Éléments pour un antifascisme chrétien
Selon une étude Ifop (Institut français d’opinion publique) pour le journal La Croix, menée durant le premier tour de l’élection présidentielle française de 2022, 40 % des catholiques ont voté pour des candidats d’extrême droite (Marine Le Pen et Éric Zemmour) – contre 30 % pour la moyenne française[1]. En France ou ailleurs, l’extrême droite instrumentalise le christianisme à des fins identitaires. Paul Colrat et Guillaume Dezaunay, membres du collectif Anastasis[2], affrontent avec sérieux cette question théologico-politique : la religion chrétienne n’est-elle qu’une « culture à défendre », une « identité à protéger » ?
Ce n’est pas d’abord nous, les chrétiens, qui nous intéressons à l’extrême droite, c’est l’extrême droite qui s’intéresse à nous. Même quand elle ne se définit pas comme chrétienne, car se mêlent en son sein des tendances explicitement païennes à d’autres chrétiennes traditionalistes, l’extrême droite a besoin du christianisme, non comme foi, non comme spiritualité, mais comme culture, et plus précisément comme la culture d’un peuple. Elle a besoin des « racines chrétiennes » de la France ou de l’Europe pour définir le propre d’un collectif, son identité, en l’opposant du même coup à des altérités, au premier rang desquelles « l’Islam-incompatible-avec-les-valeurs ». De la même manière qu’elle s’intéresse au christianisme comme culture, elle a commencé récemment à s’intéresser à la laïcité, et à la République, non pas pour l’esprit qui les habitent – à savoir le primat de la liberté de conscience et la quête de l’unité dans la diversité – mais comme moyens de définir un propre à opposer à des éléments étrangers. Si l’extrême droite s’intéresse au christianisme, le christianisme doit bien s’intéresser à elle, et les chrétiens sont obligés de se poser la question : la religion chrétienne peut-elle être définie comme une « culture à défendre », une « identité à protéger » ?
La désappropriation contre l’auto-affirmation
Le christianisme est un appel perpétuel au déplacement : « convertissez-vous, changez vos cœurs ». En cela, le christianisme appelle à penser contre soi-même. L’extrême droite pense peu, précisément parce qu’elle cherche à être, à affirmer l’identité de son être alors que penser consiste à recevoir une vérité qui n’a de valeur que si elle n’est pas la simple affirmation de nous-même. Certes l’extrême droite parle, abondamment, parfois avec éloquence, mais ce n’est pas encore de la pensée, c’est-à-dire de la création de concepts. Tous ses concepts, elle les a volés. Elle les a notamment pris à la gauche, sa stratégie étant de retourner ces concepts contre son ennemi : elle dit ainsi « nation » ou « laïcité » non plus pour émanciper le peuple du pouvoir royal ou religieux, mais au contraire pour renforcer le pouvoir de l’État et lutter contre la liberté religieuse de la minorité musulmane. De même, quand elle parle du christianisme, elle ne le pense pas, elle n’en fait pas une ressource pour la créativité conceptuelle, existentielle, ou même esthétique, elle en fait un élément de patrimoine à valoriser. Là aussi se trouve un certain sacrilège, qui défigure la puissance de sanctification ‒ donc de transformation aussi bien personnelle que collective[3], à l’œuvre dans les traditions chrétiennes ‒ pour en faire un patrimoine sacré, c’est-à-dire intouchable, immobile.
L’extrême droite voit le christianisme comme une culture dont il faut être fier, le propre d’une civilisation à préserver contre d’autres, ce qui ne doit pas mourir : la virilité des chevaliers, l’anti-nomadisme, l’anti-Islam, un moyen de conserver l’ordre et le passé, le refus de toute culpabilité. Il s’agit alors non pas du christianisme mais d’une religion païenne tout ce qu’il y a de plus classique : un dieu non pas pour tous mais pour un peuple contre les autres, un moyen de renforcer la cohésion sociale et de limiter les débordements, un moyen de mieux gagner les guerres. Ce type de religion est ce dont le christianisme a essayé de sortir : religion close, utilitaire, sans profondeur spirituelle, sans appel à la profonde remise en question de soi et à la révolution des cœurs. Ce christianisme sans Christ, qui préfère la Tradition à l’Évangile, si tant est qu’on puisse appeler tradition chrétienne une tradition déracinée de l’Évangile, ressemble à ce que les courants identitaires font de l’Islam, renonçant à l’universalisme de leur religion au profit d’une fraternité close d’un peuple mythifié contre d’autres diabolisés. L’extrême droite qui se dit chrétienne et l’extrême droite qui se dit musulmane sont deux frères siamois qui s’excitent mutuellement, chacun avec son style, tout en partageant de la civilisation une même définition : identité sans mélange prête à la guerre.
La question n’est pas d’opposer une religion contre une autre, mais, à l’intérieur des religions, des tendances universelles contre des tendances identitaires. On peut tenter l’hypothèse suivante : les fascistes ne sont-ils pas effrayés par l’Islam précisément en ce qu’il leur rappelle l’Église qu’ils ne peuvent que détester ? Ils ne cessent de dénoncer la « oumma » (la communauté des musulmans) parce qu’elle n’appartient à aucun peuple et incite au déracinement, mais telle est aussi la vocation universelle de l’Église. Si Jésus a été mis à mort, c’est qu’il faisait la promotion d’un judaïsme contre un autre : il jouait le souffle des prophètes contre la clôture identitaire des scribes et des pharisiens ; la préférence pour l’étranger contre la préférence familiale et nationale ; l’effondrement des structures de domination contre leur préservation à tout prix ; la mise en commun de l’héritage pour toutes les nations contre la privatisation de celui-ci au profit d’une nation exclusive ; l’éloge de l’humilité contre celui de la fierté ; la promotion des femmes, des étrangers, des mal-vus, contre les bien-pensants privilégiés. Le christianisme n’est pas la religion du propre mais du proche. Le proche n’est pas celui qui est comme moi, l’identique, mais l’étrange ou l’étranger qui s’approche. Quand le Christ nous dit d’aimer notre prochain comme nous-même, cela signifie qu’il faut retourner la logique du propre (« comme nous-même ») en une logique du proche.
L’extrême droite est en nous
En un sens, l’extrême droite a régressé dans ses ambitions. Elle ne vise plus tant à établir une société plus raciste ou plus homophobe, mais à s’en tenir à ces injustices existantes. L’extrême droite n’est plus ce qui affirme son racisme mais au contraire ce qui cherche à le cacher. Tel est le paradoxe de ceux qui défendent l’identité : ils prétendent ne pas en avoir, n’être ni de droite ni de gauche. Ils se définissent par leur refus d’une identité politique particulière ; prétendant que leur identité serait universelle, ils défendent seulement les droits du « peuple ». Leur discours consiste bien souvent non pas à affirmer des positions explicitement racistes, mais à dénier qu’il existe du racisme : « non, la France n’est pas raciste » disent-ils, ou encore « halte à la repentance, notre passé n’est pas si terrible ». Lutter contre l’extrême droite, c’est d’abord reconnaître son racisme, sa position privilégiée dans une structuration raciale de la société. En ce sens, la lutte contre l’extrême droite fait partie d’un combat spirituel. Il serait trop facile de lutter contre l’extrême droite comme si elle était un ennemi seulement extérieur. L’extrême droite est aussi en nous, lutter contre elle fait partie d’un combat intérieur, car le racisme ou l’homophobie sont aussi en nous. Ce que le christianisme peut apporter dans la lutte contre l’extrême droite, c’est une compréhension de son caractère intérieur – c’est elle, l’ennemi intérieur.
Le chrétien ne lutte pas contre l’extrême droite comme s’il avait les mains pures. Il sait qu’il y participe encore, qu’il participe au racisme, c’est-à-dire à la structuration raciale de la société, parce qu’il bénéficie des basses œuvres faites par les racisés. Il participe à l’homophobie par ses silences. Au patriarcat quand il laisse sa mère, sa sœur ou sa femme s’occuper des enfants alors qu’il vaque à ses occupations. À la destruction de l’environnement par sa consommation. Au validisme[4] lorsqu’il oublie que les forts ont à porter la fragilité (Romains 15, 1). Au spécisme par son inconscience de la dignité de « tout ce qui respire » (Psaume 150, 6). Bref, il sait que son existence est actuellement nuisible, mais il ne se laisse pas aller à une déploration vaine et romantique, car il sait aussi qu’est donnée dans cette nuisance une grâce qui est d’en détourner l’usage pour que des biens collectifs jaillissent. Ce que l’on a à retrouver pour combattre l’extrême droite est un juste sens de la faute, selon lequel la faute est occasion de conversion. Contrairement à ce que dit la droite et son lancinant « y en a marre de la morale », la reconnaissance de ses fautes, y compris de ses fautes structurelles, durables, n’est pas une posture caricaturale de battage de coulpe. Elle ouvre un chemin de conversion, donc un avenir, c’est-à-dire une aventure. Ce chemin de conversion est individuel mais aussi collectif.
Mener le combat spirituel contemporain
Quelles sont les coordonnées du combat spirituel contemporain ? Sixième extinction de masse, tensions géopolitiques croissantes, augmentation des migrations en raison des inégalités entre nations, des régimes violents et des dérèglements du climat. Que devraient proposer les chrétiens dans ce cadre ? Conserver l’ordre existant ? Pitié : il est mortifère, il est catastrophique, il est à destituer. Protéger nos modes de vie tout en cherchant à empêcher d’autres d’y accéder ? Seigneur, prends pitié : mieux vaudrait que ma langue se colle à mon palais et que mon bras droit soit paralysé. Charger le nouveau bouc émissaire, les Arabes et les musulmans, de tous les maux auxquels nous sommes confrontés ? Ô Christ, prends pitié : ne me laisse pas aller à la calomnie.
La lutte contre l’extrême droite doit aussi se jouer sur le terrain théologico-politique. C’est à des gestes théologiquement déterminés qu’il s’agit d’opposer d’autres gestes, déterminés soit par une autre théologie politique comme nous le proposons à Anastasis, soit en refusant tout bonnement la théologie politique comme d’autres le proposent[5]. Dire que le combat contre l’extrême droite se place sur un terrain théologico-politique ne signifie pas que le théologico-politique est la condition sine qua non du combat contre l’extrême droite, il existe d’autres ressources. Néanmoins, il est nécessaire pour tout chrétien de ne pas voir dans le fascisme une position politique neutre, mais un ennemi spécifique.
Notes :
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[1] Bernard Gorce et Xavier Le Normand, « Présidentielle 2022 : le vote des catholiques de droite se radicalise », La Croix, 11 avril 2022 (www.la-croix.com).
[2] Le collectif Anastasis est un groupe de réflexion et d’action qui cherche à faire vivre un christianisme de libération, prenant au sérieux la radicalité de l’Évangile et ses vibrants appels à la construction de la justice (www.collectif-anastasis.org).
[3] Sur ce point, voir Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles, La communion qui vient, Carnets politiques d’une jeunesse catholique, Seuil, 2021.
[4] Le validisme est un système faisant des personnes valides la norme sociale. Par extension, on parle de validisme dans une situation de discrimination envers les personnes en situation de handicap (Le Robert).
[5] Ainsi, Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Les Belles Lettres, 2022.