Le 01 septembre 2009

Du développement des peuples à la vérité sur le développement humain

L’encyclique sociale de Benoit XVI, « Caritas in veritate » est écrite en référence à l’encyclique « Populorum progressio » de Paul VI. L’auteur de cette analyse, qui vit et travaille au Brésil depuis de nombreuses années, examine en parallèle les deux textes, sous l’angle des réponses apportées par l’un et l’autre pape aux injustices de ce monde. Il relève une rupture certaine : Si Paul VI a mis en évidence « l’horizon mondial de la question sociale », ce qui est en jeu pour Benoit XVI n’est pas ou plus seulement le développement des peuples, mais les fondements anthropologiques du développement et de l’être humain.
 

L’encyclique Populorum progressio (PP) a résulté d’une demande de l’épiscopat latino-américain et spécialement de Dom Helder Camara, archevêque de Recife dans le nord-est brésilien. Cette encyclique (1967) s’inscrit dans la logique conciliaire de l’ouverture de l’Eglise au monde, proclamé dans la Constitution conciliaire Gaudium et Spes. Pour Dom Helder, pensant au défi de l’injustice sociale dans le continent latino-américain, l’Eglise dans le monde de ce temps ne peut pas ne pas entendre l’appel des pauvres sans y apporter une réponse. Et ce fut la contribution de Paul VI, au lendemain du deuxième Concile œcuménique du Vatican, pour qui le message évangélique exige de l’Eglise un devoir de se mettre au service des hommes (PP, 1). «Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence. L’Eglise tressaille devant ce cri d’angoisse et appelle chacun à répondre avec amour à l’appel de son frère» (PP, 3). L’Eglise, vivant dans l’histoire, doit « scruter les signes des temps et les interpréter à la lumière de l’Evangile » (PP, 13). 

Les questions propres à L’Amérique latine sont invoquées avec vivacité pour que les injustices soient combattues et que des réformes audacieuses soient entreprises (PP, 29 – 32). Message compris en Amérique latine, dans les années 60, comme une exigence pour les chrétiens à s’engager résolument sur le chemin des changements des structures sociales et politiques. Dans un pays comme le Brésil les mouvements d’action catholique recevront l’encyclique avec courage et détermination pour que les pauvres, les sans voix et autres diminués dans leur dignité, puissent participer à leur propre développement.

L’encyclique de Paul VI met en évidence la tragédie du sous-développement que le Pape a vu de ses yeux et comme touché de ses mains. Il s’est fait l’avocat des pauvres (PP, 4). Dans le désir de répondre au vœu du Concile et de concrétiser l’apport du Saint-Siège à cette grande cause des peuples en voie de développement, Paul VI a rappelé, comme une tâche à accomplir, la nécessité de créer la Commission pontificale Justice et Paix (PP, 5).

Populorum Progressio est un texte qui est reconnu, par les commentateurs, comme faisant partie du corpus de la doctrine sociale de l’Eglise. Paul VI a fait prendre conscience à l’Eglise que la question sociale est devenue mondiale (PP, 3). L’encyclique de Benoît XVI est d’un autre style. Même si le Pape entend rendre hommage à Paul VI en célébrant, avec un peu de retard, le quarantième anniversaire de Populorum Progressio, sa réflexion est plus d’ordre anthropologique que social. Dans l’introduction, Caritas in Veritate établit les fondements anthropologiques de l’agir chrétien en général, pour, dans un second moment, actualiser les enseignements de ses deux prédécesseurs immédiats sur le développent humain intégral (8)[1].

L’encyclique de Benoît XVI ne part pas d’une question sociale actuelle, même si elle se réfère, à plusieurs reprises, à la crise financière de l’actualité économique. L’accent porte d’emblée sur les principes de tout être humain dans son agir courageux et généreux. Le dynamisme de l’être humain et de son agir trouve sa force et son origine dans l’Amour-Charité de Dieu qui est Vérité absolue. « Dans le Christ, l’amour dans la vérité devient le Visage de sa Personne. C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de son dessein. Lui-même, en effet, est la Vérité » (1). L’amour-charité est le principe de toute relation humaine et sociale. Mais ce n’est pas suffisant. Pour se protéger des dévoiements et des pertes de sens de la charité elle-même, surtout dans les domaines social, juridique, culturel, politique, économique, il est indispensable de conjuguer l’amour avec la vérité (2).

Le contexte de l’encyclique n’est plus la tragédie du sous-développement, mais un contexte social et culturel qui relativise la vérité, s’en désintéresse souvent ou s’y montre réticent (2). Dans ce contexte, ou, pourrait-on comprendre, à cause de cette relativisation, l’adhésion aux valeurs du Christianisme est indispensable pour l’édification d’une société bonne et d’un véritable développement humain intégral. Sans cette adhésion, c’est-à-dire, sans la vérité, Dieu n’aurait plus une place propre et authentique dans le monde (4). « Sans vérité, sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de logiques de pouvoir, qui ont pour effet d’entraîner la désagrégation de la société… » (5).

