Gabriel Ringlet : « Loin de clôturer, la célébration ouvre le chemin »
Prêtre catholique, théologien, écrivain et ancien vice-recteur de l’UCLouvain, Gabriel Ringlet questionne sans relâche les célébrations et invente de nouvelles formes de rites. En 2018, il fonde une école des rites, ouverte à chacune et chacun, quelles que soient ses convictions ou ses incertitudes. Dans son dernier ouvrage, Des rites pour la Vie (Albin Michel, 2025), il défend une idée centrale : chaque passage de la vie, joyeux ou douloureux, peut devenir une fête.

Avec qui célèbre-t-on, plus spécifiquement aujourd’hui ?
La célébration est un vaste pays. Nombreuses sont les demeures au royaume des rites. On peut célébrer un anniversaire dans l’intimité. On peut célébrer une victoire de son club de foot préféré avec tout un stade. On peut célébrer la fin des études de ses enfants. On peut célébrer la mort d’un parent, d’un voisin, d’un ami… On peut célébrer la naissance de sa petite-fille ou le mariage de son aîné. On peut célébrer la mort d’un artiste, comme Johnny Halliday, dont la disparition a suscité une commémoration exceptionnelle, entre cérémonies officielles et élans populaires spontanés dans les rues. Déposer une fleur sur un trottoir, c’est déjà une forme de rite. Donc, on peut célébrer avec des tout proches comme avec des très éloignés. On peut célébrer dans des conditions tout à fait profanes ou dans un contexte spirituel voire religieux.
Existe-t-il une tension ou un conflit entre les rituels hérités de la tradition et ceux que l’on crée ou réinvente aujourd’hui ?
Ce qui tue la tradition, c’est le traditionalisme. Ce qui tue le rite, c’est le ritualisme. Ce n’est pas l’essence du rite qui est en cause. Quelles que soient les époques et les cultures, les grands rituels de passage se ressemblent : il faut de l’eau, du parfum, de la terre, du sable, il faut des ingrédients, des objets, des textes, des poèmes, de la musique, des chansons, un récit… Tout cela constitue le rite. Mais quand les gestes, les paroles, la manière de faire, quand tout cela est mécanique, sans âme, figé dans une langue ou une culture dépassée, alors le rite s’étiole et se meurt, bien que sa racine reste solide. Pour que le rite reste vivant, nous devons constamment le revisiter, ce qui ne veut pas dire tout réinventer en permanence.
Pourquoi les célébrations sont-elles importantes pour l’être humain, les communautés et les sociétés ?
Pour moi, célébrer ce qui nous arrive, c’est fondamental. C’est un enjeu qui concerne la société tout entière. Ce n’est pas réservé à la religion. Célébrer ce qui nous arrive, concerne aussi bien les croyants que les non-croyants. Pour le dire simplement, célébrer, c’est donner à l’humanité plus d’humanité. C’est soulever la vie ordinaire, pour la porter plus haut, plus loin, pour lui donner une dimension plus large. Célébrer, c’est empoigner ce qui nous arrive dans la vie de tous les jours pour le regarder autrement, mais sans se déconnecter du quotidien. Célébrer, cela peut être évidemment joyeux, mais aussi douloureux. On peut célébrer une naissance, une alliance, une déchirure, un handicap, une mort. On peut célébrer toutes sortes de deuils, acheter des fleurs et aller les jeter sur le lac où on a dispersé les cendres auparavant… C’est une célébration. Que ce soit dans la joie ou dans la peine, célébrer c’est refuser de laisser les choses en l’état. Célébrer, pour reprendre les mots du poète Rainer Maria Rilke, c’est « avec de l’ici, faire de l’au-delà ».
Le rôle du rite, c’est d’exprimer l’inexprimable, de ressaisir ce qui nous arrive. Je m’en rends compte particulièrement quand je célèbre dans un contexte d’hôpital, de souffrance, de soins palliatifs, de fin de vie. Dans l’exemple du soin, il y a bien sûr l’importance des dimensions médicale, psychologique, relationnelle, amicale, spirituelle. Mais ce n’est pas suffisant, il faut aussi un soin rituel, pour que ce que je suis en train de vivre ne me déstructure pas encore plus, ne m’émiette pas davantage. La maladie et la souffrance, ce sont de terribles destructions de ce qui nous arrive, des bouleversements. Le rite peut, même dans les circonstances les plus difficiles, créer quelque chose de neuf. Le rite est de l’ordre de la création. Il parvient à dire ce qui nous dépasse.
