Bien sûr, le confinement est venu le surprendre. L’a bousculé. À toute vitesse, il a dû modifier ses plans. Pas évident : la programmation du Prieuré de Malèves-Sainte-Marie, ce lieu qui l’inspire et qu’il fait vivre, s’annonçait alléchante. Il a donc fallu adapter/suspendre/reporter/annuler échanges, visites et conférences… Tout en tâchant d’anticiper, vaille que vaille, une future reprise.
Mais le confinement lui a aussi offert du temps. Précieux quand on est écrivain… De l’espace également. Sur des kilomètres, Gabriel Ringlet a arpenté les petits chemins qui bordent le Prieuré. Parfois seul. Parfois avec son (quatrième) filleul. L’occasion de précieux instants partagés entre un prêtre et un nouveau-né…
Enfin, il y eut les accompagnements, les échanges, les cœurs à cœurs. Depuis longtemps, Gabriel Ringlet aime se faire proche de ceux qui s’apprêtent à rejoindre le Ciel, des équipes qui accompagnent les derniers instants, des personnes qui restent. Homme de célébrations, il prend soin d’inventer les mots qui pansent, les gestes qui font sens. Ces derniers mois l’ont invité à réfléchir, à innover. Encore et toujours…
La crise de la Covid-19 est venue bousculer nos sociétés et nos vies en profondeur. Au fond, qu’est-elle venue nous dire ?
C’est peut-être le sens de la naissance que la crise est venue interroger de plein fouet, et donc le sens de la fragilité. À ce propos, je rejoins la réflexion de Delphine Horvilleur, rabbin à Paris. J’ai découvert l’un de ses textes, dans lequel elle explique qu’en hébreu, le mot crise se dit mashbèr. Ce terme désigne aussi le tabouret sur lequel, traditionnellement, les femmes s’installaient pour accoucher. Autrement dit, il y a, jusque dans la langue, une relation étroite entre la crise et la salle d’accouchement. Je me suis trouvé moi-même, il y a quelques temps, dans une salle d’accouchement, pour la naissance d’un tout petit. Nous sommes là, dans le confinement, au cœur de la fragilité. On mesure, à ce moment-là, de manière très concrète, en voyant arriver le bébé, notre propre petitesse, notre propre vulnérabilité.
La crise serait-elle l’occasion de naissances nouvelles ?
J’espère que la crise va nous dire deux choses. Nous rappeler d’abord le peu de choses auquel tient la vie. Ce n’est pas péjoratif ce « peu » là. C’est redire que la grandeur de l’homme tient dans la fragilité de ce peu. La crise devrait nous encourager à faire naître et à faire grandir davantage cette humanité qui est en nous, mais qui est aussi plus large que nous. Serons-nous, au sortir de cette crise, des sages-femmes, et des sages-hommes, capables d’aider à de nouveaux accouchements collectifs ?
Une deuxième chose ?
Cette crise est peut-être venue nous dire aussi quelque chose de la force de l’étroitesse. Je suis conscient de marcher sur des œufs en affirmant cela. L’étroitesse d’une toute petite chambre de maison de repos, sans visite, n’est pas une force ni une chance ; c’est un drame. Mais je vise celles et ceux d’entre nous qui, d’un coup, ont dû quitter leur vie « active » pour rejoindre le confinement de la maison. Et j’ai repensé… à cette pensée de Pascal : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être en plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide (…). Quand je me suis mis, quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes (…), j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Demeurer en repos dans une chambre, c’est aussi découvrir des régions de nous-mêmes que nous ne connaissons pas, ou que nous avions délaissées. On a vu surgir pas mal d’inventivité dans l’étroitesse.
À quoi pensez-vous ?
Un certain nombre de familles ont fait preuve d’une incroyable créativité. Pas seulement pour trouver des activités et occuper les enfants. Également sur le plan imaginatif et symbolique. Dans bien des lieux, on a réinterrogé la lecture, la musique, la dimension sociale… Pensons à ces lettres et dessins adressés par les enfants aux résidents des maisons de repos. Ce confinement n’a pas seulement été repli sur soi ; il a réveillé de la créativité et de la générosité. Bien des personnes ont retrouvé une force d’émerveillement, une capacité de poésie, une liberté intérieure qu’ils ne soupçonnaient peut-être pas. Si le virus pouvait nous avoir révélé des qualités appartenant à nos propres terres et, jusqu’ici, trop peu exploitées, ce serait une très bonne nouvelle.
