans Centesimus Annus, a introduit, à côté du marché et de l’État, un troisième sujet, la société civile qu’il identifiait « comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » (sans exclure celle-ci des deux autres domaines). Dans une formule heureuse, Benoît XVI invite à dépasser la dichotomie entre le « donner pour avoir », spécifique à la logique de l’échange, et le « donner par devoir », propre à l’action publique, réglée par les lois de l’État (39) et à faire place à la dimension du don, de l’agir gratuit qui est aussi celle de l’engagement solidaire. Il plaide pour « l’ouverture progressive, dans un contexte mondial, à des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion » (ib.).
À cette lumière, le pape revoit la doctrine de l’entreprise. Si la tendance lourde des dernières années tend à éloigner l’entrepreneur du concret de l’entreprise en le mettant au service exclusif du profit des actionnaires, le pape note pourtant que « se répand toujours plus la conviction selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des divers éléments de la production, les communautés humaines qui en dépendent » (40). Benoît XVI appuie fortement cette conception de « la responsabilité sociale de l’entreprise ». Il l’étaie notamment par l’idée de la dignité du travail, reprenant notamment la conception du travail comme « actus personae » (acte de la personne) exposée naguère par Jean Paul II dans Laborem Exercens, et d’après laquelle « il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même sache travailler ‘à son compte’ » (41, citant Laborem Exercens, n°15). L’introduction de cette dimension de gratuité dans la vie économique implique l’existence et le développement de divers types d’entreprises, au-delà de la distinction entre « privé » et « public » mais elle devrait marquer toutes les entreprises et toute la vie économique. Elle est intimement liée à la solidarité. « La gratuité… répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs. Il s’agit, en réalité, d’une forme de démocratie économique » (38).
Pour une gouvernance subsidiaire
Le souci de dépasser le cadre étroit de l’opposition entre marché et pouvoirs publics ou entre économie et politique, en introduisant un troisième terme, qu’on l’appelle la société civile ou l’agir et le don gratuits, semble bien traverser toute l’encyclique. Nous venons de le voir à propos de l’entreprise et de la vie économique en général. Dans l’avant-dernier paragraphe du 3e chapitre, la pensée glisse de l’entreprenariat à l’autorité politique dont on affirme qu’elle a, « elle aussi, une signification plurivalente ». « De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur plusieurs plans » (41).
Le thème est repris et développé au chapitre 5. Le pape évoque « le principe de subsidiarité, expression de l’inaliénable liberté humaine » (57). Le principe de subsidiarité est une constante de la doctrine sociale de l’Église. Déjà esquissé dans Rerum Novarum, il est développé (sans le terme) par Pie XI dans Quadragesimo Anno : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes » (Quadragesimo Anno, 86).
Benoît XVI applique le principe au développement. « La subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires ». Elle « respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelque chose aux autres ». Elle « est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste » (57). Le pape invite en particulier à tenir compte de « cette règle de caractère général » « quand il s’agit d’affronter des questions relatives aux aides internationales pour le développement » (58). Ce principe est « particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain ». Reprenant le mot galvaudé de « gouvernance », le pape affirme : « Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir de type monocratique, la ‘gouvernance’ de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, être concrètement efficace » (57).
La même idée force revient au dernier paragraphe du 5e chapitre, dans lequel, se référant à Pacem in Terris de Jean XXIII, le pape appelle à la mise en place d’une véritable « Autorité politique mondiale ». « Le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation et que soit finalement mis en place un ordre social conforme à l’ordre moral et au lien entre les sphères morale et sociale, entre le politique et la sphère économique et civile que prévoyait déjà le Statut des Nations Unies » (67). Cette longue phrase semblait nous emporter en pleine utopie mais sa chute – la référence au Statut des Nations Unies – doit nous convaincre que cette utopie est un horizon incontournable.
Des questions…
La lecture de l’encyclique et de l’anthropologie chrétienne qu’elle propose en vue du développement humain intégral dans la charité et la vérité suscite aussi des questions. Nous voudrions en retenir quatre, qui ont d’ailleurs des liens entre elles : la foi, la raison et la liberté, les chrétiens et les autres (« tous les hommes de bonne volonté »), le fonctionnement de la démocratie et enfin la place des pauvres.