La force du rite, c’est qu’au-delà de la conversation, du cheminement spirituel, il crée une atmosphère, avec des lumières, des senteurs, des gestes, des mots… qui vont aider le patient, ses proches, mais aussi parfois l’équipe soignante, à traverser l’épreuve à laquelle ils sont confrontés.
Attention, le rite n’est pas magique. Le soin rituel ne va pas me guérir comme par miracle. Mais il apporte une légèreté dans la gravité. Une bougie, une photo, un parfum, une musique, une chanson, un poème, un objet familier, quelques mots, un merci, des pétales de fleurs… tout cela – qui doit être un peu agencé, qui doit, même très sobrement, raconter une histoire – fait éminemment partie du soin. C’est même un soin très fin, très délicat. Et tout cela peut se décliner aussi bien dans une perspective croyante que dans un contexte tout à fait laïque philosophiquement.
Ce qui est primaire, fondamental, c’est la dimension anthropologique du rituel. Et j’ajoute sa dimension de solidarité. Quand un rite est vrai, il crée une véritable solidarité avec celles et ceux qui en bénéficient. Je trouve très heureux que, dans la vie, les différents acteurs d’une traversée, quelle qu’elle soit, se trouvent réunis autour du rite.
Est-il possible qu’il y ait parfois un trop plein de célébrations, trop de festivités, qui pourraient engendrer une forme de lassitude ? À l’image d’un repas au restaurant, exceptionnel quand il est rare, mais banalisé s’il devient quotidien. Ne faut-il pas veiller à une certaine retenue dans les célébrations, pour préserver leur profondeur ?
Un grand penseur jésuite allemand, Karl Rahner, disait : « Trop de Dieu écœure, un peu de Dieu met en appétit ». On peut appliquer cette citation aux rites : trop de rituels ou de célébrations écœure, un peu de célébrations, des rituels suffisamment sobres, peuvent mettre en appétit. Mais ce qui est compliqué, c’est qu’on exige de plus en plus de chaque célébration qu’elle soit vraiment particulière. Pour se marier, pour le baptême de sa fille, pour les funérailles de son frère, on veut créer quelque chose. C’est positif. Jadis, jusqu’il y a peu, on ne se posait pas toutes ces questions, il y avait des bouquins tout faits, avec, selon des rubriques, une marche à suivre et des prières à dire. Les seuls moments où le prêtre pouvait avoir une parole personnelle, c’était l’homélie, le commentaire de l’Évangile, ou durant le mot d’accueil ou d’au revoir. Mais personne ne se permettait de transgresser les rubriques. Cela a eu comme effet une extrême répétition rituelle. Et là où le rite devenait répétitif, il ne parlait plus, et on l’abandonnait.
Donc l’enjeu, aujourd’hui, ce n’est pas tellement le trop festif, c’est que, entre la répétition sans âme du rite et l’exigence d’une créativité propre à chacun, on doit s’interroger sur qui célèbre, se demander s’il y a suffisamment de célébrants dans notre société, et s’ils sont capables d’honorer cette créativité. On est à un tournant, avec énormément de questions.
Dans quelle mesure la fête a-t-elle été vidée de son sens par le consumérisme qui nous entoure ?
Le risque de détournement de la fête par le consumérisme est une réelle menace. Mais les choses sont souvent complexes. Au prieuré de Malèves-Sainte-Marie, nous avons créé une école des rites pour échapper à un double danger : d’un côté, la mort de l’expression rituelle habituelle (comme l’illustre la chute des pratiques dans beaucoup d’églises) et, d’un autre côté, le business des célébrations, qui propose des rites clé-sur-porte, et par ici la monnaie. Certains n’hésitent pas aujourd’hui à mettre des milliers d’euros pour une célébration, en faisant appel à des sociétés qui vont tout prendre en charge : non seulement le lieu, l’aménagement du lieu, le fleurissement du lieu, mais aussi les lectures, les chants, les musiciens, voire le célébrant. Entre ces deux extrêmes, la désaffection et la commercialisation, on doit ouvrir une troisième voie, qui ne soit pas commerciale, mais qui soit créative, en renouvelant l’expression rituelle pour qu’elle s’exprime dans un langage parlant pour nos contemporains.
Prenons l’exemple des 24 heures vélo de Louvain-la-Neuve. Au tout départ, les premières années, c’était une fête conviviale et sportive. On pouvait y venir en famille, y compris avec de très jeunes enfants, et découvrir avec joie un folklore et une alimentation venu du monde entier. Ensuite, le gigantisme, l’alcool, le commerce ont, pendant des années, détourné et récupéré une fête qui se voulait d’abord fraternelle. Heureusement, d’immenses efforts des étudiants, des autorités, des forces de l’ordre, ont réussi à retrouver quelque chose de la fête traditionnelle tout en intégrant l’ampleur du phénomène. On ne reviendra pas aux origines, mais l’enjeu est de maitriser l’événement pour qu’il reste une grande fête pour tout le monde.
Quand j’étais curé de paroisse et aumônier d’hôpital en même temps, j’avais exigé que la profession de foi ait lieu la nuit de Pâques et soit précédée d’une retraite pendant la semaine sainte. Le Vendredi saint, tous ces jeunes de 12 ans venaient avec moi en clinique pour rendre visite à des personnes en grande difficulté, dont un certain nombre en fin de vie. Tout cela ne se faisait pas de manière improvisée, mais selon un rituel bien préparé : on formait des groupes de trois enfants avec trois adultes, les enfants s’asseyaient sur le lit de la personne, on offrait quelques fleurs du jardin, on chantait une chanson ou on disait un poème. Il y avait toute une ambiance rituelle, et on expliquait à ces jeunes que c’était ça la préparation de leur profession de foi. Donc, entre la communion solennelle classique avec tout le folklore autour, et une démarche significative et parlante, qui prend en compte les enjeux de la société actuelle, il n’y a pas photo : ce ne sont pas les mêmes rituels. Ainsi, même dans des événements ordinaires de la vie spirituelle et qui nous sont proches, il y a largement matière à repenser les rites.
Au fond, est-ce qu’il y a des émotions et des attitudes intérieures qui sont essentielles pour une célébration de qualité ?
Oui. Pour une célébration de qualité, chacune des personnes qui vivent cette célébration doit se sentir rejointe, à un moment donné, dans ce qui lui arrive de plus essentiel, de plus fondamental. Pas forcément de la première à la dernière minute, mais ne fût-ce qu’à l’occasion d’une prière, d’un moment de silence, d’une musique, d’un geste… Si je suis rejoint, alors surgit en moi une émotion tout à fait positive.
Il y a quelques années, pour la célébration du Vendredi saint, nous avions invité deux femmes marquées, de manière radicalement différente, par les attentats islamistes : l’une parce que sa fille avait été blessée à la station de Maelbeek (Bruxelles), l’autre parce que son fils était parti faire le Djihad en Syrie. Elles étaient devenues amies et voulaient parler ensemble du pardon. Quand, en pleine célébration, on lit publiquement, devant 400 personnes, la dernière lettre qu’Abdellah, le fils parti faire le Djihad en Syrie, adresse à sa maman pour lui demander pardon, il se vit un moment inouï d’émotion, de recueillement, de silence. C’est la preuve que de nombreuses personnes peuvent être rejointes en même temps par quelque chose qui touche chacune et chacun dans sa propre histoire. À tel point que, à la fin de la célébration, les deux mamans sont restées pendant une heure et demie, car tout le monde voulait leur parler, leur confier une blessure personnelle. Une célébration peut faire vivre un moment d’émotion tellement fort qu’il aura des retentissements en dehors.
Se sentir rejoint dans la célébration pour, après la célébration, aller vers l’autre et le rejoindre…
Exactement, et cela s’inscrit dans la droite lignée fondamentale de la tradition catholique : Ite missa est (« allez, la messe est dite »). Vous avez vécu quelque chose de rituel, c’est bien pour vous mettre en route. Mais ce n’est pas maintenant que l’histoire se termine, c’est maintenant que l’histoire commence. C’est aussi cela qui est passionnant dans une démarche rituelle : loin de clôturer, elle ouvre le chemin.