Revenons à la fragilité. Peut-on dire que celle-ci est fondamentalement bonne ?
Pour souligner le côté positif de la fragilité, je repense à une rencontre vécue, à Louvain-la-Neuve, avec le philosophe Paul Ricœur. J’avais été chargé de l’accompagner pendant une journée, notamment à travers les médias. Une incroyable leçon d’humilité et de journalisme. Il était capable, pour le Journal télévisé, en moins d’une minute, d’exprimer simplement une idée complexe. En fin de matinée, lors d’une conférence de presse, une jeune stagiaire en journalisme lui demande à brûle-pourpoint : « Monsieur Ricœur, avez-vous un secret ? Y a-t-il un code pour entrer chez vous ? » Réponse du vieux maître, tout en douceur : « Oui, mademoiselle, je ne suis pas protégé ». Je trouve cette réponse admirable et très inspiratrice. N’être pas protégé revient à laisser place à la fragilité. Cela me paraît tout à fait essentiel, autant à la maison qu’à l’école, dans le métier, dans la vie de couple…
Pourquoi ?
Il n’y a pas honte à laisser voir ses fissures. Nous sommes toutes et tous pleins de fragilités. Moi aussi, bien entendu. Ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est de le cacher ! Parce que malgré nos fragilités, et peut-être même à cause d’elles, nous sommes capables de grandes choses.
C’est un discours qui ne s’inscrit pas dans l’air du temps…
Avant le coronavirus, on nous disait plutôt : « Si vous voulez réussir dans la vie, surtout ne laissez pas paraître vos failles ». Je crois que ce discours est l’une des principales sources de mal-être chez nos contemporains.
À ce point ?
Oui, car c’est une bêtise et un mensonge ! Comme vice-recteur de l’Université catholique de Louvain, j’ai été amené à recruter de nombreuses personnes. Lors des entretiens, la plupart des candidats étaient complètement déconcertés lorsque je les interrogeais sur leurs fragilités. Quand je devais engager quelqu’un dans mon équipe, à compétences égales, je donnais toujours priorité à celui qui me semblait plus sincère, plus proche de ses limites.
Comment accompagner les jeunes dans la découverte et l’acceptation de leurs limites ?
Il ne faut en tout cas pas leur dire qu’ils doivent se barder. En même temps, nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, mais bien dans une société où l’on cogne ! Révéler ses limites peut faire mal. Sur le court terme, c’est dur. Mais avec le temps, on s’aperçoit que cela devient un avantage. Le but de la vie, c’est de rajeunir spirituellement. Et devenir jeune en vieillissant, c’est devenir de plus en plus capable d’humour et de fantaisie, et consentir enfin à ses failles.
Faut-il se résigner à accepter cette société où l’on cogne ?
Attention : l’accueil de la fragilité n’est pas une vertu passive. La fragilité ne s’oppose pas à la solidité. C’est le contraire ! Reconnaître la fragilité est une forme de résistance, c’est « refuser le mot d’ordre d’une société marchande, me disait un jour quelqu’un, où le moindre signe de faiblesse fait figure d’indécence ». Quand j’étais vice-recteur, j’ai accompagné une personne en fin de vie. Mes fonctions étaient absorbantes. Mais pendant deux mois, j’ai dit à l’équipe rectorale : « c’est ma priorité absolue ». Une décision de ce type relève bien de la contestation. Je pense donc qu’il y a une vraie relation entre la fragilité et la résistance. D’ailleurs, plus on affiche sa fragilité, plus on encourage les autres à faire de même. J’ai plutôt l’impression que nous allons dans le bon sens, et que la pandémie nous a rendu service. Beaucoup de gens se posent des questions. Ce rythme, cette productivité imposée en toutes circonstances et même aux enfants, cette comparaison permanente… tout cela a-t-il du sens ? Un avenir ?
