En Question n°150 - octobre 2024

Et si cela ne changeait jamais ?

Pour clôturer ce dossier, Géneviève Frère partage ses réflexions sur le système carcéral, après avoir travaillé douze années comme aumônière de prison à Bruxelles. En élargissant le regard, elle ouvre la réflexion et se demande si l’état de la prison ne serait pas un indicateur de l’état d’effondrement de nos sociétés.

Un graffiti sur les échafaudages du palais de Justice de Bruxelles - crédit : Geneviève Frère
Un graffiti sur les échafaudages du palais de Justice de Bruxelles – crédit : Geneviève Frère

Quand j’ai commencé comme aumônière, j’ai vite constaté la situation désastreuse des prisons dans lesquelles je travaillais. Ma formation de criminologue m’avait appris que tout cela était connu depuis longtemps. Les premiers mois en prison, j’avais la certitude que la situation allait bientôt changer tellement il était évident que rien n’allait et que tout le monde le savait. Lorsque je quitte mon travail douze ans plus tard, rien ne s’est amélioré. Pire : quelques mois avant mon départ, je rencontre une dame qui avait fait son stage comme assistante sociale, il y a 30 ans, à la prison de Saint-Gilles. Elle m’explique qu’à cette époque – c’était avant la construction des centres fermés pour personnes étrangères – elle devait s’occuper de personnes présentes sur le territoire illégalement et qui, pour cette simple raison, étaient emprisonnées. En 2023-2024, les centres fermés sont construits et bien remplis et, alors que l’on commence à vider la prison de Saint-Gilles, il est question d’en faire une maison de peines pour les personnes sans titre de séjour condamnées à de courtes peines. Et si cela ne changeait jamais ?

Prisonniers de la rationalité pénale, nous ne parvenons pas à penser autre chose qu’un système judiciaire qui conduit à toujours plus d’incarcération. Certes, le recours aux alternatives à la privation de liberté en prison augmente. Il y a même une sorte de surpopulation du bracelet électronique, et les maisons de justice reçoivent elles aussi de plus en plus de dossiers à traiter. Mais, malgré un éventail de peines qui se diversifient et un code pénal qui fait peau neuve, la croissance de la population carcérale continue son envolée, de sorte que, finalement, c’est le filet pénal qui s’étend encore et encore. Cela ne peut être expliqué par une augmentation du taux de criminalité. Ainsi, dans les travaux de Charlotte Vanneste, nous découvrons même que « les statistiques pénitentiaires sont davantage corrélées à la courbe de l’évolution du chômage qu’aux chiffres de la criminalité »[1].

En Belgique, il y a des centres de détention administrative pour migrants, des prisons, des services psychiatriques dans les prisons, des institutions fermées de protection de la jeunesse…. Les pratiques d’enfermement sont variées, et l’on recourt de plus en plus à cette solution, que l’on sait inefficace, pour des groupes de personnes très différents du point de vue aussi bien des motivations que des antécédents. La société belge utilise différentes formes de détention ou de privation de liberté pour résoudre des problèmes sociaux. Cette pratique a aussi pour effet de créer l’illusion d’un sentiment de sécurité et de contrôle. Mais cela va plus loin, car l’incarcération d’individus pour résoudre des problèmes sociaux s’appuie également sur une conception individualisée de la culpabilité qui en vient à masquer les causes sociales des problèmes[2].

Vers la construction de sociétés plus chaleureuses

En avril de cette année, dans une cellule surpeuplée de la prison d’Anvers, un détenu était torturé pendant plusieurs jours par ses co-détenus à l’insu des agents. À l’occasion de cette affaire, Tom Daems, professeur de criminologie à l’Université de Leuven, nous rappelait qu’un taux de détention élevé est symptomatique d’une société qui échoue à de nombreux niveaux. Dans ce sens, l’exemple du modèle finlandais, qui a un faible taux de détention, en dit plus sur le caractère de la société finlandaise que sur la criminalité réelle.

Que cela nous invite à poser cette question comme un défi social. Les lettres encycliques Laudato si’ et Fratelli tutti mettent selon moi en lumière d’autres voies qui peuvent être très inspirantes pour nous qui constatons souvent que les personnes détenues ne sont pas jugées dignes de participer à la vie sociale, qu’elles sont considérées comme des étrangers existentiels, des exilés cachés d’une société à laquelle elles ne peuvent ni participer, ni appartenir. Ces lettres appellent de leur vœux une humanité commune qui partage une maison commune dans laquelle la pauvreté, les souffrances, la décadence, où qu’elles soient dans le monde, nous concernent toutes et tous. Tout doit être intégré, toutes les périphéries de notre société, les personnes âgées, les migrants, les cultures minoritaires, et de même les personnes détenues. « Quand la société […] abandonne une partie d’elle-même, il n’y a ni progrès politique, ni force de l’ordre, ni intelligence qui puissent assurer sans fin sa tranquillité » (Fratelli tutti, §235). Il faut recommencer à faire société, et toujours à partir du dernier d’entre nous. Face à une peine de prison, et aux conditions dans lesquelles elle est effectuée qui détruisent encore davantage le tissu social, l’idée d’une humanité commune vient nous encourager à prendre soin de ce tissu et donc, par exemple, à continuer à tisser des liens autour des personnes détenues. De nombreux passages de ces encycliques rejoignent aussi notre questionnement du système carcéral et législatif où, souvent, la dignité de la personne détenue semble reposer sur les circonstances et non sur sa valeur intrinsèque.

Qu’est-ce que la loi sans la conviction que la dignité humaine est inviolable ? Qu’est-ce qu’une société qui accepte que ses lois ne soient pas respectées, comme nous le constatons quotidiennement pour de nombreuses dispositions de la « Loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus » ?

Une critique monotone de la prison

Dans cette même perspective de questionnement, en relisant « Surveiller et punir » de Michel Foucault, mon regard, après toutes ces années, est directement attiré par ce passage :

« La prison s’est trouvée dès le début engagée dans une série de mécanismes d’accompagnement, qui doivent en apparence la corriger mais qui semblent faire partie de son fonctionnement même, tant ils ont été liés à son existence tout au long de son histoire. Il y a eu, tout de suite, une technologie bavarde de la prison ».

Un peu plus loin, l’auteur poursuit :

« Cette critique monotone de la prison, il faut noter qu’elle s’est faite constamment dans deux directions : contre le fait que la prison n’est pas effectivement correctrice […] et que la prison est une double erreur économique : directement, par le coût intrinsèque de son organisation et indirectement, par le coût de la délinquance qu’elle ne réprime pas. Or à ces critiques, la réponse a été invariablement la même : la reconduction des principes invariables de la technique pénitentiaire. […] Il ne faut donc pas concevoir la prison, son échec et sa réforme plus ou moins appliquée comme trois temps successifs. Il faut plutôt penser à un système simultané qui historiquement s’est surimposé à la privation juridique de liberté »[3].

Tous les témoignages d’anciens détenus, tous les articles de dénonciation dans la presse, tous les livres écrits par des philosophes, des criminologues, tout le travail des commissions de surveillance des prisons, tout cela ne viendrait-il donc que nourrir l’hydre ? Si on accepte un moment d’aller jusqu’au bout de cette réflexion désolante, si l’on amplifie encore l’idée de ce désastre pour aller jusqu’à l’effondrement, et que l’on envisage la prison comme un composant de notre écosystème social, que pouvons-nous en dire ? Peut-être pourrions-nous un peu nous inspirer de la lecture du petit manuel de collapsologie de Pablo Servigne et de Raphaël Stevens. L’intérêt de cette réflexion est qu’elle place la prison, qui est une institution et donc « un corps social institué », selon la définition de Bourdieu, au sein même de la société, et non comme quelque chose en dehors, une part sombre, un mal inévitable et nécessaire à la marge.

L’écosystème carcéral

Selon Yves Cochet, « l’effondrement est le processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis […] à une majorité de la population par des services encadrés par la Loi ». Ce n’est pas une apocalypse. Un effondrement ferme des avenirs mais en ouvre d’autres. Il faut donc « apprivoiser, ces nouveaux avenirs, et les rendre vivables ». Pour comprendre la réalité du fonctionnement d’un écosystème, il faut se l’imaginer avec des interrupteurs – des points de ruptures – qui sous l’effet de la pression le font basculer vers un autre état. Une image qui est très éclairante pour nous, pour les centres de détention pénale et administrative. Les écosystèmes « subissent des perturbations régulières […], ne montrent pas immédiatement des signes d’usure, mais perdent progressivement […] leur capacité à se rétablir (la fameuse résilience) jusqu’à atteindre un point de rupture […], un seuil invisible au-delà duquel l’écosystème s’effondre de manière brutale et imprévisible ». « Cette approche s’applique très bien aux systèmes humains, qui comptent également des points de rupture écologique, économique et socioculturelle ». « Soit le système meurt, soit il atteint un autre état d’équilibre, à nouveau résilient et stable mais très inconfortable »[4].

À la lecture de ces passages, nous pensons tout de suite à l’état du système carcéral qui est en permanence et de manière systémique sous tension (surpopulation, manque de personnel, état de l’infrastructure…), et ne fournit pas des conditions de détention dignes aux personnes détenues. Nous le constatons au quotidien, ce système met beaucoup de temps à se remettre de petites perturbations (comme des grandes, par exemple avec le covid), sa résilience diminue et il est dans un état de déséquilibre permanent, qui est de plus en plus inadmissible pour ceux qui y sont incarcérés. Notre pays semble incapable d’appliquer ses propres lois – dans le domaine carcéral, la Loi de principes en particulier – et nous nous habituons à ce que notre propre État ait des conduites éloignées des lois (Laudato si’, §142).

En élargissant le regard, ne pourrait-on voir la complexification des institutions, leur coût de fonctionnement de plus en plus élevé, leur incapacité à se renouveler (verrouillage socio-technique des mécanismes institutionnels comme les cadres légaux et réglementaires), ainsi que l’état de la prison, des homes, des institutions psychiatriques, de l’accueil des réfugiés comme des signaux de l’état de la société, comme des indicateurs de l’état d’avancement de son effondrement ?

Le niveau spirituel

Ces différentes observations manifestent la nécessité d’un changement de paradigme. Certes, des alternatives sont aujourd’hui proposées. Mais souvent, elles semblent absorbées par le système, ou impuissantes à diminuer le recours à la prison, voire elles allongent le chemin vers la liberté. Un exemple assez inspirant de changement de paradigme dans la façon d’approcher une question sociale est le programme Housing First. Dans la lutte contre le sans-abrisme, il s’agit de remplacer tout un parcours d’intégration vers un logement par un accès direct à celui-ci avec un accompagnement social. Si j’ai choisi cet exemple en dehors du pénal, c’est parce qu’il ne l’est peut-être pas tant que ça. Lorsque l’on prend le temps d’énumérer différentes formes architecturales qui matérialisent l’exécution des peines en Belgique – palais de justice, prison, maison d’arrêt, maison de justice, maison de transition, maison de détention – nous pouvons lire qu’il y est de plus en plus souvent question de maison. Housing First, une maison d’abord, ne serait-ce pas alors construire une société plus inclusive, plus œcuménique (Oikoumenè – habiter le monde) en tissant des liens, en travaillant les représentations et les mécanismes de cohésion sociale ?

Comme ouverture conclusive de ma contribution, je retiendrai donc la piste d’une société plus inclusive mais aussi plus égalitaire. Pour Richard Wilkinson et Kate Pickett, deux épidémiologistes, quand les inégalités diminuent, la vie devient meilleure pour tout le monde ; ce qu’ils désignent, de façon surprenante, comme le niveau spirituel d’une société[5]. Il s’agirait alors d’agir au niveau spirituel de notre société contre les inégalités sociales, économiques qui ont des conséquences si désastreuses sur l’ensemble de la société au point d’influencer, comme nous le montrent les deux chercheurs, les peines et l’incarcération. Dostoïevski aurait écrit : « Nous ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons ». Ce parcours semble nous indiquer qu’une inversion de cette sentence est possible. Réduire les inégalités, c’est alors travailler à la dignité de chacun comme piste spirituelle pour changer l’état de nos prisons.

Notes :

  • [1] Voir à ce titre les références de la bibliographie de l’article de David Tieleman, « Prison dans la ville, prison hors de la ville », dans le dossier « La prison et le territoire » de la revue Dérivations, n°5, décembre 2017.

    [2] En 2025, Netwerk Rechtvaardigheid en Vrede (réseau flamand pour la justice et la paix) mènera une campagne de sensibilisation à ce réflexe d’incarcération.

    [3] Dans ce paragraphe, les différents extraits viennent de Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, pp. 271, 312-313, 316.

    [4] Les différents extraits de ce paragraphe viennent de l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015, pp. 14, 23-24, 88, 90-91.

    [5] Richard Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level New Edition: Why Equality Is Better For Everyone, Paperback, 2010.