Est-il bon de célébrer, alors que beaucoup vivent ou subissent intensément des crises mentales (burnout, anxiété, colère…), qui peuvent être liées à des enjeux écologiques, de paix ou de divisions dans la famille humaine ?
On peut ne pas avoir le cœur à la fête, bien entendu. Parce qu’on vit une traversée difficile, parce qu’on ressent une lourde pression dans le travail ou, plus largement, parce que l’état du monde décourage voire désespère. Parfois, on est présent à une célébration sans l’avoir vraiment voulu, mais plutôt par solidarité ou par politesse. Aux couples que j’accompagne vers leur mariage, je pose la question suivante : « Quel est, à votre avis, l’état mental, psychologique, émotionnel, de celles et ceux qui viennent vivre avec vous votre mariage ? Et comment allez-vous faire pour exprimer la joie qui vous habite et l’engagement que vous prenez l’un envers l’autre, tout en tenant compte de la complexité de ce qui se vit dans l’assemblée qui est venue pour vous ? »
La fête n’est pas prioritairement du côté de la réussite. La fête, ce n’est pas uniquement quand tout marche, quand tout va bien. À cet égard, je situe plus la fête du côté de la joie que du côté du bonheur. Le bonheur est quelque chose d’un peu extérieur, parfois, d’un peu lourd, d’un peu prétentieux. La joie est plus intérieure, plus légère, plus subtile, plus inattendue. Je suis marqué par ces mots de l’écrivain Jean Sulivan : « Assieds-toi au bord du gouffre, penche-toi vers l’abîme […] du fond de la nuit naîtra peut-être l’humble joie ». C’est une étincelle, l’humble joie. Une petite lumière tremblotante, même dans le noir. La fête aussi peut représenter cette lumière-là, cette expression sobre et cachée, même face à un échec. Surmonter un échec, me relever après un combat où j’ai été blessé et où je marche en claudiquant… c’est une forme de fête ! « Ta fête soit sans fin », titrait un ouvrage de l’ancien prieur de Taizé, Roger Schutz. Il parlait bien d’une fête intérieure intense, à accueillir même lors de traversées difficiles.
La célébration a-t-elle un lien avec l’espérance ?
Il faudrait d’abord définir l’espérance. Dans Des rites pour la Vie (p. 238-239), j’écris : « Si de bonnes âmes te parlent d’espérance, vérifie. Ne te laisse pas abuser. Elle est si petite fille, l’espérance. Il ne faut surtout pas l’effaroucher. Elle saute à la corde. Elle joue à la marelle. Quand j’étais petit, je la voyais courir derrière un cerceau. Mais surtout… elle balbutie, l’espérance. Elle cherche ses mots. Il arrive qu’elle bégaie. Elle est terrorisée à l’idée de prendre la parole en public, alors elle s’échappe. Patiente. Prends ton temps. Assieds-toi sur un banc. Je me demande si elle ne t’observe pas à distance… Reviens le lendemain. Le surlendemain. Un jour, qui sait, elle va peut-être venir s’asseoir près de toi et te prendre la main ».
Pour moi, la célébration, c’est cette espérance-là qu’elle célèbre, du bout des lèvres, de manière très peu proclamatoire. J’ai vu trop de célébrations où le célébrant proclame l’espérance, comme si c’était un devoir. Je pense que cela a fait plus de tort que de bien : paradoxalement, ce discours artificiel sur l’espérance a écarté les gens plutôt qu’il ne les a encouragés. Il faut vraiment méconnaître la réalité et les souffrances de nos contemporains pour avoir l’outrecuidance de tenir un discours tout fait, de principe, sur l’espérance. « Mais vous devez y croire, Madame, vous n’êtes pas seule, Dieu vous accompagne ! ». Ce n’est pas comme cela qu’on parle aux personnes qui sont confrontés à de réelles souffrances. On va d’abord les chercher dans la nuit où elles se trouvent, et on espère que cette petite fille sera au rendez-vous.