Et le voile…
Cette réflexion reprend, en l’actualisant, un article publié dans le numéro 68 (mars 2004) de la revue Évangile et Justice, dans le cadre d’un dossier sur l’islam en Belgique. On y rappelle quelques temps forts et prises de position importantes dans « la question du port du voile à l’école », telle qu’elle s’est posée et imposée dans l’actualité belge des toutes dernières années. Dans la situation actuelle de notre pays, la décision d’interdire ou non le port du voile à l’intérieur des établissements scolaires est laissée à la décision des établissements eux-mêmes. Dans la pratique on constate que de moins en moins d’établissements le permettent, ce qui a pour conséquence la concentration des personnes concernées dans des écoles-ghettos.
Faudrait-il dès lors interdire l’interdiction ? Des avis autorisés pensent que les textes actuels (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, Constitution belge) devraient suffire : l’interdiction de porter le foulard (dans la mesure où elle est une limitation au droit de manifester sa conviction) ne devrait pas pouvoir être décidée par un simple règlement. Le Centre Avec a adhéré à la plate-forme associative du COIFE (Coordination contre l’Interdiction du Foulard à l’École) qui se bat pour que, non seulement les établissements de plus en plus rares qui acceptent le foulard continuent à le faire mais aussi pour obtenir que ceux qui ont pris des mesures d’interdiction fassent marche arrière. L’étude aborde en finale trois questions qui se posent à notre association en tant qu’elle est d’inspiration chrétienne D’abord pourquoi la proportion d’établissements qui admettent le voile est-elle particulièrement basse dans le réseau catholique ? Sévérité de principe particulière ou reflet d’une répartition sociale ? Ensuite que penser de la création éventuelle d’un réseau libre islamique, à l’instar du réseau catholique. Ce serait jouer le communautarisme, et cela ne nous semble pas du tout souhaitable. Enfin quelle aide spécifique les chrétiens peuvent-ils apporter à leurs frères et sœurs musulmans ?
Les aider à s’insérer dans la société laïque moderne comme eux-mêmes l’ont fait, en particulier après le Concile Vatican II et grâce à lui.
Rappel de quelques faits.
Avant de reprendre et d’actualiser la réflexion, il sera utile de rappeler quelques faits et quelques dates qui balisent « l’affaire du voile à l’école ». En France, c’est en octobre 1989 que la question se pose pour la première fois lorsque deux jeunes filles se présentent coiffées du hijab dans un collège de la Région parisienne. Après des années de débat où alternent les temps chauds de polémique ouverte et les temps calmes d’arrangements à l’amiable, la question resurgit avec acuité en 2003. La commission Stasi préconise l’adoption d’une loi interdisant les signes religieux « ostensibles » ; la loi est adoptée par l’Assemblée Nationale à une majorité massive, le 10 février 2004. En Belgique, en dépit de quelques incidents isolés dans les années antérieures, c’est aussi en 2003 que la question vient à l’ordre du jour, notamment lorsqu’un athénée de Laeken jusque là accessible aux jeunes filles voilées décide d’interdire le port du foulard. Un groupe de protestation se crée « Touche pas à mon foulard » et organise des manifestations, dans laquelle se côtoient des militants « communautaires » très marqués et des défenseurs des droits humains. À l’initiative du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie), une plate-forme associative se met en place, qui publie en mai 2004 un manifeste « Contre l’interdiction du foulard à l’école », que le Centre AVEC a signé. Dans des instances plus « officielles », les positions sont plus timides. Le Centre pour l’Égalité des Chances estime que la situation actuelle qui laisse la liberté aux pouvoirs organisateurs ne pose pas de grands problèmes ; la « Commission du Dialogue Interculturel » mise en place par le ministre Christian Dupont ne tranche rien. À la rentrée de septembre 2005, la question rebondit par la décision de deux athénées, l’athénée Vauban à Charleroi et l’athénée de Gilly d’interdire à leur tour le port du foulard. Madame Marie Arena, ministre-présidente de la Communauté française, en charge de l’enseignement obligatoire, approuve les nouveaux Règlements d’ordre intérieur de ces deux établissements. Le 6 septembre, le MRAX annonce qu’il introduit devant le Conseil d’État un recours en annulation contre les Règlements d’ordre intérieur des deux athénées. D’un côté donc, sans aller jusqu’à vouloir légiférer en la matière, on s’accommode d’une situation de fait qui tend à réduire de plus en plus le nombre d’établissements permettant le port du foulard ; de l’autre, pour des raisons de droit et pour des raisons d’opportunité, on veut enrayer la dérive qui finirait par exclure complètement certains jeunes filles.
Signification du voile ?
On parle du « voile » (ou du foulard) musulman. Et je n’entre pas ici dans les précisions des hijabs, tchadors, des dimensions, des couleurs, de ce qui est couvert et de ce qui ne l’est pas… S’agit-il vraiment d’une prescription religieuse ? Qu’en dit le Coran ? Et de quoi exactement parle le Coran ? Dans une réunion sur le sujet, un Musulman déclare : « Cela ne se trouve pas dans le Coran » ; il soulève une vague de protestations. On touche là une spécificité de l’islam sur laquelle je reviendrai plus loin, l’absence d’autorité doctrinale. Quand la question devient une question de société, pour nous qui ne sommes pas musulmans, la plus grande réserve s’impose. On ne va pas entrer dans une dispute théologique ou exégétique. L’indéniable, c’est qu’il y a des personnes qui estiment en conscience devoir porter cet attribut vestimentaire ou qui simplement choisissent librement de le faire, quelles que soient leurs raisons. En ont-elles le droit ; et qu’est-ce qui pourrait limiter ce droit ? Il faut sans doute nous en tenir à cette position du problème.
Du droit de manifester sa conviction.
Un communiqué de presse, daté du 16 février 2004[1], fait connaître la position de la Ligue des Droits de l’Homme concernant le voile islamique. Il réaffirme d’abord le principe que, dans un État de droit, la liberté doit rester la règle et l’interdiction ou la contrainte l’exception. Il rappelle ensuite les grands textes normatifs en matière de liberté de pensée, de conscience et de religion : articles 18 et 29,2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, article 11 de la Constitution belge. Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion implique notamment « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (Convention européenne, art.9). Cette liberté « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et des libertés d’autrui » (9,2). Le port du voile est bien certainement une pratique par laquelle une personne manifeste sa religion, ou en tout cas sa conviction. Les textes cités disent clairement que les restrictions éventuelles à l’exercice de ce droit doivent être prévues par la loi. La question est donc : y a-t-il lieu de légiférer en la matière, y a-t-il des raisons péremptoires d’interdire le voile à l’école, voire dans d’autres lieux publics ?
Intégration ?
Les adversaires du voile y voient le symbole de la sujétion de la femme, le signe d’une adhésion à un islam militant, prosélyte, offensif. Ils dénoncent des surenchères : dans le vêtement lui-même, dans le refus de certains cours et obligations scolaires, dans la condamnation de la société. Ces inquiétudes, qui frisent quelquefois l’hystérie, ne sont pourtant pas totalement dénuées de fondement. Parmi celles (et ceux) qui se mobilisent pour la défense du voile, il y en a sans doute qui sont travaillés par le rêve d’une société régie par la charia. Autant que les adversaires déterminés du voile, nous considérons comme des valeurs essentielles de notre société – et de l’humanité en général – l’égalité de l’homme et de la femme, ainsi que le caractère séculier de la société. On se référera utilement ici au premier Rapport du Commissariat Royal à la politique des immigrés (1989)[2][3]. Tentant de définir le concept d’intégration qui inspire la politique qu’il propose, le Commissariat distingue trois niveaux : 1. « assimilation là où l’ordre public l’impose »,2. « promotion conséquente d’une insertion la plus poussée conformément aux principes fondamentaux soutenant la culture du pays d’accueil et tenant à la modernité, à l’émancipation et au pluralisme confirmé » enfin 3. « respect … de la diversité culturelle en tant qu’enrichissement réciproque dans les autres domaines ». En ce qui concerne le second niveau, « les principes sociaux fondamentaux », et donc tant l’émancipation (égalité de l’homme et de la femme) que le pluralisme confirmé (la neutralité), le Rapport laisse entendre que c’est une œuvre de longue haleine qui admet des rythmes et des modes différents et doit se concilier pacifiquement avec le respect de la diversité culturelle. Jamais dans ses sept volumes, le Rapport ne parle du voile ; il insiste par contre sur la mission de l’école et son importance particulière pour les jeunes filles issues de l’immigration. Même si, dans certaines couches ou zones de la population, le voile (y compris dans ses formes les plus ostensibles) gagne du terrain, on ne voit pas que les conditions aient changé au point de faire de cette matière une question d’ordre public.
Interdire l’interdiction.
Dans l’état actuel des choses, la décision est laissée aux pouvoirs organisateurs. Or on constate que de moins en moins d’écoles admettent des jeunes filles porteuses du voile. Selon une étude de Mina Bouselmati[4], 84 % des établissements bruxellois interdisent le port du voile : 88 % dans l’enseignement catholique, 87 % dans le communal, 41 % seulement dans ceux qui relèvent de la communauté française. Mais, depuis ce temps, plusieurs établissements de ce réseau sont passés dans le camp de l’interdiction, depuis l’Athénée de Laeken en 2003 jusqu’à ceux de Gilly et de Charleroi (Vauban) en 2005. Selon la Ligue des Droits de l’Homme (communiqué cité plus haut), une interdiction de cet ordre (dans la mesure où elle est une limitation au droit de manifester sa conviction) ne peut être décidée par un simple règlement et celui-ci serait attaquable devant le Conseil d’État. C’est en s’appuyant notamment sur cet avis que le MRAX a introduit un recours au Conseil d’État, espérant provoquer un avis qui ferait jurisprudence. Avec ses partenaires du COIFE, le MRAX s’inquiète de l’évolution qui tend à restreindre de plus en plus le nombre d’établissements tolérants sur ce point. Il ne suffit pas de se battre pour que les établissements de plus en plus rares qui acceptent encore aujourd’hui le foulard continuent à le faire ; « il est plus indispensable encore, dit le MRAX, de chercher à obtenir que les écoles qui ont déjà pris des mesures d’interdiction dans leurs règlements d’ordre intérieur fassent marche arrière ».
Faut-il dès lors une loi qui interdise l’interdiction ? Les textes légaux invoqués plus haut devraient suffire, et c’est ce qu’une éventuelle décision du Conseil d’État devrait confirmer. Résistant à la dramatisation que les polémiques récentes provoquent et à la contagion du voisin français, le pragmatisme belge est sans doute encore le chemin le plus juste et le plus fécond pour résoudre les difficultés. Il y a des limites qu’on ne peut franchir à l’école et sur lesquelles n’importe quel pouvoir organisateur doit se montrer inflexible : c’est la participation intégrale des élèves au programme commun. On ne peut accepter qu’une élève refuse tel cours de science ou de littérature parce qu’on y enseigne des choses estimées contraires à la religion. Sur d’autres points concernant la pudeur (cours de gymnastique ou de natation) ou la sécurité (labos…), des compromis sont possibles. Mais le port du couvre-chef à l’intérieur des bâtiments scolaires ne devrait pas poser plus de problèmes que d’autres détails vestimentaires. Comme le dit encore le MRAX : (Certes) « le port du foulard peut induire des conflits (psycho-sociaux, culturels ou de valeurs) » mais leur « champ de résolution » « est la dynamique interculturelle au sein de la société et singulièrement au sein de l’école : l’enjeu est là ! ». L’interdiction du foulard, qu’elle soit réglementaire (et sans doute illégale) comme maintenant ou légale, comme d’aucuns le voudraient, ne peut qu’isoler des personnes, les rejeter dans le repli identitaire, les exclure de la vie de la société.
Et les chrétiens…
Comme chrétien et fidèle de l’Église catholique qui tient une place institutionnelle importante dans la société belge, je voudrais aborder trois questions, ou trois niveaux de questions. La première est l’accueil des jeunes filles porteuses du voile dans l’enseignement catholique. La seconde est notre attitude vis à vis de l’organisation éventuelle d’un enseignement libre confessionnel musulman. La dernière, la plus importante est de voir en quoi et comment les chrétiens peuvent aider les musulmans à se situer et à trouver toute leur place dans une société séculière et pluraliste.
Pour la première question, les chiffres livrés plus haut pour Bruxelles donnent matière à réflexion. Pourquoi la proportion d’écoles qui permettent le voile est-elle la plus basse dans le libre catholique ? Faut-il y voir une plus grande sévérité de principe ou est-ce simplement le reflet d’une répartition sociale de la population scolaire ? Dans les deux cas, il y a là une sérieuse interpellation à l’égard des pouvoirs organisateurs du réseau catholique.
Dans le débat autour du voile, certains ont évoqué la possibilité de créer des écoles libres musulmanes à l’instar de l’enseignement catholique ou des quelques établissements de confession israélite. Après tout, disent certains laïques, ce qu’on a permis de longue date aux catholiques et qui fonctionne sans trop de problèmes (au moins depuis la paix scolaire de 1956), pourquoi ne le permettrait-on pas aux musulmans ? Récemment, l’évêque de Tournai a parlé dans le même sens. Et on peut rappeler que l’école du Cinquantenaire, ouverte il y a quelques années en suscitant de vives polémiques, semble couler aujourd’hui un cours paisible. Je doute cependant pour ma part que la solution soit à chercher dans cette direction. Sans parler des difficultés pratiques de l’organisation d’un tel réseau, si l’on envisage sa création comme alternative à la généralisation de l’interdiction du foulard dans les autres réseaux, le risque du repli identitaire devient énorme. Le parallélisme qu’on voudrait reconnaître entre l’enseignement catholique et un éventuel « libre musulman » est trompeur. Le réseau catholique, comme toutes les autres composantes du « pilier », est le résidu du plus ancien clivage qui a marqué la société belge mais qui a perdu sa virulence. Quelles que soient les nuances propres qui le distingue de l’officiel, il ne constitue plus en aucune manière un monde à part, coupé des valeurs (et non valeurs) du reste de la société (l’autre moitié en gros). Tandis qu’envoyer dans un réseau spécifique, à supposer même que le contenu de l’enseignement soit parfaitement contrôlé et conforme, une population aussi ciblée, déjà en butte à toutes sortes de discriminations, serait aller à rebours de tout espoir d’insertion harmonieuse. Ce serait jouer le communautarisme pur et simple.
Reste la question plus complexe et plus fondamentale de l’apport spécifique que la communauté chrétienne peut apporter à la communauté islamique pour l’aider à trouver sa place légitime dans la société séculière et pluraliste. Ce que je viens de dire laisse déjà entendre qu’à mon sens on ne peut chercher dans la direction d’une sorte d’alliance entre croyants pour défendre une position religieuse commune. Pareille entraide peut se justifier occasionnellement devant certaines outrances « laïques ». Elle ne peut être un front permanent. La référence institutionnelle à la réalité historique du pilier catholique est moins éclairante qu’une anamnèse de l’évolution récente de notre manière de vivre la foi.
L’Église s’est longtemps raidie contre les conquêtes de la liberté. Mais le pape Jean XXIII, dans son encyclique « Pacem in Terris », puis le Concile Vatican II, en particulier par la Déclaration « Dignitatis Humanae » sur la liberté religieuse, ont reconnu la connivence profonde entre l’évangile et la société contemporaine fondée sur la liberté et la responsabilité des personnes.. Ce que les chrétiens peuvent dire aujourd’hui à leurs amis musulmans, c’est que ce désarmement de leurs forteresses, cette présence au monde n’ont pas affaibli leur foi mais l’ont purifiée et épanouie. Il s’agit bien sûr d’un long chemin qui comporte bien des détours, peut même conduire à des impasses. Mais est-il si utopique de penser que la sauvegarde de la foi musulmane ne se trouve pas dans le durcissement des pratiques et la fuite en avant des affirmations identitaires mais dans un approfondissement, une intériorisation de l’attitude religieuse authentique ? En découvrant et en respectant chez nos frères et sœurs musulmans ce qui les fait vivre au plus profond, en essayant de les rejoindre dans leur foi, peut-être pourrons-nous réaliser dans le domaine religieux ce « respect de la diversité, comprise comme un enrichissement » qui rend possible l’adhésion à des valeurs communes et dès lors la vie ensemble dans une société harmonieuse.
Notes :
-
[1] Voir le site www.liguedh.org.
[2] L’Intégration : une politique de longue haleine. Volume I, p. 38-39.
[4] Mina Bouselmati, Le voile contre l’intégrisme. Le foulard dans les écoles, Bruxelles, Labor, 2002.