En Question n°133 - juin 2020

Est-il éthique de s’envoyer en l’air ?

crédit : Denius Zhylin – Unsplash


S’il y a bien quelque chose d’universel, dans la nature humaine, c’est cette étrange faculté qui nous pousse à nous effrayer parfois des dangers les plus visibles et les plus insignifiants, tout en restant de marbre face aux conséquences invisibles, mais bien plus sérieuses, de nos actes quotidiens. Il en va ainsi, par exemple, de la peur que nous éprouvons à la perspective, fort peu rationnelle, de mourir dans un accident spectaculaire ; et du peu de cas que nous faisons, dans le même temps, de la détérioration progressive de la santé de notre organisme ou de la terre dans son ensemble. Soyons clair : que celui qui n’a jamais eu peur, en voyant par la fenêtre du hublot les ailes d’aciers d’un Boeing s’élever majestueusement de la piste de décollage, me jette la première pierre ! Pour ma part, je préfèrerais prendre cette pierre et la mettre à l’édifice de la pensée critique. Si je reconnais avoir tremblé de la tête aux pieds chaque fois que j’ai pris l’avion, j’admets plus volontiers encore trembler à l’idée de l’impact environnemental que représente, aujourd’hui, le transport aérien. Quel impact exactement ? En quoi le secteur de l’aviation, qui ne représente finalement qu’une faible proportion des sources de pollution, constituerait-il un motif d’inquiétude valable ? N’existe-t-il pas, dans le monde en crise que nous traversons, d’autres priorités que de boycotter ces vieilles carcasses d’aluminium qui, depuis près d’un siècle, ont permis à l’homme de défier triomphalement les lois de la pesanteur ? J’aimerais consacrer cet article à la discussion d’un dilemme moral qu’entre les doctes nous aimons à appeler quelquefois le flying dilemma, mais que je préfère pour ma part rebaptiser de la façon suivante : « Dans cet âge d’or où l’amour de nos modes de vie entre en guerre avec la sauvegarde de l’environnement, est-il toujours éthique de s’envoyer en l’air ? »

Les préliminaires

En dépit de l’amélioration technologique constante observée depuis les années 1960, qui vise à diminuer la consommation de kérosène par kilomètre parcouru, le secteur aérien est de plus en plus polluant. Il représente actuellement entre 2 et 4% des émissions mondiales de CO2 d’origine humaine[1], mais des études indiquent qu’en l’absence de politique contraignantes, ce nombre risque de grimper à 22% d’ici 2050[2]. La cause de cette montée en flèche doit être imputée à plusieurs facteurs, à commencer par une hausse globale de la population mondiale, une augmentation des revenus, sans oublier les tarifs concurrentiels que proposent depuis plusieurs années les compagnies low-cost — et dont les conséquences en matière de conditions salariales font l’objet de virulentes polémiques. À cet égard, tout se passe comme si notre production de CO2 était étroitement assujettie à l’équation suivante :

Chaque fois que nous agissons sur le facteur technologique en rendant les avions moins énergivores, nous les rendons aussi moins chers pour les compagnies et nous diminuons aussitôt, de façon tout à fait incidente, le coût du transport. Cela hausse la demande et, étant entendu que la population mondiale ne cesse de croître, le bilan total sur l’empreinte écologique s’en fait ressentir. Selon les rapports de la Commission européenne, rappelons qu’une taxation à hauteur de 33 centimes le litre engendrerait une diminution de 10% des émissions de CO2 liées à l’activité aérienne, principalement à cause de la hausse des prix qui en résulterait[3]. En l’absence de telles régulations, n’existe-t-il pas un moyen de court-circuiter la logique implacable de l’offre et de la demande ?

En 2020, et quelle que soit la manière dont vous tournez les chiffres, il reste plus économique de se déplacer en avion plutôt qu’en train, en bus ou en voiture. Je n’entends pas défendre ici l’usage des transports privés, car il est avéré que, pour des courtes distance, il est, du point de vue environnemental, parfois préférable de se déplacer en avion qu’en voiture[4]. Je pense que les questions qu’il faut se poser, et qui dépassent largement le cadre de cet article, sont les suivantes : (1) pourquoi prenons-nous l’avion pour faire de nombreux allers-retours sur de courtes distances ? ; (2) pourquoi les alternatives en termes de transports publics sont-elles financièrement dissuasives ? ; (3) peut-on décider, en tant qu’individu, d’arrêter de prendre l’avion ? Ces questions nous poussent incidemment du côté de l’éthique. Elle nous mettent en demeure de nous demander pourquoi il est du devoir de l’être humain de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel et de ses ressources. Elle demande, d’autre part, pourquoi il serait du ressort de l’individu de payer le prix d’un dysfonctionnement qui, à bien des égards, pourrait être qualifié de systémique.

Prendre son envol

Si de nombreuses études suggèrent qu’en l’absence des politiques nécessaires, un changement des attitudes individuelles ne suffira pas à diminuer les émissions de CO2 dans le secteur aérien[5], il n’en est pas moins salutaire, du point de vue de l’éthique individuelle, de prendre un certain nombre de résolutions éclairées. Je présente ici les principes directeurs auxquels je me réfère pour faire face à ce dilemme. Il ne s’agit pas de règles rigides inspirées d’une compréhension déontologique de l’agir humain, mais plutôt de balises destinées à infléchir doucement les comportements :

  • Avant de prendre l’avion, il s’agit de se demander s’il n’existe pas d’alternatives ? Parfois, se rendre en bus ou en stop à notre destination est non seulement faisable, mais peut contribuer, à sa manière, à la magie et à l’aventure inhérente au voyage proprement dit.
  • D’autre part, il s’agit de se demander si l’objet du voyage en tant que tel justifie le déplacement ? Bien souvent, nous sommes pris au piège d’un mythe qui associe étroitement l’exotisme au lointain et le plaisir à la consommation rapide. Comme pour toutes les bonnes choses dans la vie, il faut savoir prendre son temps et se demander si le voyage ne consiste pas d’abord à élargir le regard, à trouver ici ce qu’on recherche là-bas.
  • Enfin, il faut être attentif à la fréquence des trajets. Le Belge moyen prend trois fois l’avion par an. Ce chiffre est dix fois plus élevé que dans les années 1970. Aujourd’hui, dire non à cette tendance peut s’apparenter à un acte d’héroïsme individuel, mais fondamentalement, pourquoi serait-il impossible de faire comme nos aïeux ?
  • Ces principes doivent s’accompagner d’engagements collatéraux, comme la promotion des programmes politiques visant à la régulation des marchés de l’aviation, ou le refus de prendre la voiture, qui représente actuellement un impact en termes de CO2 six fois supérieur à l’avion[6]. La transition écologique n’est possible que dans une perspective globale et transectorielle.

Depuis que j’ai adopté ces principes, j’évite par exemple de m’inscrire aux séminaires internationaux car j’estime que ces évènements ne sont pas nécessairement les plus gratifiants, du point de vue intellectuel, et qu’on s’y rend parfois plus pour inscrire une ligne sur son CV que pour participer à une recherche de qualité. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à adopter cet alignement dans mon université[7]. Cela étant dit, il m’est arrivé de prendre l’avion pour visiter l’Islande, qui reste assez difficile d’accès par la voie maritime. Je pense aussi qu’il y a des raisons qui justifient ce moyen de transport, comme par exemple lorsqu’il s’agit de garder un contact avec des gens qui nous sont chers ou pour faire la rencontre de nouvelles cultures. Pour le dire autrement, je ne rejette pas la globalisation d’un bloc. Je la prends comme une chance de réaliser que nous formons tous, humains, une même grande famille, aux us et coutumes très variés. En revanche, je suis opposé au consumérisme qu’elle induit, qui consiste à voyager loin pour faire le tour de son nombril. Après tout, le ciel des idées, tout comme le septième ciel, ne sont-ils pas à portée de nos mains ?

Notes :