La foi, la raison et la liberté
Benoît XVI a une haute estime de la raison humaine et de la capacité qu’elle a de reconnaître la vérité. Rien ne lui paraît plus néfaste dans l’évolution du monde que ce qu’il appelle le relativisme, notamment en matière morale. Nous avons cité plus haut plusieurs passages qui parlent de la loi naturelle présente dans toutes les cultures et toutes les consciences. Le pape paraît supposer que cette loi s’impose avec évidence à toute conscience droite. C’est particulièrement clair en matière d’éthique de la vie. Il est même assez frappant que, très nuancé, voire hésitant dans son approche des problèmes économiques et financiers, Benoît XVI devient catégorique quand il aborde la bioéthique. Est-il pourtant si évident que tout ce qui concerne le début et la fin de la vie ou l’orientation sexuelle est parfaitement clair et qu’on ne puisse se poser des questions à ces sujets ou hésiter sur des décisions sans relever, ipso facto, de la « culture de mort » ? Ce champ de liberté laissée à la conscience, cette possibilité de douter concernent, nous semble-t-il, tous les humains, les chrétiens y compris. La lumière même de l’évangile ne supprime pas l’interrogation, en matière d’agir moral, dans le champ de la vie personnelle et familiale comme dans ceux de l’économie et de la politique.
Les hommes de bonne volonté
Reprenant une formule inaugurée, de façon fort significative alors, par Jean XXIII, Benoît XVI adresse son encyclique, aussi, « à tous les hommes de bonne volonté ». Il ne nous appartient pas de parler à leur place et de dire comment ils s’y retrouvent. Mais nous pouvons essayer de voir plus précisément la place que l’encyclique leur donne et la manière dont elle conçoit « la collaboration fraternelle entre croyants et non-croyants ». Au fondement de celle-ci, il y a évidemment la perception commune de la loi naturelle dont on vient de parler. Décrivant, au terme du deuxième chapitre, la « tâche inédite et créatrice » devant laquelle l’amour et la vérité nous placent, le pape écrit : « Il s’agit d’élargir la raison et de la rendre capable de comprendre et d’orienter ces nouvelles dynamiques de grande ampleur, en les animant dans la perspective de cette ‘ civilisation de l’amour ‘ dont Dieu a semé le germe dans chaque peuple et dans chaque culture » (33). Croyants et incroyants peuvent donc se retrouver dans une vision commune du développement humain et conjuguer leurs efforts pour le faire advenir. Benoît XVI cite le Concile : « Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (57, citant Gaudium et Spes, 12) et il continue : « De là naît pour les croyants le devoir d’unir leurs efforts à ceux de tous les hommes et de toutes les femmes de bonne volonté appartenant à d’autres religions ou non croyants, afin que notre monde soit effectivement conforme au projet divin : celui de vivre comme une famille sous le regard du Créateur » (ib.)
Intimement habité par la cohérence de la vision chrétienne, sûr de la pertinence universelle du christianisme, « religion du Dieu qui possède un visage humain » (55, citant sa propre encyclique Spe Salvi, 31), le pape se laisse emporter parfois dans des propos qui dépassent sans doute sa propre pensée, qui blesseront les non croyants et qui sont simplement faux. Dans la conclusion de la lettre, il parle en théologien, « en interne », pourrait-on dire. Si la phrase liminaire, dans sa généralité, est peut-être acceptable : « Sans Dieu, l’homme ne sait où aller », on ne peut admettre l’application qui en est faite un peu plus loin aux personnes concrètes : « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain ».