Il n’empêche que beaucoup de gens se sentent encore prisonniers de leur image, de cette société de compétition…
Pouvoir considérer ses fragilités comme des forces n’est pas donné ; c’est un travail, une conquête ! Chacun.e d’entre nous a une parole qui lui est propre, qui l’habite, et qui est unique. Encore faut-il pouvoir la rencontrer. C’est là un fameux chemin. J’aime aussi dire que nous avons chacun une « terre promise ». Le problème consiste à croire que cette terre est unique et que chacun doit marcher dans la même direction. En réalité, la terre promise de mon voisin n’est pas la mienne. Si on n’a pas un peu travaillé sur sa propre parole, il est normal qu’on s’écroule, qu’on entre en dépression. Trouver sa propre parole permet de trouver un certain ancrage en soi. Et c’est la seule solution pour résister dans une société avec laquelle on ne se sent pas nécessairement en adéquation. Cela permet de voir les choses avec un petit clin d’œil, avec une ironie tempérée…
Vous gardez donc de l’espérance…
Chez moi, l’espérance vient presque toujours de la base. C’est-à-dire d’hommes et de femmes qui, très concrètement, trouvent des ressources et résistent. Engagés dans la rudesse de leur quotidien, ils font face avec un courage qui peut me laisser sans voix. Cela me soutient : si des personnes sont capables de trouver de telles ressources dans des situations si compliquées, alors, un avenir est possible !
Au cours des derniers mois, on a pu sentir la tension entre impératifs sanitaires et liens humains. Qu’en avez-vous pensé ?
Dans toutes les mesures qui ont été prises, le « biologique » l’a emporté sur le « symbolique ». Je ne nie évidemment pas la nécessité d’une prudence sanitaire. Mais cette extrême prudence ne doit pas passer sous silence ce qu’il en coûte d’être privé de symbolique. Protéger notre santé physique, c’est bien. Mais a-t-on suffisamment pensé à protéger notre santé morale, relationnelle, spirituelle ?
On a été trop loin ?
Oui. J’ai été frappé par la faiblesse d’analyse de ce qu’est une vie bonne. Mourir de solitude est encore bien plus grave que mourir du coronavirus. Et l’isolement, la précarité, la souffrance morale, la souffrance spirituelle de bien des citoyens ne vont pas s’éloigner comme par enchantement. Je ne connais pas de laboratoire qui travaille à un vaccin pour se prémunir de la solitude.
C’est là qu’il faudrait investir…
En réalité, le « vaccin » de la fraternité, de la solidarité, nous en disposons déjà. J’espère que tous les efforts que nous aurons faits pour affronter le virus sur le plan sanitaire nous inviteront à réfléchir à tous les efforts que, depuis trop longtemps, nous ne faisons pas pour lutter contre un virus silencieux mais tout aussi assassin. Je ne connais que trop la situation des hôpitaux, des gériatries, c’est un scandale généralisé ! Les infirmières n’ont le temps que d’aller là où l’on meurt. Mais là où l’on crève dans des angoisses terribles, il n’y a personne.
La crise du coronavirus a aussi posé la question de la mort et de ses rituels…
Très souvent, à la souffrance de n’avoir pu se dire adieu dans les derniers moments s’est ajoutée celle de ne pouvoir faire mémoire dans la fraternité du coude à coude. Ces derniers mois nous ont montré à quel point ces rituels nous sont anthropologiquement essentiels ! Personnellement, je ne m’attendais pas à observer un tel malaise devant l’impossibilité de célébrer le dernier adieu. L’homme a toujours rendu un culte à ses défunts. On aurait pu croire que cette pratique était en recul au cœur d’une modernité trop expéditive. Mais pas du tout ! Le besoin de funérailles et le besoin de sépulture se sont exprimés fortement, et bien au-delà des clivages entre les convictions.
À quoi sert la célébration des funérailles ?
Les funérailles, c’est du privé-élargi. La perte d’un proche, événement privé, intime, se vit habituellement en solidarité avec la famille élargie, les amis, les voisins, les compagnons de travail ou de loisir. Cet élargissement facilite le deuil, ouvre un avenir – en tout cas, si les funérailles ont été personnalisées et ont su créer de la chaleur, une atmosphère tendre. Pour celles et ceux qui restent, elles sont une sorte d’accouchement. Cette déchirure – quelqu’un s’en va – est aussi forte que la déchirure première : quelqu’un arrive. Qu’on soit croyant ou non, il y a donc à célébrer la sortie, comme on célèbre l’entrée.
Comment avez-vous accompagné ceux qui perdaient un proche au cœur de la crise ?
Là où j’étais invité à accompagner, j’ai suggéré de relier symboliquement ce qui était dispersé. Autrement dit, ce que vivait « en direct » la poignée de proches, au cimetière ou au centre funéraire, pourquoi celles et ceux qui, en temps normal, seraient venus aux funérailles n’auraient-ils pu le vivre à distance ? Même réservé à un cercle restreint, ce dernier adieu devait idéalement être bien préparé. Le feuillet de célébration pouvait être adressé à ceux qui se trouvaient au loin et choisissaient de s’arrêter au même moment. J’ai trouvé très heureux que, dans plusieurs lieux, des parents, des amis, des connaissances s’arrêtent, allument une bougie, choisissent une fleur, contemplent une photo du disparu, lisent le ou les textes que les proches se partagent en présence du défunt.
Notre société n’est-elle pas, plus fondamentalement, invitée à réajuster son rapport à la mort ?
Pour répondre à votre question, je repense à une émission de radio qui m’avait beaucoup marqué en son temps. C’était un jour de Toussaint. Le journaliste qui présentait un sujet sur la mort a commencé son émission par ces mots : « Amis auditeurs, il fait beau : parlons de la mort ! » Cette formule légère qui se voulait simple accrochage journalistique, je me suis permis de la récupérer car, à mes yeux, elle révèle un combat essentiel : il faut parler de la mort, il faut en parler à temps, « tant qu’il fait beau », quand nous allons bien, quand nous sommes en forme. Il faut notamment en parler, avec les plus jeunes, y compris les très petits. Quand j’étais curé de paroisse, comme préparation à la profession de foi, je proposais aux enfants de 11-12 ans de m’accompagner rencontrer des personnes en fin de vie. La visite ne durait que vingt minutes, c’était le point d’orgue ; en revanche, la préparation était très longue. L’expérience marquait ces enfants. En fait, si la mort n’est pas une conversation « naturelle » dès la plus tendre enfance, elle peut nous laminer quand elle surgit. Et pas uniquement par temps de corona. Elle peut surgir brutalement, en quelques secondes : un suicide, un accident de la route, une rupture d’anévrisme… Raison de plus d’en parler tant qu’il fait beau. J’ajoute que, pour ajuster son rapport à la mort, notre société, j’en reviens à mon point de départ, doit entrer en salle d’accouchement, ce que je peux illustrer en racontant une « anecdote » authentique et un peu ancienne. Au moment de la guerre à Sarajevo, l’hôpital de Dobrinja, un des quartiers de la ville, est complètement dépassé. Ce tout petit hôpital voit arriver chaque jour une cinquantaine de blessés, et notamment, ce jour-là, un jeune atteint par de multiples éclats et qui doit être opéré pendant six heures par les chirurgiens tandis que derrière le rideau, une jeune femme est en passe d’accoucher. Lorsque le blessé se réveille après l’intervention, on entend vagir le bébé qui vient justement de naître. Le jeune homme interpelle alors le chirurgien qui prend de ses nouvelles et lui demande avec le plus grand sérieux : « Dites, docteur, est-ce moi qui viens d’accoucher ? » C’est là que, personnellement, je situe le cœur de la réflexion : face à la mort, face à la mort de l’autre, face à ma propre mort, une question essentielle se pose : est-ce moi qui viens d’accoucher ? Personne n’échappe à cette mise au monde.
Comment faciliter cette mise au monde ?
