Le 20 décembre 2024

Financer la bifurcation énergétique, créer de la monnaie, remettre les dettes : contes de fée ou réalisme ?[1]

« Si nous voulons vraiment préparer la voie à la paix dans le monde,
engageons-nous à remédier aux causes profondes des injustices,
apurons les dettes injustes et insolvables
et rassasions les affamés ».
(Pape François, Spes non Confundit, §16)

crédit : GK Sens Yvonne -Flickr

2024 est la première année de l’histoire humaine où la moyenne du réchauffement enregistré aura été de +1,5 C par rapport au niveau pré-industriel. Un niveau dont la communauté scientifique savait déjà, en 2015, qu’il serait pratiquement impossible de ne pas le dépasser[1] mais dont la plupart des simulations suggéraient qu’il ne serait pas atteint avant 2030, et dont beaucoup d’entre nous espéraient ne pas entendre parler avant 2035. Cette année, 2025, est le 800ème anniversaire de l’écriture du Cantique des Créatures par Saint François d’Assise. Dans le contexte dramatique du réchauffement, le chant du poverello —appelant le soleil « frère » et la lune « sœur »—, qui est l’une des toutes premières œuvres poétiques en italien ancien que nous ayons conservées, résonne avec une gravité singulière dans l’esprit et le cœur de ceux et celles qui, quelles que soient leurs convictions, sont sensibles à la nature :    

Cantique des Créatures

Très haut, tout-puissant et bon Seigneur,
à toi louange, gloire, honneur et toute bénédiction.

À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,
et nul homme n’est digne de te mentionner.

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement Messire Frère Soleil,
qui est le jour, et par qui tu nous illumines.
Il est beau, rayonnant d’une grande splendeur,
et de toi, Très-Haut, il porte la signification.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour Sœur Lune et les étoiles,
dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour Frère Vent,
et pour l’air et le nuage, et le ciel serein et tous les temps,
par lesquels à tes créatures tu donnes soutien.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour Sœur Eau,
qui est très utile et humble, précieuse et chaste.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour Frère Feu,
par qui tu illumines la nuit :
il est beau, joyeux, robuste et fort.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur, la Mère Terre,
qui nous soutient et nous gouverne,
et produit divers fruits avec des fleurs colorées et de l’herbe.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi,
et supportent maladies et tribulations.
Heureux ceux qui les supporteront en paix,
car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle,
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ;
heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta très sainte volonté,
car la seconde mort ne leur fera pas de mal.

Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez-lui grâce et servez-le avec grande humilité.

Or, le 9 mai 2024, le Pape François a publié une bulle d’indiction, intitulée Spes non Confundit (SnC), où il annonce le lancement d’une année jubilaire[2] en 2025 et en définit les principales orientations spirituelles et pastorales. Cette coïncidence du calendrier entre le chant du poverello et le jubilé est, pour François, le rappel d’une urgence : celle de relever, enfin, les extraordinaires défis induits par le désastre écologique actuel. Car force est de reconnaître que les fortes recommandations de l’encyclique Laudato Si’ (2015) ont été peu suivies d’effet jusqu’à présent, tout comme l’Accord de Paris, signé la même année, ou les 17 Objectifs du Développement Durable publiés par les Nations Unies en 2015 également. Ou encore les avertissements de Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, au sujet de la tragédie des horizons, c’est-à-dire des trois types de risque que le dérèglement climatique fait courir au système financier international[3]. C’est dans ce contexte que le Pape a annoncé inviter les « pays riches » à annuler les dettes des « pays qui ne pourront jamais les rembourser » (SnC §16). Une telle invitation fait évidemment écho à la plus ancienne tradition biblique :

« Pendant six années, tu ensemenceras ta terre et tu en recueilleras le produit.
Mais la septième, tu la laisseras en jachère et tu la laisseras en repos :
les pauvres de ton peuple pourront manger, et les bêtes des champs mangeront ce qui reste.
Tu feras de même pour ta vigne et pour ton olivier. » (Ex 23, 10-11) 

Cette injonction fait partie de la législation mosaïque sur la loi du sabbat (à la jointure entre les deux tables de la Loi) qui prescrit un repos pour la terre tous les sept ans, une pratique liée à la justice sociale et à la solidarité avec les plus pauvres, ainsi qu’à la préservation de la création. Elle est reprise au Lévitique :

« Vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous ses habitants. Ce sera pour vous un jubilé : chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
La cinquantième année sera pour vous un jubilé : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas les épis tombés tout seuls, vous ne vendangerez pas la vigne non taillée,
car c’est le jubilé : il sera sacré pour vous. Vous mangerez ce que le champ produit de lui-même.
En cette année de jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété. » (Lv 25, 10-13)

Cette prescription a été traditionnellement interprétée comme signifiant la libération des esclaves, la remise des dettes, le retour des terres à leurs propriétaires d’origine (sorte de réforme agraire destinée à garantir l’équité et de prévenir l’accaparement des biens), le repos de la terre (comme pour l’année sabbatique). Cette loi traduit la conviction que la terre et toute chose appartiennent ultimement à Dieu, et non aux hommes.

Aujourd’hui, bien sûr, les avocats d’une annulation (ne fût-ce que partielle) des dettes se réclament de cette tradition biblique. Est-il raisonnable d’annuler des dettes souveraines ? Ceux qui travaillent dur pour rembourser les leurs ou pour prêter leur épargne ne seraient-ils pas victimes d’une injustice intolérable ? Est-ce un vœu pieux qui confond la charité individuelle du cœur avec les saines logiques financières internationales ?

Nous allons montrer qu’il s’agit au contraire, très probablement, de l’unique moyen raisonnable de nous donner les moyens justes de relever collectivement les gigantesques défis, à la fois environnementaux, économiques, financiers et sociaux qui sont les nôtres.

Efforçons-nous de comprendre ce paradoxe qui heurte de plein fouet le bon sens apparent de la gestion de « père de famille » qui nous est si familier. A cette fin, nous allons décortiquer le mécanisme de création monétaire sous-jacent au crédit bancaire, tâcher de comprendre pourquoi presqu’aucun pays ne rembourse jamais ses dettes publiques et pourquoi ne pas consentir aujourd’hui à une annulation partielle (aussi bien au Sud qu’en zone euro) est, au contraire, l’un des plus sûrs moyens de prolonger la grave injustice climatique dont les pays anciennement industrialisés portent la responsabilité et de risquer la ruine d’une partie significative de notre économie mondiale.

I. Le contexte environnemental

I. a. Les catastrophes déjà là et à venir

crédit : Chris Gallagher – Unspalsh

Les émissions mondiales de carbone provenant des combustibles fossiles ont atteint un niveau record en 2024, avec une augmentation de 0,8% par rapport à 2023, atteignant 37,4 milliards de tonnes de CO2[4]. Cela ne doit pas surprendre dans une économie mondiale où 80% de l’énergie que nous dissipons reste encore de l’énergie fossile. Les projections que nous pouvons réaliser suggèrent, depuis plusieurs années déjà, que le seuil d’augmentation de la température moyenne à la surface du globe de +1,5°C sera atteint peut-être avant la fin de cette décennie (ou, à coup sûr, dans la décennie 2030) et qu’il sera très difficile de ne pas franchir le seuil de +2°C au plus tard au tournant de la moitié de ce siècle. Le coût de notre inaction promet d’être dévastateur comme le montre le tableau suivant[5] :

Il suggère qu’en 2050, dans le scénario le plus optimiste, l’économie mondiale perdrait chaque année au moins 11% de son PIB comparé à la richesse qu’elle serait capable de produire sans réchauffement. Un désastre qui pourrait monter jusqu’à -18,1% dans le pire des cas. Pour mémoire, selon la Banque mondiale, la pandémie de la COVID19 a provoqué une chute du PIB mondial de -5,2% en 2020[6] : la plus forte récession planétaire depuis la Seconde Guerre mondiale. L’inaction climatique nous coûterait donc vraisemblablement, chaque année, le double, voire le triple, de ce qu’a coûté la pandémie. Une sage gestion de nos économies recommande donc que nous soyons prêts à consentir, aujourd’hui, de sérieux sacrifices afin d’éviter ces catastrophes que nos enfants auront à subir et dont les prémices se font déjà très durement sentir aujourd’hui, partout dans le monde. L’une des difficultés du débat public à ce sujet est que, à chaque catastrophe climatique, ceux qui ne sont pas directement touchés sont vite happés par le zapping journalistique qui fait qu’une (mauvaise) nouvelle chasse l’autre : le drame de Valence est déjà loin dans la conscience de beaucoup d’observateurs belges. Pourtant, il date des 29-30 octobre 2024[7] !

Il n’est donc pas inutile de rappeler quelques-uns des événements climatiques extrêmes qui, ces dernières années, ont fait des ravages et dont la fréquence et/ou l’intensité peut, avec une probabilité élevée, être attribuée au réchauffement :

Le Cyclone Idai (2019) : en mars 2019, le cyclone Idai a frappé le Mozambique, le Zimbabwe et le Malawi, causant plus de 1.000 décès et des destructions massives. L’intensification des cyclones est liée à l’augmentation des températures de surface de la mer due au réchauffement climatique, en particulier du côté du Golfe de Guinée. 

Les incendies géants d’Australie (2019-2020) : les feux de brousse dévastateurs ont brûlé plus de 10 millions d’hectares (soit 3,28 fois la surface totale de la Belgique !), causant des dizaines de morts et détruisant des milliers d’habitations. Les conditions de sécheresse et les températures record, exacerbées par le changement climatique, ont contribué à la gravité de ces incendies. Le lecteur est prié d’essayer de s’imaginer ce que signifierait pour lui que la totalité de la Belgique, une partie des Ardennes et des Flandres françaises disparaissent entièrement en fumée en deux étés.

Les inondations en Europe de l’Ouest (2021) : en juillet 2021, des pluies torrentielles ont provoqué des inondations meurtrières en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, faisant plus de 200 victimes. Le réchauffement climatique augmente la fréquence des précipitations extrêmes, contribuant à de telles catastrophes. De nouvelles inondations ont ravagé les Hauts-de-France à l’automne 2023, puis Valence.

La sécheresse dans la Corne de l’Afrique (2020-2022) : des sécheresses sévères ont touché l’Éthiopie, le Kenya et la Somalie, entraînant des pénuries alimentaires pour des millions de personnes. Les températures élevées et les précipitations irrégulières, liées au changement climatique, ont exacerbé ces conditions défavorables.

L’Ouragan Ian (2022) : en septembre 2022, l’ouragan Ian a dévasté la Floride, causant des dizaines de morts et des milliards de dollars de dégâts. Les eaux plus chaudes des océans, résultant du réchauffement climatique, intensifient la puissance des ouragans[8].

La multiplication et l’intensification des événements climatiques extrêmes (inondations, sécheresses, ouragans) est une conséquence inéluctable du réchauffement. Elle met déjà à rude épreuve les compagnies de réassurance (dont Swiss Re) qui, depuis fin 2022, se retirent de la réassurance de ces événements extrêmes. Cela expose désormais les assureurs eux-mêmes à devoir supporter seuls le coût de ces tragédies. Et il ne fait guère de doute que les assureurs eux-mêmes finiront tôt ou tard par renoncer à assurer contre le risque de catastrophe climatique[9].  Lorsqu’une région sera confrontée à ce type de « démission » du monde assuranciel, deux options pourront alors être envisagées à vue humaine :  a) l’État se substitue au moins provisoirement aux assureurs privés ; b) l’État considère qu’il n’en a pas les moyens et renonce à jouer le rôle d’assureur en dernier ressort.

La grande difficulté à laquelle nombre de gouvernements risquent toutefois de se retrouver confrontés, c’est le coût budgétaire de l’option a). Or les nouvelles contraintes budgétaires que vient d’adopter l’Europe au printemps 2024 rendent ce coût impossible à supporter.

I. b. Le trilogue européen

Au printemps 2024, les institutions européennes ont conclu un accord politique visant à réformer les règles budgétaires de l’Union européenne. Cet accord, issu des négociations en trilogue entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE, vise à renforcer la discipline budgétaire des États membres dans le but affiché d’une « croissance durable et inclusive ». Les principales mesures adoptées sont les suivantes :

  • Objectifs de déficit et de dette : les États membres doivent maintenir leur déficit public en dessous de 3% du PIB et leur dette publique en dessous de 60% du PIB. Des trajectoires d’ajustement spécifiques sont définies pour les pays dépassant ces seuils, avec des calendriers précis pour revenir aux normes établies     [10]. (Nous verrons ci-dessous pourquoi ces normes et leurs critères associés n’ont guère de sens du point de vue de l’analyse économique)
  • Plans budgétaires pluriannuels : chaque État membre est tenu de présenter des plans budgétaires à moyen terme, détaillant les réformes et les investissements prévus pour assurer la « viabilité » des finances publiques. Ces plans sont soumis à l’évaluation et à l’approbation des institutions européennes, garantissant une surveillance accrue des politiques budgétaires des États membres.
  • Mécanismes de correction automatique : en cas de déviation significative par rapport aux objectifs budgétaires, des mécanismes automatiques de correction sont prévus, obligeant les États concernés à adopter des mesures correctives pour revenir sur la trajectoire définie.
  • Encadrement des dépenses publiques : Les nouvelles règles imposent un contrôle plus strict de la croissance des dépenses publiques, en lien avec la « croissance potentielle de l’économie »[11], afin d’éviter des dérives budgétaires.

Ces réformes durcissent les contraintes budgétaires pesant sur les États membres, les obligeant à adopter des politiques d’austérité budgétaires plus rigoureuses. Certains observateurs ont exprimé des inquiétudes quant à l’impact potentiel de ces mesures sur les dépenses sociales et les investissements publics. Ils craignent que la stricte discipline budgétaire n’entrave la capacité des États à financer des projets essentiels pour le bien-être de leurs citoyens et la compétitivité économique. Mario Draghi a notamment souligné que la compétitivité de l’UE exigeait plus de €800 milliards d’investissement dans les années à venir[12]. Un tel effort est a priori incompatible avec le carcan budgétaire actuel. Le rapport Draghi propose donc le recours à l’émission de dette européenne. Nous y reviendrons.

Ces remarques ne font que rendre plus évidente la nécessité de la renégociation des dettes publiques que le Pape François appelle de ses vœux.

II. Le contexte ecclésial

Le jubilé vétéro-testamentaire, dont on a rappelé les origines dans la תּוֹרָה (Torah), n’est nullement un hapax isolé : de nombreuses civilisations ont depuis longtemps prôné une annulation des dettes, tandis que l’injonction du Lévitique a connu une longue prospérité dans l’Occident chrétien. 

Dans les sociétés mésopotamiennes antiques, par exemple, des rois comme Hammourabi ou Ammi-ṣaduqa (dont les « contrats d’alliance » ont peut-être servi de modèles à l’Alliance vétéro-testamentaire) proclamaient périodiquement des « misharum » ou édits de libération —lesquels impliquaient une annulation des dettes, la libération des esclaves endettés[13], le retour des terres saisies. On s’en doute, ces dispositions étaient le plus souvent des mesures politiques visant à protéger l’ordre social en prévenant les révoltes induites par la souffrance collective que ne manque pas de provoquer la généralisation des mécanismes de surendettement.

L’archonte Solon d’Athènes (vers 594 av. J.-C.) a proclamé la « Seisachtheia » (σεισάχθεια, le fait de « secouer des fardeaux »), une réforme radicale impliquant l’annulation des dettes personnelles, la libération des citoyens réduits en esclavage à cause de leurs dettes, l’interdiction provisoire de l’asservissement pour dettes.

Les Diggers, un groupe radical durant la révolution anglaise (1649) mené par Gerrard Winstanley (à distance aussi bien de l’Église anglicane que des Presbytériens), n’ont pas demandé l’annulation des dettes mais se sont inspirés du jubilé vétéro-testamentaire pour prôner : l’égalité sociale et la redistribution des terres, ainsi que le rejet de la propriété privée en faveur de l’usage commun. Leur mouvement s’appuyait sur l’idée que la terre appartient à Dieu, et que les hommes doivent la cultiver comme un commun[14].

L’Église catholique a institué des années jubilaires dès le XIVᵉ siècle : le premier jubilé, instauré par le pape Boniface VIII, date de 1300. Ces jubilés proposaient la remise des péchés (indulgences) mais, à notre connaissance, n’exigeaient pas de remise des dettes. Ce n’est qu’à l’approche de l’An 2000, que le Pape Jean-Paul II a ravivé la dimension économique et sociale de la remise des dettes de la tradition du Lévitique en appelant à l’annulation des dettes des pays les plus pauvres. Dans sa lettre apostolique Tertio Millennio Adveniente (10.11.1994), il déclarait :

« Les chrétiens devront se faire la voix de tous les pauvres du monde, proposant que le Jubilé soit un moment favorable pour penser, entre autres, à une réduction importante, sinon à un effacement total de la dette internationale qui pèse sur le destin de nombreuses nations. » (§51)

Cette initiative a conduit à des campagnes mondiales, comme Jubilé 2000 (lancé par des ONG chrétiennes), visant à alléger le fardeau de la dette pour les pays des Suds. De leur côté, certains groupes activistes d’Occupy Wall Street (2011) ont évoqué l’annulation des dettes étudiantes et personnelles comme un « jubilé moderne ».

L’originalité de la prise de position du Pape François est peut-être de lier la remise des dettes à la polycrise écologique contemporaine. En effet, depuis la publication de l’encyclique Laudato Si’ en 2015, le Pape François est revenu à diverses reprises sur l’impératif écologique : en février 2020, l’exhortation apostolique Querida Amazonia rappelait l’importance du biotope amazonien et des peuples autochtones qui y vivent pour notre apprentissage mondial d’une relation respectueuse à la création. Le 3 octobre de la même année, l’encyclique Fratelli Tutti (FT) indiquait que les relations fraternelles que nous pouvons nouer avec « frère vent » et « sœur eau » ne s’opposent pas à celles que nous pouvons tisser entre nous, humains, mais participent d’un même geste de réconciliation avec le don de Dieu. Le chapitre 1 de l’encyclique soulignait que l’économie de marché contemporaine est en large partie responsable des catastrophes écologiques et sociales contemporaines et que la poursuite du profit à court terme ne saurait constituer un projet de société recevable par les chrétiens. Plus globalement, il mettait en cause le « dogme de foi néo-libéral » qui, appuyé sur le mythe du ruissellement, prétend légitimer la violence que ses recettes « répétitives » infligent aux corps sociaux et à la planète (FT §168). Il est vrai que la légende du ruissellement —qui prétend que les profits réalisés par les plus favorisés (propriétaires du capital et récipiendaires des dividendes qu’il produit)— a été maintes fois déconstruite[15]. François dénonçait en particulier la spéculation financière qui « continue de faire des ravages » (FT §168). Enfin, en octobre 2023, l’exhortation Laudate Deum (LD) soulignait que la dimension politique et internationale de la lutte contre le réchauffement climatique est une composante essentielle de ce combat :

« Toutefois, il faut être sincère et reconnaître que les solutions les plus efficaces ne viendront pas seulement d’efforts individuels, mais avant tout des grandes décisions de politique nationale et internationale. » (LD §69)

C’est dans ce contexte que l’on peut aborder le paragraphe de la bulle Spes non Confundit (2024) au §16, où François annonce inviter à la remise des dettes publiques des « pays qui ne pourront jamais les payer ». Ce passage a été de nouveau cité par le cardinal Secrétaire d’État du Saint-Siège, Pietro Parolin, lors de son intervention au nom du Pape François à la COP29 de Bakou, le 13 novembre 2024. Enfin, le Pape François l’a repris de manière forte lors de son message à l’occasion de la XVIIIe journée mondiale de la paix, le 1er janvier 2025[16].

III.  Pourquoi annuler les dettes souveraines n’est pas une injustice

III. a. La création monétaire.

Lorsqu’un État souverain s’endette, il émet des Bons du Trésor qui, le plus souvent —en particulier pour les pays des Suds—, sont souscrits par des institutions bancaires. Cela signifie qu’une banque accorde un prêt à cet État en échange d’une reconnaissance de dette publique. La plupart du temps, la maturité (i.e. l’échéance de remboursement) est de l’ordre de deux à trois décennies. Il est crucial de comprendre qu’en accordant ce prêt, une banque crée de la monnaie ex nihilo. Le plus souvent, il ne s’agit nullement de l’épargne d’un travailleur qui aurait sué sang et eau toute sa vie et dont les maigres économies seraient confiées à l’État. C’est d’ailleurs uniquement par le mécanisme du crédit bancaire que se crée la monnaie dans nos économies. Bien sûr, cela ne vaut pas seulement pour les prêts consentis par les banques aux États :  lorsqu’une banque vous accorde un prêt, l’essentiel de l’argent qu’elle vous prête n’existait pas avant que vous n’ayez signé votre contrat d’emprunt —comme cela a été confirmé aussi bien par le FMI, que la Banque Centrale d’Angleterre, la Federal Reserve de New-York, la Banque Centrale Européenne ou la Banque des Règlements Internationaux (la banque centrale des banques centrales)[17].

L’expérience montre que certains économistes et certains financiers continuent de soutenir la légende selon laquelle les banques ne créeraient pas de monnaie à titre individuel mais se contenteraient de prêter de la main droite ce qu’elles empruntent de la main gauche (légende parfois baptisée de « loanable funds theory » par les spécialistes). Le mécanisme de création monétaire par le crédit bancaire est tellement fondamental et si mal compris qu’il n’est pas inutile d’y insister ici[18]. Une banque privée crée l’essentiel de la monnaie qu’elle prête en accordant un crédit. Comment opère-t-elle ce miracle ? Par un simple jeu d’écriture : elle crédite un compte de dépôt d’une dette (équivalente au montant du prêt) et crédite son propre bilan d’un actif (équivalent à la même somme). La comptabilité en partie double du bilan bancaire est donc parfaitement respectée. Combien cela coûte-t-il ? L’électricité nécessaire pour que ces lignes de code soient écrites sur le logiciel comptable de la banque et le travail humain nécessaire pour l’écrire. Cela signifie-t-il qu’une banque peut créer une quantité arbitraire de monnaie ? Non. Pour qu’elle puisse émettre un crédit, il faut qu’un client lui demande un crédit. En particulier, à la différence d’une banque centrale, une banque privée ne peut pas créer de la monnaie pour se recapitaliser elle-même ou pour résoudre une éventuelle crise de liquidité à laquelle elle ferait face. C’est la raison pour laquelle, bien que disposant du pouvoir (par délégation de l’État) de création monétaire, une banque privée peut faire faillite.

Pourtant, objecteront certains, une banque est tenue par ce qu’on appelle le « ratio de réserve obligatoire », lequel vaut 1% en zone euro. Ce ratio (qui stipule qu’une banque doit toujours posséder 1% du montant nominal des crédits qu’elle a accordés, sous forme de monnaie banque centrale) ne fournit-il pas un plafond aux crédits qu’elle peut accorder ? Et donc une limite supérieure à son pouvoir de création monétaire ? Pour comprendre que tel n’est pas le cas, il convient de rappeler qu’il y a, en réalité, deux monnaies qui circulent dans notre économie, sans jamais se croiser. Tout se passe comme si notre économie était édifiée sur deux étages : au rez-de-chaussée, les transactions auxquelles nous participons tous les jours, et qui ont lieu dans la monnaie que nous connaissons tous ; au premier étage, les transactions en monnaie Banque centrale[19], libellée elle aussi en euro, mais non convertible en monnaie du rez-de-chaussée. La monnaie Banque Centrale (monnaie BC par la suite) sert uniquement aux transactions entre banques et avec la Banque Centrale. A intervalle régulier (toutes les semaines ou tous les 15 jours), en effet, les banques soldent leurs transactions et s’échangent le solde résiduel (ce qui leur évite d’avoir à dupliquer en monnaie BC les milliards de transactions hebdomadaires au rez-de-chaussée). Si une banque doit de la monnaie BC à une autre, elle peut l’emprunter sur le marché interbancaire ou directement au guichet de la BC. Laquelle est son prêteur en dernier ressort obligé. (En effet, la Banque Centrale est tenue, par son statut, de prêter aux banques privées qui désirent lui emprunter de la monnaie BC.) Néanmoins, la BC fixe un taux d’intérêt directeur que devra acquitter la banque emprunteuse de monnaie BC.

Le ratio de réserve obligatoire vaut 1% en zone euro depuis 2012 (4% en Suisse, 0% aux États-Unis depuis mars 2020). Cela signifie que, toutes les fois qu’une banque crée de la monnaie (du rez-de-chaussée) à l’occasion d’un nouveau crédit qu’elle accorde, elle doit augmenter sa réserve de monnaie BC à due proportion d’1%. C’est la raison pour laquelle le taux directeur fixé par la BC (dont il a été beaucoup question ces dernières années) est un enjeu important pour les banques : il mesure le coût, pour elles, d’emprunter de la monnaie BC en vue de respecter le ratio de réserves obligatoires. Plus ce coût est élevé, moins les banques seront enclines à accorder de nouveaux emprunts, sauf à augmenter le taux auquel elles prêtent au rez-de-chaussée. On pourrait donc être porté à croire que ce ratio, quand il est non-nul, impose une limite au crédit bancaire. Il n’en est rien : en effet, il ne doit être vérifié qu’ex post (dans la limite des deux semaines qui suivent l’octroi du nouveau prêt) et, sachant que la BC ne peut pas refuser un prêt à une banque, cette dernière sait qu’elle pourra toujours satisfaire aux exigences de ce ratio. Celui-ci n’induit donc aucune borne supérieure fixe. En revanche, sans limiter le pouvoir de création monétaire des banques au sens strict, il mesure la cherté, pour ladite banque, de l’augmentation de crédits.

Inversement, toutes les fois qu’un emprunteur rembourse sa dette (qu’il s’agisse d’un État, d’un particulier ou d’une entreprise), il y a destruction de monnaie. C’est ce qu’avait compris le Pape Pie XI lorsqu’il écrivait dans son encyclique Quadragesimo Anno (QA, 1931) :

« En premier lieu, il est évident que non seulement la richesse est concentrée à notre époque, mais qu’un immense pouvoir et une dictature économique despotique sont cristallisés entre les mains de quelques-uns, qui souvent ne sont pas les propriétaires, mais seulement les gérants fiduciaires et les directeurs généraux des fonds investis, qu’ils administrent selon leur volonté et leur plaisir arbitraires.
Cette dictature s’exerce de la manière la plus rigoureuse par ceux qui, puisqu’ils détiennent l’argent et le contrôlent entièrement, contrôlent également le crédit et règlent le prêt d’argent. Dès lors, ils régulent, pour ainsi dire, le flux vital dont dépend tout le système économique et tiennent si fermement entre leurs mains l’âme, pour ainsi dire, de la vie économique, que nul ne peut respirer sans leur consentement.[20] » (QA §105-106)


Dans ce passage d’une actualité surprenante, la métaphore implicite du sang monétaire qui circule dans le corps social est juste : lors de la systole, notre cœur expulse le sang dans les artères à la manière dont le secteur bancaire injecte de la monnaie via le crédit ; lors de la diastole, le cœur rapatrie du sang dans ses oreillettes, tout comme les banques rapatrient dans leur bilan, toutes les fois que les dettes sont remboursées, la monnaie qu’elles ont créée. L’annulation d’une dette consiste donc à empêcher la monnaie d’être détruite et à la laisser continuer de circuler. Qui, dans ce cas, est pénalisé ? La banque et ses actionnaires. Personne d’autre[21]. Bien sûr, le secteur bancaire est lésé car les profits qu’il espérait engranger (via le paiement des intérêts) ne lui reviendra pas. Ce n’est pas négligeable, loin de là, mais cela n’a rien à voir avec la spoliation d’une famille qui serait ruinée après avoir durement travaillé pour épargner l’argent qu’un État impécunieux lui aurait volé. En effet, que coûte la création monétaire proprement dite par une banque ? L’huile de coude et un peu d’électricité pour écrire une ligne de code sur un écran d’ordinateur : « je crédite tel compte de telle quantité d’argent (frais) » [22].

III. b. Annuler présente tout de même des risques

Qui plus est, le Pape François a pris soin de préciser que l’annulation des dettes souveraines devrait concerner les pays « qui ne pourront jamais rembourser » (SnC §16). Pour ces pays, une sage gestion de la banque créditrice devrait prendre acte du fait que, de toutes les façons, elle ne récupérera pas le capital qu’elle a prêté et seulement une partie des intérêts. C’était le cas, par exemple, pour la Grèce dès 2010[23]. Finalement, les créanciers d’Athènes (en majorité, des banques allemandes et françaises) se sont résolus à consentir en 2012 un haircut (une annulation partielle) de plus de 25% de la dette publique grecque, donnant lieu à la plus grande restructuration de dette souveraine de l’histoire. Par conséquent, et puisqu’il s’agit d’annuler les dettes souveraines des pays qui ne pourront jamais la rembourser, il faut se rendre à l’évidence : l’annulation ne fait que prendre acte d’une perte que le secteur bancaire devrait avoir déjà enregistré dans ses comptes. C’est finalement la sanction de la mauvaise gestion des banques créditrices dont la tâche est précisément de veiller à ce que les crédits qu’elles accordent ont une probabilité raisonnable d’être remboursés en temps et en heure. Le capitalisme repose-t-il sur un autre critère que celui-ci : les bons gérants sont récompensés par leurs profits, et les mauvais, sanctionnés par leurs pertes ?

Concrètement, la situation se complique du fait que les banques ne sont pas les seules à prêter aux États. Tout d’abord, il existe quelques pays où des particuliers sont encore autorisés à prêter à leur pays : la Belgique, les États-Unis, le Japon et l’Italie notamment. Mais, à notre connaissance, ce n’est le cas d’aucun pays du Sud globalisé. Autre complication, même pour les pays des Suds, les investisseurs institutionnels se constituent parfois également prêteurs. Prenons l’exemple du Sri Lanka, qui a déclaré un défaut de paiement sur sa dette souveraine en avril 2022. À la fin de l’année 2022, sa dette publique totale s’élevait à environ 83,6 milliards de dollars (113% du PIB), incluant les arriérés[24] :  55,7% de cette dette étaient détenus par des non-résidents (Chine, Japon, Inde, Banque mondiale[25], Banque Asiatique du Développement, Obligations Souveraines Internationales), le reste, essentiellement par des banques commerciales locales et la Banque Centrale du Sri Lanka.

En juin 2024, le Sri Lanka a conclu un accord avec ses créanciers souverains bilatéraux, notamment le Japon, l’Inde et la France, pour restructurer 5,8 milliards de dollars (7% de sa dette). Cet accord permet de réduire ainsi le fardeau de la dette de plus de 9% du PIB en 2022 à moins de 4,5% d’ici 2027. Le Sri Lanka est également en négociations avec la Banque d’Export-Import de Chine et la Banque de Développement de Chine. En mars 2023, le Fonds Monétaire International (FMI) a approuvé un plan de sauvetage de 2,9 milliards de dollars en faveur de Colombo tout en soulignant la nécessité de poursuivre les efforts de restructuration de la dette. C’est que, en effet, personne ne se fait d’illusion sur la capacité de l’État insulaire à rembourser : en 2020, le pays allouait environ 71,4% de ses recettes gouvernementales au remboursement des intérêts de sa dette, un pourcentage exceptionnellement élevé comparé à la moyenne mondiale (6%) et à la moyenne régionale (21,1%).

La situation se complique un peu plus si l’on comprend que les bons du Trésor sont un outil fondamental dans les marchés financiers, servant de collatéraux pour diverses opérations comme les opérations de pension livrée (repurchase agreements ou repos), les dérivés en tout genre et les prêts interbancaires. Parfois, un même bon du Trésor est réutilisé plusieurs fois comme collatéral (garantie) pour différentes transactions. Cette opération de réhypothécation est courante aujourd’hui, en particulier dans les marchés de pension livrée (repos) et dans les transactions bilatérales. Le rôle des bons du Trésor va donc bien au-delà de celui du financement des dépenses d’un État : ils agissent comme une colonne vertébrale du système financier mondial, assurant la confiance sur les marchés. On peut comprendre dès lors qu’une annulation des dettes publiques puisse représenter un danger pour la stabilité de marchés globalisés qui reposent en grande partie sur la fiabilité des bons du Trésor.  Mais la bonne réponse à cette difficulté ne consiste pas à renoncer à négocier les annulations de dettes souveraines des pays pris à la gorge :  elle consiste à encadrer par la réglementation l’usage des titres de dette publique comme collatéral financier et, s’il le faut, à interdire la réhypothécation. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que les marchés financiers privés soient à ce point dépendants de la capacité des États à s’endetter !

Enfin, la situation se complique encore davantage si l’on prend en compte le fait que certains investisseurs financiers détiennent des actifs financiers dérivés sur les titres de dette publique —par exemple, des Credit Default Swaps (CDS). Ils peuvent perdre beaucoup si une partie de cette dette est annulée. Cependant, encore une fois, la solution consiste à réglementer les marchés des produits dérivés sur les dettes publiques (swaptions, cross-currency swaps, CDS, IRS, etc.), lesquels servent un peu à protéger les investisseurs mais aussi à soutenir la spéculation financière, et ont une utilité sociale discutable. Quant aux spéculateurs qui perdent leurs paris, ils ont tout intérêt à ce que le non-remboursement s’effectue de manière ordonnée plutôt que dans la panique d’un défaut souverain unilatéral.

Ultime complication : de nombreux pays s’endettent dans une monnaie qui n’est pas la leur.

IV. Dettes publiques et dette écologique

Nous pouvons aborder, à présent, la question épineuse de savoir qui va probablement se retrouver en défaut de paiement au cours des années qui viennent. Rappelons tout d’abord que, depuis plus de 30 ans, des défauts souverains ont lieu, en moyenne, tous les deux ans. Voyons plutôt : 1994 : Mexique ; 1998 : Russie ; 1999 : Pakistan ; 2001 : Argentine ; 2002 : Uruguay ; 2008 : Équateur ; 2010 : Grèce ; 2012 : Grèce ; 2015 : Ukraine ; 2017 : Venezuela ; 2020 : Argentine, Équateur, Liban, Suriname, Zambie, Belize ; 2022 : Sri Lanka, Ghana, Malawi, Ukraine, Russie. Le non-remboursement d’une dette publique n’est aucunement un phénomène exceptionnel : il fait presque partie de la routine financière internationale.

IV. a. Qui peut rembourser ?

Aujourd’hui, la dette souveraine mondiale s’élève à environ 100 mille milliards (dont un gros tiers concerne les pays autrefois dits « en voie de développement ») soit l’équivalent du PIB mondial     [26]. Les pays du Sud connaissent la pire crise de la dette qu’ils aient jamais connue, avec une moyenne de 38% des recettes publiques absorbées par le service de la dette, ce chiffre atteignant 54% en Afrique[27]. Par conséquent, en Afrique, une personne dépense plus, en moyenne, pour les intérêts de la dette de son pays que pour l’éducation ou les soins de santé[28]. L’encours total de la dette publique extérieure des pays à revenu faible et intermédiaire a doublé entre 2010 et 2021, passant de 1.500 milliards de dollars à plus de 3.000 milliards de dollars, ce qui pèse encore plus sur leurs économies et rend de plus en plus difficile le financement de la bifurcation vers les énergies renouvelables et de l’adaptation au réchauffement[29]. D’après la Banque Mondiale, en 2022, les pays dits « en développement » ont consacré un montant record de 443,5 milliards de dollars au service de leur dette publique extérieure et des dettes garanties par l’État     [30]. La même année, selon l’OCDE, l’aide publique au développement mondial a atteint environ 204 milliards de dollars[31]. C’est une illustration d’un phénomène général :  l’endettement finit toujours pas appauvrir le débiteur et enrichir le créancier          [32].

Plus précisément, au moins l’Égypte, le Pakistan, le Sri Lanka (bien qu’il ait fait défaut récemment), le Ghana, la Zambie, le Tchad, le Soudan et le Zimbabwe ont été désignés comme des pays très probablement insolvables[33]. Si nous supposons que seule la dette extérieure peut raisonnablement être annulée (car la dette intérieure pénaliserait le secteur bancaire national), nous obtenons un total de 438 milliards de dollars :

PaysDette publique extérieure
Egypte$163 milliards
Pakistan$127 milliards
Sri Lanka$59 milliards
Ghana$45 milliards
Zambie$29 milliards
Zimbabwe$15 milliards

Il y a toutefois une légère ironie à pointer certains pays davantage que d’autres. En effet, en réalité, aucun État souverain ne rembourse réellement sa dette : il la « roule », c’est-à-dire qu’il rembourse une dette arrivée à échéance en contractant un nouvel emprunt du même montant. En principe, un État peut continuer à rouler sa dette indéfiniment, tant qu’il est en mesure d’emprunter à des taux d’intérêt favorables car, ce à quoi il ne peut pas se soustraire, c’est au paiement des intérêts. C’est d’ailleurs la seule chose qui intéresse vraiment les créanciers bancaires puisque c’est du paiement des intérêts qu’ils tirent leur profit (et non du remboursement du capital) : contrairement aux apparences, le roulement de la dette est donc une « très bonne affaire » pour les banques puisqu’il permet de prolonger indéfiniment le paiement des intérêts qui, sans cela, aurait pris fin avec l’extinction de la dette. Mais il induit aussi un chantage au remboursement de la dette qui peut potentiellement ne jamais prendre fin et justifier – comme  c’est le cas aujourd’hui en Europe – les coupes budgétaires les plus insensées et la destruction du service public. En d’autres termes,aucun État ne rembourse jamais sa dette, il la refinance, cela profite à ses créanciers et sert de prétexte à la suppression du financement des services publics.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les tentatives d’identifier un niveau de ratio de dette publique sur le PIB au-delà duquel un État fera nécessairement faillite sont vaines[34] : elles négligent la possibilité de rouler une dette et comparent un flux, le PIB, avec un stock, la dette. Une approche alternative consiste parfois à comparer le taux d’intérêt moyen, r, payé par un pays sur sa dette et le taux de croissance de son PIB réel, g. Mais l’économiste italien post-keynésien Luigi Pasinetti a démontré que, dans une économie stable, on a toujours r > g[35]. Donc les avertissements lancés par certains économistes[36] sur le fait que les taux d’intérêt seraient dangereusement supérieurs au taux de croissance de nos économies sont sans objet.

Un meilleur indicateur de la solvabilité d’un pays est donné par le ratio du service de la dette divisé par les recettes budgétaires annuelles (deux flux). En 2023, en Belgique, le ratio dette publique/PIB a atteint 105% alors que la moyenne de la zone euro est d’environ 88%. Certains en déduisent volontiers que la dette publique belge est alarmante, que les Belges vivent au-dessus de leurs moyens, qu’il est urgent de réduire les dépenses publiques (en commençant par les services d’éducation et de santé, comme souvent), etc. Pourtant, les charges d’intérêts de la dette publique belge ont représenté1,8 % du PIB en 2023 et les recettes fiscales et parafiscales sont égales à 42,9 % du PIB.

Le ratio charges d’intérêts /recettes fiscales valait donc 4,2 %, un niveau tout à fait raisonnable qui signifie que, pour 1’euro de recette publique, 4,2 centimes seront dépenses pour la dette.

Voici ce qu’on obtient pour nos pays voisins et quelques autres :  

PaysService de la dette (% des recettes fiscales)
Royaume-Uni11.88%
Allemagne3.34%
France9.43%
Canada7.54%
Japon8.44%
Australie3.08%
Suisse1.06%
Sri Lanka80%
Zambie30%
Ghana40%
Ethiopie20%

On voit ici, tout d’abord, que la Belgique se situe du côté des pays les plus vertueux du monde : l’austérité budgétaire ne s’impose pas comme une priorité absolue. On note, ensuite, l’énorme différence entre le Sud (pour qui le coût relatif des intérêts est très important) et le Nord (pour qui il est très raisonnable), alors que le ratio dette/PIB est trompeur : le Japon, par exemple, affiche une dette publique égale à 255% de son PIB mais, en réalité, est beaucoup moins pénalisé par elle que le Salvador (dont la dette publique ne représente que 83% du PIB en 2023)[37].

Il n’existe aucune théorie convaincante qui fournirait un seuil à partir duquel le ratio intérêts/recettes deviendrait insoutenable et empêcherait un État de continuer à rouler sa dette[38]. Toutefois, la sagesse ordinaire, au sein de la communauté internationale de ceux qui s’intéressent à ces questions, tend à considérer qu’au-delà de, disons, 15-20%, un pays entre dans des eaux dangereuses. Or la seule chose qui compte, c’est en effet l’opinion des marchés financiers. Tant que ceux-ci, par la médiation des banques, sont prêts à continuer de prêter à un pays à un taux faible, ce dernier pourra continuer de rouler sa dette. Si d’aventure les marchés considéraient que tel pays n’est plus solvable (à tort ou à raison, peu importe), alors ils exigeraient des taux de plus en plus élevés qui finiraient tôt ou tard par rendre le pays effectivement insolvable. Dit autrement, cela devient une prophétie auto-réalisatrice[39], qui ne révèle pas la « vérité » sur l’état de santé d’un pays mais plutôt ce qu’en pensent les marchés.

Par conséquent, il existe une demande croissante pour une nouvelle approche de la viabilité de la dette qui donne la priorité aux besoins des pays du Sud, en particulier à la lumière de la crise climatique. Les organisations de la société civile plaident pour une annulation inconditionnelle des dettes insoutenables afin de permettre à ces pays d’investir dans des domaines essentiels tels que la santé, l’éducation et la résilience climatique. Bien sûr, on l’a dit, dans les années 1990, l’Église catholique a pris fermement position, par l’intermédiaire du pape Jean-Paul II, en faveur de l’annulation des dettes publiques des pays du Sud. Si cette solution n’est pas exclue (d’autant que la montée en puissance de la Banque chinoise de développement fait peser sur le Club de Paris[40] la menace croissante d’être remplacé, un jour, par un autre Club, celui de Pékin), elle reste éminemment politique et soumise à l’agenda des grandes puissances.

IV. b. Faut-il toujours payer ses dettes ?

Reste que beaucoup d’observateurs sont réticents à organiser des jubilés de dettes publiques. En effet, l’annulation de la dette pourrait encourager les gouvernements à emprunter de manière irresponsable ou à mal gérer leurs finances, dans l’espoir de futurs renflouements. Ce risque dit « d’aléa moral » (qui n’a pas grand-chose à voir avec la morale) n’a pourtant pas un poids considérable : on l’a dit, en effet, des défauts souverains interviennent en moyenne tous les deux ans et nous savons qu’ils vont se multiplier dans les années qui viennent. S’opposer à négocier des annulations au motif que cela inciterait d’autres pays à mettre en œuvre une gestion laxiste de leurs finances publiques a autant de valeur morale que de s’opposer à pratiquer les ablations de métastases contre les cancers du poumon au motif que cela en inciterait d’autres à continuer de fumer. En outre, le risque d’aléa moral peut être atténué en liant les annulations de dettes à des engagements clairs et vérifiables en matière de réformes économiques. L’Initiative pour les pays pauvres très endettés (PPTE) a conditionné les allégements de dette à des réformes structurelles. Tous les tristement célèbres plans d’ajustement structurel du FMI sont construits sur cette idée de la conditionnalité attachée aux restructurations de dettes publiques. J’y reviendrai à la fin de cet article pour proposer un type de conditionnalité qui ne détruise pas les services publics du pays concerné, comme ce fut si souvent le cas dans le passé, mais serve au contraire à préserver notre maison commune.

Finalement, les pays qui ont subi des réformes sévères pour rembourser leurs dettes pourraient considérer l’annulation comme injuste : n’induirait-elle pas une inégalité de traitement entre les pays débiteurs ? C’est exact. Réfléchissons toutefois :  la plupart du temps, les sacrifices qui ont été exigés de certains pays débiteurs pour qu’ils remboursent leurs dettes (pensons au Mexique durant la « décennie perdue » des années 1980) l’ont été soit parce que les créanciers ont exigé des réformes structurelles dont nous savons aujourd’hui qu’elles étaient souvent pires que le mal, soit parce qu’un assainissement des finances publiques par les mesures d’austérité budgétaires et les fameuses réformes structurelles était en réalité impossible. Pensons, par exemple, à la saignée subie par la société grecque dans la décennie 2010 en pure perte : le ratio dette/PIB (qui servait de boussole à la Troïka) était de 206,3% en 2020 après une décennie de sacrifices et la disparition de plus d’un quart du PIB grec… contre 146,2% en 2010. S’interdire de renégocier une dette au motif que d’autres ont souffert de ne pas pouvoir le faire est absurde : cela revient à prétendre que ceux qui sont morts d’avoir subi de mauvais traitements contre le cancer des poumons trouveraient injuste que les autres tabagistes puissent bénéficier de meilleures thérapies.

Reste, finalement, l’argument « moral » le plus simple : après tout, en contractant un prêt, les emprunteurs se sont engagés[41]. Au nom de quoi pourraient-ils s’exempter d’avoir à honorer leur engagement ? S’il est clair qu’un certain nombre de pays ont contracté des emprunts déraisonnables (e.g., le Vénézuéla mais aussi les États-Unis), il faut cependant souligner que, souvent, leur insolvabilité ne provient pas de leurs propres erreurs mais d’événements qui échappent à leur contrôle : une guerre (e.g., Soudan, Ukraine, Liban…), une catastrophe climatique (Bangladesh, Mozambique, les îles du Pacifique…), la hausse des taux d’intérêt directeur de la Réserve Fédérale Américaine (Pakistan, Egypte, Ghana, Argentine…)[42]… En outre, les créanciers portent eux aussi une responsabilité dans l’endettement insoutenable, en prêtant de manière excessive ou irresponsable sans évaluer correctement les risques qu’ils courent. C’est le cas entre autres des créanciers de la Grèce entre 2001 et 2010, de la Zambie en 2010 ou encore de l’Argentine en 2018 puis 2020.

Toutefois, le principal argument avancé, à juste titre, par le pape François pour justifier le non-remboursement d’une partie des dettes souveraines des pays pauvres est celui de la dette écologique (Laudato Si’ §51 citée dans Spes non Confundit §21).

IV. c. La dette écologique

On le sait, les pays les plus pauvres subissent une triple punition : 1) ce sont eux, le plus souvent, qui sont le plus affectés par le chaos climatique alors que 2) ce sont eux qui ont le moins contribué aux émissions de gaz à effet de serre parce qu’ils n’ont pas connu les délices de la consommation industrielle de masse et 3) ce sont eux qui ont le moins de moyens pour faire face aux conséquences du réchauffement. Le Nord, anciennement industrialisé, a donc contracté une dette écologique à l’égard du Sud en se rendant responsable d’une part majoritaire du stock des émissions et de leurs conséquences.

Une manière d’estimer la dette écologique des pays « riches » à l’égard des autres consiste à calculer le coût actuel du réchauffement sur les pays et à en imputer la responsabilité aux pays industrialisés au prorata de leur contribution aux émissions. Quant aux « créanciers » de la « dette écologique », ce devraient être logiquement les pays durement touchés par notre addiction aux hydrocarbures fossiles. Or ce sont les pays d’Asie du Sud-Est et d’Afrique australe qui subissent le plus gros des impacts du réchauffement actuel, avec une perte annuelle moyenne de PIB de 14,1% et 11,2% respectivement. Les pays les moins avancés sont quant à eux confrontés à une perte moyenne de PIB de 8,3%[43].

Certains chercheurs estiment que, lorsque l’on combine le PIB et les pertes en capital, on constate que les pays à revenu faible et intermédiaire ont subi une perte totale de 21.000 milliards de dollars depuis l’adoption de la Convention de Rio en 1992, qui a donné naissance aux COP. Tous les groupes de parties à la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique (CCNUCC), à l’exception de l’Union Européenne, ont subi des pertes totales nettes, les plus importantes étant celles du G77 (pays du Sud + la Chine), d’un montant d’environ 29.000 milliards de dollars.

Par contre, l’Europe mais aussi l’Asie centrale ont toutes deux un PIB supérieur de 4,7% à celui qu’elles auraient eu sans réchauffement. Ces avantages découlent de la réduction du froid hivernal, qui engendre notamment une baisse de la consommation d’énergie et des taux de mortalité. Mais, à mesure que la planète continuera de se réchauffer, ces avantages vont s’éroder et devenir finalement négatifs. Le point de retournement devrait être atteint dans les prochaines années qui viennent, s’il ne l’a pas déjà été. C’est vrai en particulier pour la Chine et les États-Unis. On peut donc estimer aujourd’hui la dette écologique des pays anciennement industrialisés vers les autres de l’ordre de 29.000 milliards de dollars. Bien sûr, il s’agit d’un ordre de grandeur, rien de plus. Toutefois, il suggère sans ambiguïté que les 500 milliards de dollars d’annulation de dette publique extérieure dont il a été question plus haut représentent une fraction ridicule de cette dette (1,7%). Les objections à l’annulation qui tenteraient de s’appuyer sur des arguments moraux doivent donc se rendre à l’évidence : la justice climatique exigerait, au contraire, bien davantage que la seule annulation de ces dettes publiques.

Bien sûr, il faut encore tenir compte du fait que les contribuables des pays riches ne sont pas tous également responsables des émissions de leurs pays de rattachement. Il y aurait une injustice, réelle cette fois, à exiger des moins favorisés d’entre eux (qui sont aussi ceux qui, au sein de leur propre pays, émettent le moins) qu’ils acquittent la dette écologique contractée par leurs concitoyens les plus favorisés. Selon l’ONG Oxfam, les 10% les plus riches de la population mondiale étaient responsables de 52% des émissions de CO₂ cumulées entre 1990 et 2015. En Europe, les 10% les plus aisés sont responsables de 27% des émissions totales, tandis que les 50% les plus modestes n’en génèrent que 29%[44]. Il n’est donc pas moralement absurde de considérer que les 10% les plus favorisés des pays du Nord devraient supporter au moins la moitié du coût induit par l’annulation des dettes publiques des pays des Suds. 

V. Une solution :  les swaps de dette pour le climat

Les échanges de dette contre climat semblent être une solution moins ambitieuse mais plus réaliste que les simples annulations. Il s’agit de transactions financières dans lesquelles une partie de la dette d’un pays est annulée ou refinancée en échange d’un investissement du pays dans des actions climatiques ou des priorités de conservation. Ces échanges visent à remédier à la fois au fardeau de la dette et aux problèmes liés au changement climatique, en particulier dans les pays en développement à faible revenu et les petits États insulaires en développement. La Banque mondiale a mis en œuvre des centaines de ces échanges au début des années 2000, mais uniquement au niveau régional.

A l’échelle nationale, l’Agence française de développement (AFD) a mis en place un « Contrat de Désendettement et de Développement (CDD) » avec la Côte d’Ivoire, afin de convertir (une partie de) sa dette souveraine en subventions pour des projets de développement. Ce mécanisme a été mis en place en 2012 et a déjà engagé près de €2,9 milliards pour l’émergence de la Côte d’Ivoire. Pour avoir travaillé à sa mise en œuvre lorsque je servais comme économiste en chef et directeur exécutif de l’AFD, je peux témoigner qu’il s’agit d’une manière innovante d’étendre la logique d’un swap de dette pour le climat au niveau national. Plus récemment, l’Afrique du Sud plaide depuis la COP27 en faveur d’un swap de dette national sur lequel le Georgetown Environmental Justice Program travaille depuis un certain temps. Plus récemment encore, l’Allemagne propose aux pays partenaires des swaps de dette pour le climat pouvant aller jusqu’à 150 millions d’euros par an, avec des exemples au Kenya, en Égypte et en Tunisie[45]. L’Équateur a récemment achevé un swap de dette pour la nature à grande échelle.[46] En outre, 58 des pays en développement les plus vulnérables au changement climatique ont près de 500 milliards de dollars de paiement de service de la dette à effectuer au cours des quatre prochaines années[47]. Un autre groupe de 20 pays a annoncé son intention de suspendre le remboursement de 685 milliards de dollars de dettes, dans l’espoir de les échanger contre des investissements dans des projets climatiques[48]. De manière plus générale, le marché potentiel des swaps de dette pour la nature a atteint plus de 800 milliards de dollars en 2023 et continue de croître[49].

Ces montants montrent que le potentiel total des swaps de dette pour le climat est bien plus important que les montants actuellement réalisés. De plus, les montants actuels des échanges sont souvent considérés comme « symboliques » par rapport aux besoins totaux d’investissement pour la transition climatique.[50] En effet, une estimation optimiste de ces derniers serait, au niveau mondial, d’environ  de 90.000 milliards de dollars au cours des 20 prochaines années.[51]

Conclusion ?

Selon le FMI, la dette publique mondiale a triplé depuis le milieu des années 1970 pour atteindre 92% du PIB mondial, soit un peu plus de 91.000 milliards de dollars, fin 2022. On l’a vu, c’est l’ordre de grandeur de ce que nous coûterait la décarbonation de l’économie mondiale si nous l’amorcions aujourd’hui[52]. Nous avons vu aussi qu’aucun État, en réalité, ne rembourse jamais vraiment sa dette et que cette dernière, bien souvent, n’a rien coûté à son créancier. « Rêvons » un instant dans le prolongement des quatre « rêves » énoncés par François dans Querida Amazonia : et si la planète, plutôt que de s’entêter à débourser des intérêts sur une dette qu’elle ne paiera jamais décidait de l’annuler entièrement pour investir cet argent dans les infrastructures vertes indispensables à la décarbonation ? D’après l’estimation du coût de l’inaction publiée par Swiss Re et rappelée au début de cette étude, ce jubilé planétaire serait amorti en 5 à 10 ans en 2050, par les pertes catastrophiques qu’il nous épargnerait.

Serait-ce vraiment une folie ? La question mérite d’autant plus d’être posée que le paradoxe le plus déroutant, peut-être, dans toute cette histoire est le suivant :  aucun pays souverain ne devrait avoir besoin, en réalité, de s’endetter sur les marchés pour financer ses dépenses publiques. Il pourrait fort bien décider de se financer à taux nul auprès de sa Banque Centrale comme l’ont fait, avant les années 1970, les pays jouissant de la souveraineté monétaire et qui, à l’instar de la France, s’étaient affranchis des contraintes de l’étalon-or. Pourquoi avons-nous choisi, il y a un demi-siècle, d’obliger les États à s’endetter à des taux positifs auprès du secteur bancaire privé ? Une réponse est volontiers avancée aujourd’hui : il serait devenu urgent de retirer des mains des gouvernements l’usage de la « planche à billets ». Cette réponse trop rapide n’est pas recevable : les États qui se sont endettés auprès de leur Banque Centrale durant les Trente Glorieuses n’ont pas tous dérapé sur la pente hyper-inflationniste (à commencer par la France). En outre, l’hyperinflation allemande de 1923 (souvent évoquée comme « preuve ») n’est pas due à une explosion de la dépense publique mais, au contraire, à un excès de création monétaire privée. Et c’est en interdisant aux entreprises privées de créer de la monnaie (i.e., de faire « tourner la planche à billets ») que Hjalmar Schacht est parvenu à mettre fin à l’hyperinflation en 6 mois, dès 1924. Enfin, l’inflation à deux chiffres qu’a connue l’Europe de l’Ouest durant les années 1970 n’était pas non plus due à un excès de dépenses publiques mais au renchérissement du coût de la vie induit par les deux chocs pétroliers et la hausse concomitante du prix de l’énergie (tout comme au début des années 2020).  Une chose est certaine : l’obligation faite aux Etats de se financer auprès des marchés a largement contribué au triplement de la dette publique mondiale que déplore le FMI, elle est responsable de plus de la moitié des dettes publiques actuelles, et elle a principalement servi à enrichir les « élites » prioritairement responsables du désastre écologique. Alors, ne serait-ce pas plutôt justice et sagesse que d’annuler une (modeste) partie de cette dette pour les pays exsangues, en vue de contribuer à financer de quoi sauver notre maison commune ?


[1]      Des versions courtes des arguments développés ici ont été publiées dans la Civiltà Cattolica et dans En Question.

Notes :

  • [1]      La raison pour laquelle la communauté diplomatique internationale a tout de même inscrit le seuil de +1,5C dans l’Accord de Paris est que cela devrait permettre aux petites nations victimes du réchauffement (en particulier, aux îles du Pacifique qui seront bientôt rayées de la carte) de demander des réparations financières.

    [2] Issu de l’ancienne tradition juive du Yovel, célébré tous les cinquante ans, le jubilé est une année sainte où les dettes étaient remises, les terres restituées à leurs anciens propriétaires et les esclaves libérés, soit autant de gestes qui manifestent la miséricorde divine. Pour les catholiques, on distingue les jubilés ordinaires, tous les 25 ans (2000, 2025, etc.), et les jubilés extraordinaires, choisis par le pape. L’actuel jubilé, du 24 décembre 2024 au 6 janvier 2026 a comme thème « Pèlerins d’Espérance ».

    [3]      À savoir le risque physique lié à la destruction du capital induite par le réchauffement ; le “risque de transition” lié à la déstabilisation d’une sphère financière trop dépendante des actifs financiers liés aux hydrocarbures fossiles ; enfin le risque juridique lié aux poursuites juridiques contre des entreprises ou les gouvernements pour leur rôle dans le réchauffement climatique ou pour avoir échoué à protéger leurs populations (https://www.bankofengland.co.uk/speech/2015/breaking-the-tragedy-of-the-horizon-climate-change-and-financial-stability).

    [4] “Global carbon emissions from fossil fuels have reached a record high in 2024”, University of Exeter. https://shorturl.at/jna3o

    [5]      Swiss Re Institute. (2021). The economics of climate change: No action not an option.

    [6] www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2020/06/08/covid-19-to-plunge-global-economy-into-worst-recession-since-world-war-ii

    [7]      Causant la mort de plus de 200 personnes, la disparition de dizaines d’autres et des dégâts matériels dont le coût total est supérieur à 4,5 milliards d’euros et très probablement au moins égal à 10 milliards d’euros.

    [8]      En revanche, en l’absence de preuve supplémentaire, la pandémie de la COVID19 ne peut pas être attribuée à la crise écologique, et ce, en dépit des hypothèses qui ont circulé un temps autour d’une transmission du virus par le pangolin ou par les chauves-souris. Ces hypothèses se heurtent en effet à de nombreux obstacles que ne rencontre pas l’hypothèse alternative (qui reste encore à démontrer) d’une fuite accidentelle du laboratoire P IV de Wuhan. Voir https://edition.cnn.com/2023/02/26/politics/covid-lab-leak-wuhan-china-intelligence/index.html, ainsi que Where COVID Came From,Encounter Books ; Wade, N. (2021, May 5) “The origin of COVID: Did people or nature open Pandora’s box at Wuhan?”, Bulletin of the Atomic Scientists ;  Sachs, J. (2022, June), Interview on origins of COVID-19. Current Affairs ; Sachs, J. (2022, September), The Lancet COVID-19 Commission: Final report, The Lancet, https://www.thelancet.com/commissions/covid19 (www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(22)01585-9/fulltext) ; U.S. Department of Energy. (2023, February), Lab leak most likely caused pandemic, Energy Department says. The Wall Street Journal.- (extrait de https://www.wsj.com) ; World Health Organization (2021, March), WHO-convened global study of origins of SARS-CoV-2: China part (https://www.who.int/publications/i/item/who-convened-global-study-of-origins-of-sars-cov-2-china-part) ; Rogin, J. (2020, April 14), “State Department cables warned of safety issues at Wuhan lab studying bat coronaviruses”, The Washington Post.

    [9] Cf. G. Giraud, « Unsafe ». Les assurances dans un monde en feu”, Civiltà Cattolica, 5 septembre 2024.

    [10]    www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/04/29/economic-governance-review-council-adopts-reform-of-fiscal-rules/?utm_source=chatgpt.com

    [11]    La “croissance potentielle” renvoie au taux de croissance réelle (i.e., après déduction de l’inflation) du PIB potentiel. Hélas, il s’agit d’un concept de nature “métaphysique” car non observable et dont la portée analytique est très discutable.

    [12]    Draghi, M. (2024). The future of European competitiveness – A competitiveness strategy for Europe,Commission européenne, 9 septembre 2024. (https://commission.europa.eu/topics/strengthening-european-competitiveness/eu-competitiveness-looking-ahead_en?utm_source=chatgpt.com).

    [13]    En effet, comme l’a rappelé David Graeber, l’institution de l’esclavage et celle des dettes des particuliers sont intimement liées : le plus souvent, ce sont des débiteurs insolvables que l’on a transformés en esclaves, ou leur femme, ou leur fille… La tradition du voile porté par les femmes mésopotamiennes, plus d’un millénaire avant l’Islam, était destinée à témoigner que la femme qui le portait n’avait pas été vendue pour payer les dettes de sa famille. Le voile était donc signe de fierté.

    [14]    Bien entendu, leurs idées s’inspirent aussi du portrait de l’ecclesia primitiva (Église primitive) dessiné par l’évangéliste Luc dans les Actes des Apôtres (4, 32-35). Cf. G. Giraud, Composer un monde en commun – une théologie politique de l’Anthropocène, Seuil, 2022, chap. 4.

    [15]    Giraud, G. (2017), “Le mythe du ruissellement économique”. La Croix, 1er août 2017, https://shorturl.at/pKS93

    [16] www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/peace/documents/20241208-messaggio-58giornatamondiale-pace2025.html (§ 11).

    [17] Ce fait, méconnu du grand public, est parfois disputé, encore de nos jours. Cf. néanmoins Jakab, Z. and Kumhof, M., ”Banks are not intermediaries of loanable funds — and why this matters”, Bank of England, Working Paper No. 529, 2015 ; Werner, R. (2014a), “Can Banks Individually Create Money Out of Nothing? The Theories and the Empirical Evidence”, International Review of Financial Analysis, 36, 1-19 : Werner, R. (2014b), “How Do Banks Create Money, and Why Can Other Firms Not Do the Same?” International Review of Financial Analysis, 36, 71-77 ; Werner, R. A. (2014), “Can banks individually create money out of nothing? – The theories and the empirical evidence”, International Review of Financial Analysis, 36, 1–19 et G. Giraud (2013), Illusion financière, Ed. de l’Atelier, et la vingtaine de références qui s’y trouvent.

    [18]    Cf. G. Giraud, Illusion financière, Ed. de l’Atelier, 2013, chap. 3.

    [19]    Parfois nommée “high powered money”.

    [20]    Trad. de l’auteur.

    [21]    Certains économistes font valoir que ce surcroît de monnaie en circulation pourrait être inflationniste mais ils s’appuient pour cela sur une interprétation erronée de la théorie quantitative de la monnaie : si la création monétaire était ipso facto inflationniste (comme ils le prétendent souvent), il faudrait d’urgence fermer toutes les banques. Cf. G. Giraud, Illusion financière, Ed. de l’Atelier, 2013.

    [22]    Cela ne veut évidemment pas dire que les banques peuvent créer une quantité arbitraire de monnaie. Elles sont encadrées notamment par des règles prudentielles. Les banques privées, en particulier, ne peuvent pas créer de la monnaie pour éponger leurs propres dettes, raison pour laquelle elles peuvent faire faillite.

    [23]    En 2011, j’avais alerté sur l’incapacité d’Athènes de rembourser sa dette : Giraud, G. (2011), « Grèce : dettes publiques contre dettes privées », Projet (n° 320), 8-16.

    [24]    Treasury Department of Sri Lanka, https://www.treasury.gov.lk/api/file/a969a81b-13d9-4337-a5b7-858d31eb3715

    [25]    Il est à noter que, contrairement à ce qu’indique son nom, la Banque mondiale n’est pas une banque puisqu’elle ne crée pas de monnaie. Elle fonctionne donc comme un fonds tandis que le Fonds Monétaire International, lui, peut créer de la monnaie — bizarrerie historique.

    [26] IMF Blog. (2024), Global Public Debt Is Probably Worse Than it Looks  https://www.imf.org/en/Blogs/Articles/2024/10/15/global-public-debt-is-probably-worse-than-it-looks

    [27]    https://tinyurl.com/5n83nsw9

    [28]    https://tinyurl.com/zf392vs2

    [29]  Vasic-Lalovic, I. et al (2023), The Growing Debt Burdens of Global South Countries: Standing in the Way of Climate and Development Goals, CEPR report.

    [30]    https://tinyurl.com/msaeuzr3

    [31]    https://tinyurl.com/2v237hv7

    [32]    Giraud, G., & Grasselli, M. (2021) “Household debt: The missing link between inequality and secular stagnation” Journal of Economic Behavior & Organization, 183, 901–927.

    [33]    Pour plus de détails, voir S& P Global, October 2024: https://www.reuters.com/world/sp-global-says-countries-likely-default-more-often-coming-decade-2024-10-14/

    [34] Par exemple, Reinhart, C. M., & Rogoff, K. S. (2010), “Growth in a Time of Debt”, American Economic Review, 100(2), 573–578 prétendaient démontrer qu’au-delà d’un ratio dette/PIB de 90%, un État faisait nécessairement défaut. Herndon, T., Ash, M., & Pollin, R. (2014), “Does High Public Debt Consistently Stifle Economic Growth? A Critique of Reinhart and Rogoff”, Cambridge Journal of Economics, 38(2), 257–279 ont montré que leur “démonstration” était fausse.

    [35]    Pasinetti, L. L. (1962),. “Rate of profit and income distribution in relation to the rate of economic growth“, The Review of Economic Studies, 29(4), 267-279.

    [36]    Thomas Piketty notamment.

    [37]    On voit, à l’inverse, le caractère largement exagéré de la psychose autour des dettes publiques européennes.

    [38]    Elaborer une telle analyse ne peut se faire qu’en tenant compte de l’ensemble des facteurs macro-économiques d’un pays dans une approche holistique, cf. G. Giraud & P. Valcke (2024), “Stock-Flow Consistent Macro-Dynamics in Continuous Time”, à paraître dans Handbook of Complexity Economics.

    [39]    G. Giraud, Illusion financière, op. cit.

    [40]    Le Club de Paris est un groupe informel de pays créanciers qui fournit une assistance financière aux pays des Suds confrontés à des difficultés de paiement. Sa disparition impliquerait une perte d’influence considérable de l’Occident sur la renégociation des dettes publiques et donc sur l’évolution du monde.

    [41]    Sur la théologie politique sous-jacente à l’impératif du remboursement des dettes, cf. G. Giraud, Composer un monde en commun, Seuil, 2022, chap. 7.

    [42]    La hausse des taux de la Fed attire les investisseurs vers les actifs en dollars, provoquant une fuite des capitaux des économies émergentes et une dépréciation de leurs devises locales, ce qui fait augmenter leur dette publique. Ce fut déjà le drame qui a décimé l’Asie du Sud-Est en 1997.

    [43]    Sur ces chiffres, voir https://sites.udel.edu/climatechangehub/rising-global-economic-lossdamage-report2023/

    [44]    https://tinyurl.com/ut3d2u8m

    [45]    https://tinyurl.com/432s747f

    [46]    https://tinyurl.com/dwvy5adp

    [47]    https://tinyurl.com/3p5b67ec

    [48]    https://tinyurl.com/552w3j8m

    [49]    Sullivan, S., & Kauffman, J. (2023), “Are debt-for-nature swaps scalable: Which nature, how much debt?”, Ambio, 52(2), 123-135. Voir aussi https://ecdpm.org/work/scale-debt-climate-swaps-infographic-three-ways

    [50]    Al-Mashat, R. (2023), “Climate financing that puts people first”, International Monetary Fund.

    [51]    Martin, H., & Giraud, G. (2024), “Climate-induced economic damages can lead to private-debt tipping points” (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-04224077).

    [52]    Plus tard, elle ne pourra que coûter encore plus cher.