Cette conception de la vérité semble sujette à un glissement sémantique. De la Vérité qu’est le Christ, on passe à des vérités d’ordre dogmatique et moral sous couvert de valeurs du Christianisme qui sont davantage valeurs ou vérités d’une (néo)chrétienté. Société parfaite, celle-ci a le devoir d’investir le monde en y imposant ses valeurs et sa vérité. « Sans vérité, on aboutit à une vision empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever au dessus de l’agir, car inattentive aux valeurs qui permettraient de la juger et de l’orienter » (9). Ce concept de vérité sur l’homme et le développement fonctionnerait-il comme un jugement autorisé par un point de vue absolutisé ? Entrerions-nous ici dans une logique du « tout ou rien » ? Dans la conception du vrai qui est présentée dans l’encyclique, il y a, semble-il, un déficit en termes d’analogie. La vérité serait  à prendre ou à laisser. Il n’y a pas de degrés dans le vrai. Il n’y pas de distance entre la vérité et la connaissance de la vérité. Les fondements anthropologiques de l’encyclique relèvent d’une ontologie directe qui fait l’économie d’une quelconque médiation qui permettrait de susciter un chemin pour faire découvrir la vérité déjà présente et pas encore réalisée pleinement. Dans cette posture de (néo)chrétienté qui prête le flanc à un processus d’idéologisation de la vérité, il n’y a pas beaucoup de place pour l’autonomie relative des réalités terrestres affirmée par le Concile dans Gaudium et Spes. On peut aussi se demander dans quelle mesure la liberté religieuse, comme elle a été comprise au Concile, est encore affirmée dans la présente encyclique laissant une possibilité aux hommes de bonne volonté d’avoir part à un développement humain.

Dans le 1° chapitre, le message de Populorum Progressio, Benoît XVI reprend les grandes vérités formulées par Paul VI qui prône un humanisme ouvert à la transcendance, à l’absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie humaine[2]. Paul VI ne doutait pas de l’existence d’obstacles et de conditionnements qui, freinant le développement, limitent les libertés humaines, mais sans supprimer toute leur responsabilité. Dans Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II a introduit la notion de « structures de péché », lorsqu’il identifie une double racine morale des désordres du monde : le profit et le pouvoir à tout prix. Dans la quête d’un développement humain et solidaire, les hommes de bonne volonté sont appelés à rechercher un humanisme nouveau qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même.

Pour une sensibilité chrétienne en Amérique latine, quelques silences sont à regretter dans l’encyclique : la dette comme mécanisme de domination économique et financière ; l’hégémonie des détenteurs des capitaux ; une critique des inégalités structurelles de la globalisation, qui ne résulte pas du bon ou mauvais usage de celle-ci, mais des graves distorsions dans le jeu du marché. On peut aussi se demander à partir de quel lieu social l’Eglise « experte » en humanité se prononce sur les questions sociales. De quelle Eglise parlons-nous ? De la hiérarchie romaine qui est loin de vivre les problèmes que rencontrent les personnes et communautés ? Ici, il y aurait une place pour appliquer à l’Eglise le principe de subsidiarité. Au fond, n’est-ce pas ce principe qui est en jeu dans la lettre de Paul VI au cardinal Roy, lorsqu’est reconnue la difficulté de prononcer une parole unique dans l’infinité des situations sur la face du monde et sur la responsabilité des communautés chrétiennes locales ?

Dans l’appel final de Populorum Progressio, Paul VI convoque au nom du Seigneur les catholiques, les chrétiens et croyants, les hommes de bonne volonté, les hommes d’Etat, les sages et finalement tous ceux qui sont déjà à l’œuvre, à se rejoindre fraternellement et à œuvrer de toutes leurs forces au développement.

Dans sa conclusion, Benoît XVI prône un humanisme chrétien, qui, ravivant la charité et se laissant guider par la vérité, est seul capable de gérer le progrès de l’homme et son développement. « La fermeture idéologique à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines, se présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au développement » (78).

Paul VI, nous rappelle le pape actuel, a mis en évidence l’horizon mondial de la question sociale. Aujourd’hui, ce qui en jeu n’est pas ou plus seulement le développement des peuples, mais les fondements anthropologiques du développement et de l’être humain. Il s’agit, en fin de compte, de faire la vérité sur le développement humain.

Notes :

  • [1] Les chiffres entre parenthèses renvoient aux paragraphes de l’encyclique Caritas in Veritate (2009).

    [2] Paul VI citant le père Henri de Lubac s.j. dans le drame de l’humanisme athée, dit : certes l’homme peut organiser la terre sans Dieu, mais « sans Dieu il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un humanisme inhumain ». Benoît XVI reprend la citation, dans sa conclusion, mais sans la citer, en la forçant quelque peu : « L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain ».