En Question n°148 - mars 2024

Extrême droite et démocratie 

Opposition, utilisation, appropriation

Historiquement, l’extrême droite est définie comme une famille politique véhiculant une idéologie antidémocratique. Toutefois, les partis logés à cette enseigne se présentent aujourd’hui, dans leurs discours, comme les défenseurs et les promoteurs de la démocratie. Comment et pourquoi ? Le politologue François Debras, spécialiste des discours, extrémistes et complotistes, analyse l’appropriation du terme « démocratie » par les principaux partis d’extrême droite européens dans une logique nationaliste et identitaire.

crédit : Jon tyson - Unsplash
crédit : Jon tyson – Unsplash

Depuis les années 1990, les partis d’extrême droite ont entamé une campagne de normalisation, de banalisation, de dédiabolisation de leur rhétorique. Les discours ne font plus référence aux notions de race mais de culture ou de religion. Il n’est plus question de racisme mais de distinction entre des individus assimilables et inassimilables. L’inégalité a cédé la place à la différence. La haine de l’autre se transforme en protection de soi. De plus, les discours utilisent aujourd’hui des termes jusqu’alors absents ou quantitativement peu mobilisés tels que « laïcité », « égalité homme/femme », « liberté d’expression » et « démocratie ». La question ici posée est comment et pourquoi les partis d’extrême droite mobilisent-ils le terme « démocratie » dans leurs discours ?

Opposition idéologique

Plusieurs chercheurs étudient l’extrême droite comme une famille politique ou un corpus idéologique (inégalitarisme, nationalisme et sécuritarisme) opposé, par nature, à la démocratie. À titre d’exemple, Uwe Backes[1], Elisabeth Carter[2] et Michael Löwy[3] définissent l’extrême droite comme l’ensemble des courants politiques qui se dressent, de manière agressive, contre les valeurs, institutions et règles de fonctionnement de la démocratie.

Cette vision de l’extrême droite établit généralement, de manière explicite ou implicite, un lien entre l’extrême droite actuelle et les mouvements extrémistes de la première moitié du 20e siècle. Comme l’explique Nonna Mayer, le terme « extrême droite » n’est pas anodin. Il évoque la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation et l’Holocauste[4]. Le nazisme et le fascisme étaient en guerre contre les régimes démocratiques. Les idéologies qui en sont issues le sont donc également. Certains auteurs étudient les partis d’extrême droite actuels comme les descendants directs des mouvements d’extrême droite des années 1920, 30 et 40. Si de nouveaux partis sont apparus, si certaines formations ont disparu ou ont changé de nom, il n’en demeure pas moins qu’il y aurait une continuité idéologique au sein de la famille « extrême droite », entre ses éléments « anciens » et « nouveaux ».

L’idéologie des partis d’extrême droite n’aurait donc pas changé depuis cette époque et les termes « extrême droite » seraient synonymes de « fascisme »[5]. Göran Adamson écrit que ces partis gagnent en soutien parce que leurs adversaires n’arrivent pas à se rassembler au sein d’une « large alliance inter-idéologie antifasciste »[6].

D’autres auteurs s’écartent de cette approche et avancent des arguments basés sur l’intégration des partis d’extrême droite au sein de leur environnement politique respectif. Au 21e siècle, d’un point de vue formel, l’extrême droite respecte le principe électoral ainsi que les institutions démocratiques. Selon Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, les partis historiquement classés à l’extrême droite agissent, ces dernières années, dans le cadre de la démocratie représentative en cherchant à obtenir le pouvoir par la voie électorale[7]. Toutefois, cette position ne serait adoptée que d’un point de vue tactique. Les idéologies et les valeurs défendues par ces partis n’auraient pas changé, il s’agirait d’une stratégie de « respectabilité et de légitimité »[8].

Dans ce cadre, Elisabeth Gauthier, Joachim Bischoff et Bernhard Müller distinguent deux catégories de partis d’extrême droite. Dans la première, ils classent, entre autres, l’Alternative für Deutschland(AfD), le Front National (FN, aujourd’hui Rassemblement National, RN), le UK Independence Party (UKIP) et le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ). Ces partis acceptent le système démocratique et électoral. Dans la seconde catégorie, ils classent le parti grec Chrysí Avgí (Aube Dorée) et le parti hongrois Jobbik qu’ils situent en dehors de l’arc constitutionnel démocratique et considèrent comme « néofascistes » ou « néonazis »[9].

