Espérer mettre en mouvement et construire des ponts pour le futur
Où il est question de contagion de la prochaine génération …
Pour approcher la crise écologique avec des rhétoriciens dans le cadre d’un cours de géographie, plusieurs portes d’entrée thématiques sont possibles. L’analyse intitulée « Quelle approche environnementale à l’école ? » (publiée en octobre 2011 par le Centre Avec) présentait une expérience[1] telle qu’elle avait été menée sur le terrain avec des jeunes. Par la suite a émergé l’idée de structurer la démarche pour identifier les composantes nécessaires à l’action et à la dimension de l’engagement. La présentation de cette expérimentation lors de l’atelier-débat organisé par le Centre Avec en collaboration avec une équipe de l’ADIC[2] le 4 octobre 2012 a permis de prolonger la réflexion. Les échanges ont alimenté l’analyse qui suit.
La thématique retenue a été l’« énergie »[3] et la question (même s’il est indéniable qu’elle est restrictive) au départ de la réflexion : comment les hommes exploitent-ils les ressources de la terre et plus particulièrement l’énergie ? Il s’agit d’abord d’observer ce qui se passe au niveau local (l’énergie dans mon environnement immédiat, qu’est-ce que cela représente ?) pour ensuite, étendre la réflexion à un niveau plus global (quelles sont les répercussions au niveau de la planète ? Comment (ré)agir ? Quelles actions personnelles mettre en place ?). L’objectif est d’aller au-delà d’une sensibilisation « en chambre ». Il est important que le jeune devienne acteur et décideur conscient de ses engagements futurs.
Du local …
Quels sont les éléments, les critères qui paraissent essentiels pour favoriser chez les jeunes une observation maximale de leur environnement local ?
- Visiter, arpenter pour prendre la « mesure » de l’objet
L’objet peut être un bâtiment, un paysage, une machine, … Voir in situ de manière sensorielle une infrastructure comme une centrale nucléaire ou une éolienne n’est pas comparable à une observation de photographies ou de vidéos. Découvrir des sites en trois dimensions à l’aide des cinq sens, c’est par exemple entendre le bruit produit par une éolienne, sentir le vent sur le plateau du paysage à découvrir, percevoir la force d’une machine telle qu’une centrale nucléaire, … Autant d’exemples qui touchent la personne, et qui sont vécus jusqu’à l’intérieur de soi.
En outre, les sites visités constituent des endroits où les jeunes n’auraient sans doute jamais pensé aller ou des lieux qui peuvent leur paraître marginaux.
- Rencontrer des acteurs d’âges, d’implications sociales, de statuts, … différents
Chercher à rencontrer des acteurs différents poursuit plusieurs objectifs. D’abord, chaque contact implique une écoute préalable. Le témoin communique aux jeunes les raisons de ses choix, les fondements de sa réflexion, les engagements poursuivis, les éléments qui ont été des atouts ou des contraintes. L’élève a l’opportunité de confronter ses représentations et de les modifier. Il peut réaliser cet exercice de manière individuelle (en examinant par exemple en quoi ses repères sont modifiés) mais aussi de manière collective (en observant comment les autres jeunes de la classe réagissent).
L’éventail des acteurs vise aussi à mettre en évidence les trois composantes du schéma économique : les ménages, l’entreprise et l’état (par exemple, un acteur public local – un échevin -, un responsable du monde associatif, un chef d’entreprise, les propriétaires d’une maison écologique).
A l’issue des échanges, l’aménagement de temps pour écouter les commentaires des élèves permet d’apprécier les « réactions à chaud » : le côté affectif, émotionnel des uns, la logique rationnelle des autres ou encore des sentiments d’inquiétude ou parfois d’étonnement.
- Classer, trier des informations
La troisième étape est méthodologique. Le professeur vise une mise à distance, une prise de recul par rapport aux observations perçues et aux explications entendues.
La visite de sites et la rencontre d’acteurs fournissent une importante quantité d’informations se présentant sous diverses formes : données chiffrées, opinions et visions personnelles, interrogations par rapport à l’avenir de la planète, interpellations politiques, modèles économiques et sociaux, …
Pour classer, trier ces informations, le professeur propose plusieurs grilles d’analyse transférées, par exemple « Comment choisir une habitation ? ». La grille comporte un ensemble de critères à la fois techniques, sociaux, économiques et environnementaux qui permettent de mesurer les implications liées au choix d’un lieu d’habitation.
Le tri réalisé à travers cet exercice touche les jeunes directement à titre individuel et environnemental.
Une autre proposition est la grille AFOM[4] (pour Atouts, Faiblesses, Opportunités et Menaces du territoire). La mise en relation de ces éléments d’analyse facilite le dégagement des orientations à prendre pour être conscient de ses choix.
Une troisième grille tenant compte des dimensions économiques, sociales et environnementales permet d’examiner si l’activité observée est durable.
- Comprendre le rôle des acteurs principaux
Les informations extraites des entretiens avec les acteurs et leur classement alimentent la réflexion des jeunes notamment par une plus grande compréhension du rôle des différents acteurs. Lors de chaque rencontre, les témoins ont détaillé le cadre et les limites de leurs engagements : l’ampleur de l’implication personnelle, la durée de l’engagement (par exemple, le temps d’un mandat politique), la perspective de l’interpellation (une génération préoccupée par l’héritage laissé à la (ou aux) génération(s) suivante(s)), un exemple de réorientation professionnelle.
Un second objectif de cette étape est de faire comprendre aux élèves que l’exposé d’un acteur n’est pas neutre : un scientifique n’aura pas le même discours qu’un politique ou un chef d’entreprise.
- S’exercer à être acteur
Après avoir vécu sensoriellement les sites sélectionnés, récolté et trié des informations, après avoir été confrontés à d’autres opinions entrainant des modifications de leurs représentations personnelles, les élèves vont s’exercer à être acteurs. Ils vont apprendre à être confrontés à un contexte moins habituel.
Dans cette perspective, le professeur propose un jeu de rôles dans lequel les dimensions individuelles et collectives sont croisées ainsi qu’une confrontation directe à l’espace environnemental.
L’exercice dévoile que pour un jeune, plus la distance entre ses convictions et le rôle à jouer est grande, plus il doit travailler ses arguments. Par exemple, le professeur a constaté que l’exercice était plus difficile pour les élèves qui devaient se mettre dans la peau d’un opposant à l’installation d’éoliennes.
Lors de cette étape, la classe devient un lieu d’apprentissage du débat, un lieu où chacun peut apprécier et renforcer ses points de repères mais aussi apprendre à affiner des opinions. L’exercice implique de se positionner par rapport à sa conception personnelle mais aussi par rapport à celle d’un collectif.
… au global
- Qu’en est-il au niveau de l’évolution internationale ?
A ce stade de la réflexion, il est pertinent de contextualiser les informations et les données chiffrées en les resituant par rapport à quelques grandes étapes de l’évolution internationale, notamment du club de Rome à Rio + 20[5] :
1972 – Rapport du Club de Rome – « Limits to Growth » : un premier rapport alarmiste. D. et D. Meadows montrent le caractère mortifère de trois dynamiques incompatibles avec les limites de notre planète et de ses ressources naturelles : économie, pollution, démographie.
1987 – Rapport Brundtland[6] : ce rapport met en avant la notion de développement durable qu’il définit comme un mode de développement qui « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
1990 – Giec[7] (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) créé sous l’égide de l’ONU : les rapports du Giec soulignent l’origine anthropique du changement climatique. « Les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine sont vraisemblablement responsables d’une hausse des températures qui pourrait aller en s’accentuant, menaçant la survie de nombreuses espèces dont la nôtre ».
1992 – Premier Sommet de Rio (ONU) : deux conventions sont adoptées, l’une sur la lutte contre le réchauffement climatique, l’autre sur la sauvegarde de la biodiversité.
1997 – Protocole de Kyoto : les pays industrialisés prennent des engagements chiffrés de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Le protocole de Kyoto prend fin en 2012
2012 – Sommet de la Terre Rio + 20 : les attentes sont restreintes.
2012 (année internationale de l’énergie durable pour tous) – Conférence des Nations Unies sur le climat (du 29 novembre au 7 décembre à Doha au Qatar) : les 190 pays membres devaient décider de l’avenir du protocole de Kyoto et esquisser les bases d’un grand accord prévu en 2015, auquel participeraient tous les grands pollueurs de la planète. Les premiers discours ont à nouveau insisté sur l’urgence d’agir pour limiter le réchauffement de la planète. Les résultats de la Conférence sont malheureusement très mitigés…
- Qu’en est-il concrètement ?
Actuellement, il n’y a plus aucun doute sur la raréfaction généralisée des ressources disponibles. Aussi, la question centrale à se poser concerne davantage les conséquences de son utilisation actuelle quelle que soit sa raréfaction.
Un rapport[8] commandé par la Banque mondiale prédit que la température moyenne mondiale risque fort d’augmenter de 4°C d’ici la fin du siècle. Les conséquences mentionnées dans ce rapport sont alarmantes, notamment une acidification des océans[9] entrainant une dissolution des récifs coralliens (une situation dramatique pour les personnes tributaires des coraux pour leur alimentation et leur revenu), des vagues de chaleur extrême, la fonte de la calotte glaciaire donnant lieu à une élévation du niveau des mers, le dépérissement de la forêt amazonienne (il affecterait les écosystèmes, la biodiversité[10], les fleuves, les moyens de subsistance).
Quelques chiffres et constats renseignés dans le dossier « Au chevet d’une planète malade »[11] sont évocateurs : la FAO (l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) chiffre à 4 000 kcal la ration alimentaire quotidienne d’un occidental, alors qu’elle considère que 3 000 kcal suffisent en moyenne pour un adulte ; près de neuf personnes sur dix ont désormais accès à une source d’eau potable améliorée ; 40% des êtres humains ne sont toujours reliés à aucun système de traitement des eaux usées ; 30% des espèces forestières ont disparu en un siècle (au rythme actuel, elles pourraient chuter encore de 38% d’ici à 2050) ; un humain sur deux vit aujourd’hui en ville (depuis la déclaration de Rio, « les collectivités urbaines sont reconnues comme des acteurs clés du développement durable »).
En Europe, on devrait réduire de ¾ notre consommation et assurer le quart restant avec de l’énergie renouvelable.
Le rapport Meadows avait mis en évidence la notion de dépassement, c’est-à-dire le fait d’aller au-delà de certaines limites sans l’avoir voulu. Pour mesurer ce dépassement, la notion d’empreinte écologique a été retenue. L’empreinte écologique est la surface estimée de la terre dont une personne ou un groupe de personnes a besoin pour produire ce qui est consommé et absorber ce qui est jeté. Elle est calculée en hectares.
Selon le Rapport Planète vivante de l’organisation internationale pour la conservation de la nature (2002), cité par le rapport Meadows, le WWF notait que l’empreinte écologique de la société mondiale dépassait la bio-capacité de la terre depuis la fin des années 1980.
Dans son rapport de mai 2012, le WWF précise que la Belgique présente la 6ème (après le Qatar, Koweït, Emirats arabes unis, Danemark, USA) plus lourde empreinte écologique au monde : 7,1 ha alors que la moyenne européenne est de 4,7 ha, ce qui est encore trop puisque chaque être humain sur la Terre ne dispose que de 1,8 ha.
Et si tout le monde consommait comme les Belges, combien faudrait-il de planètes ?
- Comment déboucher sur une action concrète locale ?
Rencontrer des personnes qui posent des actes qui s’inscrivent dans une logique de développement durable, dans le respect de l’environnement, chercher à acquérir des connaissances théoriques pour mieux maitriser les techniques et des processus, c’est certainement bien. Cependant, ne pas rester passif est encore mieux. Dans cette perspective, il est, entre autres, essentiel d’initier les jeunes dans le cadre scolaire : comment les inviter « à mouiller leur chemise » à l’école, à expérimenter des alternatives tout en les sensibilisant à l’important critère de « la transmission, du passage du témoin » ?
C. Jacmin a imaginé l’expérience suivante en respectant, en toile de fond, les critères tels que mentionnés plus haut. Le point de départ est le constat suivant : quand on parle de consommation d’énergie, les jeunes éprouvent souvent des difficultés pour se rendre compte de ce que représente concrètement un chiffre donné (par exemple, que représente réellement la consommation d’électricité d’un pays ?). Aussi, la démarche proposée consiste-t-elle à faire prendre, par les élèves eux-mêmes, des mesures dans deux bâtiments de leur école : un bâtiment qui « fonctionne bien » et un autre « moins bien ». Il s’agit de procéder à une sorte d’audit « matière » en examinant ce « qui entre » dans le bâtiment (c’est-à-dire ce qui constitue un besoin, par exemple, la quantité de mazout, de papier) et ce « qui sort » (en termes, par exemple, de température dans les classes, de quantité de papier et non pas en termes de coût).
Dans une seconde étape, la comparaison des mesures prises à l’école avec des consommations personnelles (celles de la famille) les invite à mieux intégrer les chiffres. Il est en effet plus parlant, plus évocateur de mettre en regard une consommation donnée avec des repères habituels. L’élève peut directement faire le lien avec une façon de vivre, un mode de vie qu’il connait.
La troisième étape consiste à analyser les chiffres : pourquoi tel bâtiment produit-il moins de déchets que l’autre ? Quelles sont les raisons qui expliquent que la température dans tel bâtiment varie fortement alors qu’elle reste stable dans l’autre ? … La recherche des raisons débouche sur des propositions concrètes d’aménagement (par exemple, tirer les tentures dans chaque classe le soir après les cours). Les idées pourraient être suggérées lors de conseil d’élèves ou de délégués.
Le tableau des mesures de consommation et les propositions d’actions émises seraient soigneusement listés dans un dossier qui serait transmis l’année suivante à un autre groupe d’élèves et ainsi de suite. L’actualisation des chiffres sera non seulement assurée (ce qui permet de lire l’évolution des propositions d’actions et leurs impacts sur le fonctionnement des bâtiments) mais surtout elle actionne un processus de « passage du relais » opéré entre les élèves. Au-delà de cette transmission symbolique, l’initiative et la créativité des jeunes sont mises en avant, reconnues et productrices de sens aux niveaux personnel, collectif et environnemental.
Enfin, le professeur à l’initiative de cet audit « matière » peut également proposer aux élèves de soumettre le projet au responsable de la gestion des bâtiments de l’école. L’échange pourrait être engagé au départ de la grille AFOM qui liste les critères de faisabilité de toute démarche.
Pour éviter de rester au stade de la déclaration de bonnes intentions, il sera essentiel de communiquer systématiquement, à la fin de chaque année scolaire, l’évolution observée. Chacun peut ainsi directement apprécier l’impact des initiatives prises, les progrès réalisés, les pistes à proscrire, à poursuivre, à amplifier.
Conclusion
Face à la crise écologique actuelle, il est crucial d’initier un travail de sensibilisation des jeunes à l’école. Vivre des expériences, en prendre la mesure et agir avec discernement font partie intégrante du système éducatif.
L’approche relatée dans cette analyse a cherché à croiser des acteurs, des lieux et des méthodes. Pour la vivre concrètement, plusieurs « mises en scène » ont été proposées : créer des espaces d’échanges, croiser les regards, inviter au questionnement sont autant de moments, d’espaces et d’exemples méthodologiques qui peuvent participer à une co-construction d’actions alternatives. A la lumière de chiffres, de constats, d’arguments, de grilles d’analyse, … chacun a été invité à construire son propre rapport à l’environnement pour être acteur de son destin mais aussi du destin collectif. Les liens initiés entre des habitudes de vie quotidienne et ce que des rapports internationaux publient ont encouragé à relier plus concrètement action locale et réflexion globale.
Il n’y a pas de solution toute faite. La démarche proposée n’a pas la prétention d’être un modèle à suivre. Néanmoins, la réflexion qui l’a animée a veillé à instruire, à éduquer les jeunes à une forme de solidarité, à les former pour agir avec les autres et répondre ensemble à un défi actuel.
Notes :
-
[1] L’expérience a été initiée par C. Jacmin, professeur de géographie au Collège Cardinal Mercier de Braine-l’Alleud.
[2] Association chrétienne des Dirigeants et Cadres.
[3] Cette question est d’une importance majeure dès lors que l’on veut trouver des pistes d’action pour lutter contre le changement climatique. Tout en étant une poursuite du thème de 2011 (environnement et justice sociale), le choix de la question de l’énergie situe donc cette analyse dans la thématique actuelle de 2012 (solidarité et réalisme politique). En effet, la question du changement climatique est intrinsèquement une question de justice sociale, et la question de l’énergie requiert des choix tant individuels que politiques.
[4] L’AFOM (SWOT en anglais) est une méthode d’analyse qui peut être utilisée dans le cadre de l’évaluation de projets. Elle consiste en l’identification et la comparaison des facteurs positifs et négatifs dans l’environnement interne et dans l’environnement externe du projet. www.topozym.be/spip/spip.php?article37
[5] CLERC D., De Rio à Rio, les hauts et les bas de l’écologie in Alternatives économiques, n°314, juin 2012, p.57.
Voir aussi J.I. Garcia, « Rio+20, une nouvelle opportunité pour le développement soutenable ? », analyse du Centre Avec, septembre 2012 (www.centreavec.be).
[6] Ce rapport a été demandé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations Unies.
[7] Le Giec est un organisme intergouvernemental, ouvert à tous les membres de l’ONU. Il a publié par la suite trois rapports (1995, 2001 et 2007). Un cinquième est planifié pour 2013. Ces rapports montrent avec de plus en plus de certitude le lien entre l’activité humaine et le changement climatique.
[8] Institut de recherche de Potsdam (PIK) et Climate Analytics.
[9] Les ressources alimentaires sont mises en danger. Notons le vide juridique de la haute mer.
[10] Un enjeu moins médiatisé que le changement climatique et pourtant tout aussi vital.
[11] Alternatives économiques, n°314, juin 2012, pp.55-64.