Le fonctionnement de la démocratie
L’encyclique contient de très beaux développements sur la démocratie ; elle est très attentive à la participation effective de tous à la gestion de la société, notamment à travers l’importance reconnue aux « corps intermédiaires ». Mais, possédé par la juste conception de la société telle qu’elle doit être, le pape paraît moins attentif au fonctionnement concret de la démocratie qui repose finalement sur l’engagement des libertés humaines. Les lois des nations démocratiques sont établies par les représentants librement élus et à ce fonctionnement fondamental il n’y a pas d’autre correctif que d’autres choix libres. Parlant, au début du chapitre 4, des droits et des devoirs et de « l’exaspération des droits (qui) aboutit à l’oubli des devoirs », le pape a cette phrase qui laisse rêveur : « Si, par contre, les droits de l’homme ne trouvent leur propre fondement que dans les délibérations d’une assemblée de citoyens, ils peuvent être modifiés à tout moment et, par conséquent, le devoir de les respecter et de les promouvoir diminue dans la conscience commune » (43). Il a certes raison de rappeler « l’indisponibilité des droits » (ib.) et d’en appeler à la conscience des citoyens contre d’éventuels dérapages. Mais si l’on met en question le droit de légiférer des assemblées démocratiques, quelle issue concrète reste-t-il pour la démocratie ? Fondamentalement, c’est sans doute le pluralisme des sociétés modernes que Benoît XVI peine à prendre en compte.
La place des pauvres
La dernière question est plus subtile sans doute, elle se pose de manière moins évidente. Elle concerne la place des pauvres dans l’encyclique. Comme nous l’avons rappelé plus haut, la doctrine sociale de l’Église est née de la sollicitude à l’égard des pauvres, concrètement, chez Léon XIII, à l’égard des ouvriers injustement traités. Pie XI a poursuivi dans la même voie, en faisant place dans son encyclique à l’inspiration jociste selon laquelle les ouvriers seront les premiers apôtres des ouvriers. Dans Populorum Progressio, Paul VI a élargi cette sollicitude aux dimensions du monde et Jean-Paul II a popularisé l’idée de « l’option préférentielle pour les pauvres ». On n’a pas l’impression que ceux-ci occupent cette place « en flèche » dans la présente encyclique. Le terme lui-même de « pauvres » n’est pas employé très souvent. Certes ils sont présents : le diagnostic de la situation note avec justesse comment, tandis que « la richesse mondiale croît en terme absolu,… les inégalités augmentent » (22) et, par exemple, quand l’encyclique parle de l’aide au développement, elle insiste fort à propos sur la participation des populations elles-mêmes (58). Mais on ne peut écarter l’impression que le point de vue dont on regarde le monde, et surtout dont on aborde la tâche du développement, ne tient pas compte de l’opposition entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui sont opprimés. L’encyclique ne prend pas le parti des pauvres, elle décrit un monde où tous sont enfermés dans le péché (même si l’on sent une sévérité particulière pour les sociétés d’opulence). Dans la Révélation évangélique, les Béatitudes selon St Luc précèdent logiquement les Béatitudes selon St Matthieu. Luc dit : « Heureux les pauvres, car le Royaume est à eux », Dieu prend le parti des pauvres, leur point de vue sur le monde. Matthieu dit : « Heureux les pauvres en esprit », ceux qui se joignent aux pauvres pour lutter contre la pauvreté injuste. On dirait volontiers que l’encyclique de Benoît XVI va directement vers la version « spirituelle » de Saint Matthieu en faisant l’économie de la « prise de parti » (l’option) qu’on trouve dans la version de Saint Luc.
Pour conclure
Cette analyse de l’encyclique est sans indulgence. Il ne s’agissait pas de faire l’article mais d’inciter à la lecture, au « bon usage ». En tirer des lumières sans aucun doute, y nourrir une réflexion bien nécessaire dans la complexité du monde d’aujourd’hui, en recevoir surtout l’appel et l’encouragement à nous engager dans ce monde avec cette « charité politique qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que (celle) qui est directement en rapport avec le prochain »
Notes :
-
[1] Nous avons publié une brève histoire de la doctrine sociale de l’Église en annexe à l’édition de l’encyclique par les éditions « Fidélité ». L’amour dans la vérité (Caritas in Veritate), lettre encyclique du souverain pontife Benoît XVI, avec guide de lecture et histoire de la doctrine sociale de l’Église. Namur, Fidélité, 2009.
[2] Les chiffres entre parenthèses renvoient aux paragraphes de l’encyclique.