Daphne Halikiopoulou explique que la branche des partis d’extrême droite qui arrivent à s’adapter, dans les discours, aux caractéristiques libérales et institutionnelles des démocraties connait d’importants succès électoraux[10].

Utilisation discursive

Si nous quittons le champ idéologique pour nous concentrer sur le champ discursif, plusieurs partis d’extrême droite ne s’opposent pas à la démocratie. Au contraire, ils se présentent comme les défenseurs de la souveraineté populaire et les promoteurs d’une nouvelle démocratie, et propagent un discours anti-élitiste critique du fonctionnement des institutions, de la « classe politique » et des partis traditionnels[11]. Ces partis entendent proposer une alternative à la mondialisation et à l’intégration européenne au nom des institutions démocratiques.

Ils prétendent également défendre la démocratie, la liberté d’opinion, la liberté d’association, la laïcité, l’égalité femme/homme, les droits des personnes homosexuelles… Ces valeurs seraient, selon eux, menacées par une immigration musulmane accusée de vouloir imposer ses valeurs et ses normes au sein des sociétés occidentales[12].

Dans le cadre de notre recherche consacrée à l’analyse du terme « démocratie » dans les discours de trois partis politiques d’extrême droite, le RN en France, le FPÖ en Autriche et l’AfD en Allemagne, nous expliquons que ces partis mobilisent à plusieurs reprises le terme « démocratie » dans leurs discours et que son utilisation varie en fonction des genres de discours et donc des publics, mais aussi en fonction des périodes et des orateurs. Le terme « démocratie » est ainsi proportionnellement plus employé dans les discours publics et les conférences de presse et moins dans les documents initialement prévus pour le site internet ou dans des interventions au sein des institutions politiques. Le terme apparaît également plus souvent durant les périodes électorales[13].

Dans les discours d’extrême droite, le terme « démocratie » comporte une composante cosmétique et/ou stratégique. Il est utilisé pour attirer l’électorat et fait partie d’un ensemble de mots connotés positivement tels que « liberté » ou « égalité » permettant de dédiaboliser ces partis. Nos analyses des discours du FPÖ sont déterminantes à ce sujet puisque nous avons pu comparer les discours du parti quand il était dans l’opposition et quand il faisait partie de la majorité gouvernementale.

Au travers du terme « démocratie », les orateurs jouent sur les peurs, les attentes et les espérances des électeurs.

« La question est, en même temps, simple et cruelle : nos enfants vivront-ils dans un pays libre, indépendant, démocratique ? Pourront-ils encore se référer à notre système de valeurs ? Auront-ils le même mode de vie que nous et nos parents avant nous ? »[14]

Dans ces discours, le terme « démocratie » constitue également un argument. La rhétorique suit une dramaturgie permettant de décrier les adversaires tout en se présentant en sauveur d’une situation de crise. L’argument démocratie est dirigé contre des opposants afin de les attaquer mais aussi de séduire et de convaincre l’électorat.

« Quelle sorte de compréhension ce monsieur [nda : le président autrichien Alexander Van der Bellen] a-t-il de la démocratie ? Il a annoncé qu’il ne voulait pas d’un politicien du FPÖ dans un gouvernement. C’est une conception autoritaire de la fonction. Il creuse des tranchées, il ne respecte pas les résultats des élections démocratiques »[15].

« Citoyens et citoyennes, soyez attentifs et vigilants ! Si vous n’agissez pas lors des prochaines élections, vous n’aurez bientôt plus le choix. Ils veulent votre voix. Nous, nous voulons des référendums pour que vous décidiez, vous, sur toutes les questions politiques […] La démocratie, c’est le pouvoir au peuple. Ses connaissances [nda : la souveraineté populaire et le recours au référendum] ont toutefois été perdues. C’est pourquoi l’Allemagne a besoin d’un renouveau démocratique »[16].

Appropriation programmatique

Dans les discours des partis d’extrême droite que nous avons étudiés, le RN, le FPÖ et l’AfD, la démocratie se présente sous une forme populiste. Elle renvoie à la souveraineté populaire, à la possibilité pour les citoyens de participer au processus décisionnel, via les référendums et les initiatives, et donc de décider eux-mêmes de leur avenir, sans passer par des intermédiaires ou des représentants, désignés sous l’appellation d’élites et accusés de corrompre la volonté populaire. La démocratie est également appréhendée par ces partis sous une forme nationaliste. Les institutions et accords supranationaux sont critiqués pour leur aspect autoritaire ou totalitaire. Le cadre national est le seul cadre de référence possible pour la démocratie. L’Union européenne, accusée d’autoritarisme et de totalitarisme, est un bouc émissaire récurrent. Ses institutions sont considérées comme tyranniques, composées d’individus dont certains non élus, qui ne représentent pas les intérêts des citoyens[17].

« Marine Le Pen propose une autre voie aux Français : le langage de la vérité, et l’action dans l’intérêt du peuple, par le peuple lui-même. Ainsi, il convient avant tout de rétablir la souveraineté nationale, première condition de la vie démocratique de la Nation »[18].

« La démocratie n’existe que dans le cadre national. Bruxelles n’a pas à imposer une vision partiale du droit pénal aux nations, et encore moins à soutenir les citoyens ou clandestins qui violent nos lois. Ces nouvelles tentatives de déstabilisation rappellent l’urgence de rompre avec un modèle qui nie la liberté et la souveraineté de nos nations »[19].

Enfin, la démocratie, pour ces partis, est identitaire. Les droits et les avantages socio-économiques sont réservés aux seuls nationaux qui se définissent par une langue, une culture, une histoire, des coutumes communes, mais aussi par opposition à l’immigration, à l’islam et au multiculturalisme qui menaceraient l’homogénéité et donc l’unité sociétale de la nation.

« Les groupes de migrants de confession islamique refusent de s’assimiler : la violence, les mariages forcés, les crimes d’honneur, l’oppression des femmes et le manque de démocratie ‒ ces valeurs sont clairement incompatibles avec nos valeurs européennes et chrétiennes […] Depuis quelque temps, le Parti de la liberté met en garde contre ces développements qui représentent un abus de l’hospitalité et un mépris pour l’égalité juridique entre hommes et femmes »[20].

« Il est donc juste et nécessaire que les gens descendent dans la rue pour montrer aux hommes politiques de tous les partis qui sont loin de la réalité que cette forme de ‘culture’ n’est pas un enrichissement pour nous et pour toutes les femmes. L’Islam n’est pas un enrichissement pour l’Allemagne, et surtout pas pour les femmes, quelle que soit leur foi ou leur nationalité. L’Islam ne peut pas compter dans un État démocratique. Par conséquent, l’Islam n’appartient pas à l’Allemagne. J’appelle tous les partis à montrer les limites de l’inculture islamique »[21].

Le terme « démocratie » n’est pas neutre. Il n’est pas uniquement cosmétique ou stratégique et ne peut être réduit à un processus discursif de dédiabolisation des partis d’extrême droite. Se limiter à ces considérations revient à écarter une partie de l’analyse. En effet, les partis d’extrême droite se sont appropriés ce terme pour lui adjoindre une structure idéologique particulière. La démocratie est définie au travers d’une communauté ethnique ou nationale. L’identité y est limitée ou fermée. Selon l’approche performative du langage, les mots influencent notre vision du monde, nos attitudes, nos opinions et nos comportements. En véhiculant et en promouvant ces modèles particuliers de démocratie, les partis d’extrême droite leur donnent également sens et vie en tant que projet politique pour leurs militants, adhérents et électeurs.

Nous considérons donc qu’il est aujourd’hui nécessaire d’encourager une réflexion approfondie sur la démocratie et les valeurs qui l’animent mais aussi nous animent en tant que collectif. Les partis politiques d’extrême droite utilisent et s’approprient le terme et la notion de démocratie. Ils se présentent comme des démocrates et sont actifs à différents niveaux de pouvoir, sur les scènes locales, nationales et européenne. Ils réalisent d’importants scores électoraux qui leur permettent, dans certains cas, d’accéder aux fonctions exécutives. Attaquer ces partis en les qualifiant d’antidémocratiques revient à masquer une partie de la réalité, à ne voir que la partie émergée de l’iceberg. La plupart du temps d’ailleurs, l’étiquette d’antidémocratiques accolée à ces partis est balayée par ceux-ci d’un revers de la main, voire est retournée contre l’adversaire sans que l’électeur ne sache finalement qui est ou n’est pas démocratique. Dans les discours des partis d’extrême droite, la démocratie est populiste, nationaliste et identitaire. Nous ne pensons pas que la « démocratie nationale » ou la « démocratie identitaire » soient de simples oxymores mais plutôt des sujets et des enjeux de débat qu’il nous semble utile et nécessaire de comprendre et d’investir pour leur opposer d’autres modèles démocratiques plus égalitaires, ouverts et solidaires.

Notes :

  • [1] Uwe Backes, « Les multiples facettes d’une catégorie d’analyse », dans Pierre Blaise et Patrick Morreau, Extrême droite et national-populisme en Europe de l’Ouest, Centre de recherche et d’information socio-politique (CRISP), 2004, p. 458.

    [2] Elisabeth Carter, The extreme right in Western Europe : success or failure?, Manchester University Press, 2011, p. 15.

    [3] Michael Löwy, « Dix thèses sur l’extrême droite en Europe », Lignes, 2014, n°45, pp. 163-167.

    [4] Nonna Mayer, « Les démocraties d’Europe occidentale face aux droites extrêmes », dans Nicolas Guillet et Nadia Afiouni, Les tentatives de banalisation de l’extrême droite en Europe, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2016, pp. 169‑177.

    [5] David Art, « Rise of the Radical Right: Implications for European Politics », The Brown Journal of World Affairs, 2013, vol. 19, n°2, pp. 127‑137.

    [6] Göran Adamson, Populist Parties and the Failure of the Political Elites: The Rise of the Austrian Freedom Party, Peter Lang GmbH, 2016, p. 35.

    [7] Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, Les Droites extrêmes en Europe, Seuil, 2015, p. 57.

    [8] Michel Wieviorka, Le Front national, entre extrémisme, populisme et démocratie, Maison des Sciences de l’Homme, 2013, p. 11.

    [9] Elisabeth Gauthier, Joachim Bischoff et Bernhard Müller, Droites populistes en Europe : Les raisons d’un succès, Editions du Croquant, 2015, p. 17.

    [10] Daphne Halikiopoulou, « The Far Right Challenge; Comment on ‘The Rise of Post-truth Populism in Pluralist Liberal Democracies: Challenges for Health Policy’ », International Journal of Health Policy and Management, 2018, vol. 7, n°2, pp. 195‑198.

    [11] Anton Pelinka, « Right-Wing Populism : Concept and Typology », dans Ruth Wodak, Majid Khosravinik, et Brigitte Mral, Right-Wing Populism in Europe: Politics and Discourse, Bloomsbury Academic, 2013, pp. 3-22 ; René Monzat, « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? », Lignes, 2014, n°45, pp. 119‑129 ; Shaun Bowler, David Denemark, Todd Donovan et Duncan Mcdonnell, « Right-wing populist party supporters: Dissatisfied but not direct democrats », European Journal of Political Research, n°56, pp. 70-91.

    [12] Pierre-André Taguieff, Le nouveau national-populisme, CNRS éditions, 2012, p. 25.

    [13] François Debras, Le chant des sirènes : quand l’extrême droite parle de démocratie, Peter Lang, 2022.

    [14] Marine Le Pen, « Assises présidentielles de Lyon : Discours de Marine Le Pen », Rassemblement National, 5 février 2017 (www.rassemblementnational.fr).

    [15] Heinz-Christian Strache, « HC Strache: Norbert Hofer als rot-weiß-roter Kandidat gegen das Machtkartell », Freiheitliche Partei Österreichs, 10 septembre 2016 (www.fpoe.at).

    [16] AfD« Schmutzkampagne aller Parteien gegen die AfD », Alternative für Deutschland, 3 mars 2016 (www.afd.dea).

    [17] François Debras, op. cit.

    [18] Rassemblement National, « Réaction de Marine Le Pen à l’émission de F. Hollande », Rassemblement National, 15 avril 2016 (www.rassemblementnational.fr).

    [19] Nicolas Bay, « Initiative citoyenne pour davantage de migrants : la Commission européenne n’entend qu’un seul son de cloche », Rassemblement National, 16 février 2018 (www.rassemblementnational.fr).

    [20] FPÖ, « Null Toleranz gegen Islamismus und Unterdrückung von Frauen », Freiheitliche Partei Österreichs, 18 mai 2017 (www.fpoe.at).

    [21] Dirk Spaniel, « Ausnahmslos alle Frauen sind bedroht, die sich der Unkultur der islamischen Geschlechterapartheid nicht unterordnen », AfD-Fraktion im deutschen Bundestag, 5 mars 2018 (www.afdbundestag.de).