Il me paraît important, au départ, de réaffirmer une chose toute simple, que nous oublions quelquefois : la mort ne vient pas de l’extérieur ; la mort est en nous. La mort est une partie intime de nous-mêmes. « Ne laisse pas ta mort te tuer », s’exclamait le poète Jean-Claude Renard, « ne sois pas de ceux qui ne meurent qu’après leur propre mort ». Thérèse d’Avila, qui était aussi poète, répétait apparemment souvent : « Vivre toute sa vie, Aimer tout son amour, Mourir toute sa mort. » Je suis convaincu qu’une société qui n’apprend pas à mourir toute sa mort n’est pas capable de vivre toute sa vie.
Comment peut-on « mourir toute sa mort » ?
Trois verbes peuvent nous aider : devancer, accompagner et célébrer.
Devancer ?
J’emprunte l’expression au romancier Jean Sulivan qui a consacré un livre à la mort de sa mère intitulé : Devance tout adieu. « Ceux que l’on aime, dit-il dans ce livre exigeant, parfois déconcertant, il vaut mieux leur dire adieu bien longtemps avant l’heure dernière, en pleine santé, pour les retrouver autrement, mieux ». Sulivan ne veut pas du tout donner mauvaise conscience à celles et ceux qui auraient « laissé partir » un proche sans lui dire adieu. C’est beaucoup plus fondamental. L’invitation à « devancer l’adieu » s’adresse à nous, maintenant. Elle concerne notre vie quotidienne. Devancer l’adieu, c’est une manière de vivre, de se faire libre intérieurement, de s’alléger. Devancer l’adieu, c’est inviter les vivants à vivre encore plus intensément l’aujourd’hui de la rencontre. « Chacun veut croire qu’il y a le présent, le passé et l’avenir, que la mort et l’éternité sont au bout. (…) Non, dit encore Sulivan, elle n’est pas au bout du chemin la mort. Elle fait partie. Elle marche avec nos pas. Elle prépare le café du matin, rit, chante ou pleure avec nous ». En d’autres termes, le véritable enjeu, c’est d’être vivant avant la mort. Car « si nous ne sommes pas éternels au moment de notre mort, nous ne le serons jamais » (Zundel).
Votre deuxième verbe est accompagner…
Accompagner, cum pane, cela veut dire partager le pain. Ou, si vous préférez, viatique, faire route avec. Nous avons besoin de quelqu’un pour entrer dans ce monde, personne ne va contester cela. Nous avons aussi besoin de quelqu’un pour en sortir. Accompagner, c’est faciliter le passage. Et cela s’apprend, devenir passeur. Je voudrais même, personnellement, que cela s’apprenne dès l’enfance. Mon ami (et filleul académique) Olivier Clément le disait déjà : « On écarte les enfants des morts alors que le visage de certains morts, paisible et beau, pourrait ouvrir l’enfance au mystère ».
Célébrer, enfin…
Pour bien accompagner, on a besoin de rituels. Célébrer, comme je tente de l’expliquer dans mon dernier livre, La grâce des jours uniques, ce n’est pas d’abord une affaire de religion. Ce n’est pas d’abord une affaire de « prêtrise », mais une manière d’être au monde. Célébrer, c’est avec l’ici qui est là, de très ténu ou de très vaste, d’heureux ou de malheureux, et parfois désespéré, avec cet ici faire de l’au-delà comme dit Rainer Maria Rilke. Autrement dit, célébrer, c’est refuser de laisser les choses en l’état. On peut vivre sans célébrer, bien entendu. Et certains de nos contemporains ne célèbrent pas ou célèbrent peu. Mais pour soulever la vie, pour l’alléger, pour la porter plus haut et plus loin, nous avons besoin du rite. Il ne supprimera pas la souffrance mais il pourra éloigner la désespérance et faire place à la joie, là où, peut-être, on ne l’attendait pas.
Beaucoup de gens n’ont pu célébrer le départ au cours du printemps dernier. Est-il encore temps de se rattraper ? Quand on peut poser les gestes au moment où la séparation intervient, cela aide incontestablement au deuil. Mais quand cela n’a pas été possible, le faire en décalage aide également. Il s’agit alors de retricoter, de réparer quelque chose.
Pour aller plus loin…
– G. Ringlet, La grâce des jours uniques. Éloge de la célébration , Albin Michel, 2018.
– « Le rite pour prendre soin. Entretien avec Gabriel Ringlet », dans Études, juin 2020, p. 69-78.