Le 11 septembre 2019

Gaël Giraud : « Seule la coopération nous sauvera »

Homme brillant, le Français Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, chef économiste de l’Agence française de Développement. Spécialiste des questions d’écologie, d’énergie et de pauvreté, il est aussi prêtre et jésuite. Nous avons profité d’un de ses récents passages par Bruxelles pour lui demander quelles étaient ses idées pour sauver la planète. Avec passion et raison, il insiste sur l’urgence d’agir et décline les différentes manières de le faire. Porteur d’une vision globale et solidaire, il invite l’Union européenne à prendre ses responsabilités. « L’Europe doit se lancer dans ce grand et magnifique projet qu’est la transition écologique ! », clame-t-il. Mais si l’homme est grave, il conserve des raisons d’espérer.

crédit : Eric Thauvin – Agence Française de développement


On constate aujourd’hui une prise de conscience de l’ampleur du défi climatique. Mais encore faut-il changer nos habitudes de vie. Jusqu’où faut-il aller ? Doit-on, par exemple, supprimer le capitalisme ?

Les Français adorent cette question, car elle leur permet de s’étriper sur ce qu’est le capitalisme, sur l’éventualité d’en sortir… Personnellement, je préfère ne pas entrer dans ce débat. Mon point de vue est beaucoup plus pragmatique. Les scientifiques nous disent que, si nous maintenons la trajectoire actuelle, la température moyenne va augmenter d’au moins 4 degrés d’ici la fin du siècle. La concentration en dioxyde de carbone devrait atteindre 1.000 ppm alors qu’elle est de 400 aujourd’hui. Or, à 1.000 ppm, le cerveau humain perd 20% de ses facultés. En clair, si nous continuons comme ça, tout le monde sera « gaga » à la fin du siècle. Et ce n’est pas tout. D’ici le même horizon, il y aura au moins 2 milliards de réfugiés climatiques. Et un minimum de 5 milliards de personnes seront atteintes de la malaria. En Sibérie, le pergélisol devrait fondre, et faire ressurgir des maladies que l’on croyait disparues à jamais. D’ailleurs, l’anthrax est de retour et a déjà tué un enfant. Un tel avenir est catastrophique. Il faut tout faire pour y échapper. Quant à savoir s’il faut maintenir les structures capitalistes, c’est une question secondaire. L’enjeu, c’est la survie !

À quel niveau l’action doit-elle se situer ? Au niveau individuel, de nombreuses initiatives sont déjà prises. Mais cela ne suffit pas…

Beaucoup d’initiatives se prennent en effet sur le terrain. Ces actions sont impératives. Concrètement, on doit tous très rapidement arrêter de manger de la viande rouge, consommer le moins possible de viande blanche, réduire notre empreinte carbone. Il faut limiter nos déplacements en avion. Si on en a la possibilité, on doit remplacer notre voiture thermique par une voiture électrique – ou par les transports en commun. Tous ces gestes sont indispensables.

Malheureusement, ils sont aussi insuffisants. En France, on a calculé que, si tout le monde était d’un ascétisme héroïque, on réduirait notre empreinte carbone de 20 à 30% d’ici la fin du siècle. Or, il faudrait en réalité diviser cette empreinte par cinq ou six – tout en faisant le pari que nous aurons, d’ici là, développé des techniques de capture et de stockage de carbone pour les émissions résiduelles.

L’État a donc un rôle-clé à jouer…

Il faut un investissement massif, qui vienne tout à la fois de l’État et du secteur privé. Il faut renouer avec un État stratège, qui assume l’intérêt général et propose une vision de long terme. Il faut aussi reconnaitre qu’investir dans les infrastructures vertes, ce n’est pas du luxe mais c’est une question de survie.

Comment favoriser un tel investissement ?

Une piste : il faudrait négocier un accord permettant que ces investissements publics soient retirés du calcul des 3% de déficit prévus par le traité de Maastricht[1]. Les traités européens nous autorisent à interpréter le périmètre sur lequel ces 3% sont calculés. On peut donc très bien décider ensemble de retirer de ce calcul les investissements verts. Aujourd’hui, dans les comptabilités nationales qui sont enregistrées à Bruxelles et Luxembourg, on confond dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissement. Cela n’a aucun sens ! On devrait pouvoir retirer les dépenses d’investissement, ou à tout le moins les amortir sur plusieurs dizaines d’années.  

À quelle hauteur ces investissements devraient-ils s’élever ?   

Cela dépend des pays. Pour la France, des calculs assez convergents indiquent qu’il faudrait entre 60 et 80 milliards d’euros chaque année. À première vue, cela paraît énorme. Mais en réalité, le PIB de la France, c’est 2.200 milliards. Investir 80 milliards pour la survie de la planète, ce n’est donc vraiment pas grand-chose.

Et quid du secteur privé ?

Il doit aussi contribuer au verdissement de l’industrie. Mieux : il doit participer à une réindustrialisation de l’Europe. Une réindustrialisation verte ! En Europe de l’Ouest, nous avons vécu dans un relatif confort pendant une trentaine d’années. Nous avons pu consommer, à prix très bas, des produits fabriqués par des ouvriers chinois sous-payés. Pendant ce temps, les excédents commerciaux chinois étaient réinvestis dans la sphère financière occidentale, notamment sous la forme d’achat de dettes publiques américaines. Ces excédents étaient très importants : 3.000 milliards de dollars rien qu’en 2007-2008 ! Dans ce système, tous les Occidentaux étaient une première fois gagnants : ils pouvaient s’acheter des smartphones à des prix très bas. Dans le même temps, une petite élite était bénéficiaire une seconde fois : en profitant des rendements sur actions. Mais les choses ont changé. Après le grand krach financier de 2007-2009, Pékin a décidé de ne plus réinvestir son excédent commercial dans la sphère financière occidentale.

Pourquoi ?

Le gouvernement chinois a compris que les marchés financiers occidentaux n’étaient pas fiables. Il faut dire que l’Occident n’a rien fait pour rendre ces marchés moins risqués. La sphère financière n’a pas été régulée, l’union bancaire européenne ne nous protège pas. Contrairement à nos propre dirigeants, les Chinois, eux, en sont conscients ! Dans le même temps, ils ont réorienté leur production industrielle. Jusqu’alors, celle-ci était essentiellement orientée sur l’exportation vers l’Occident. Elle est dorénavant orientée vers leur marché domestique et vers l’Asie du Sud-Est. C’est la raison pour laquelle les salaires chinois ont augmenté de manière assez significative sur la Côte Est, autour de Shanghai, de manière à créer une classe moyenne chinoise apte à absorber les produits intérieurs. Conséquence : aujourd’hui, la balance commerciale de la Chine avec l’Occident est à peu près nulle. La Chine n’est donc plus l’usine du monde. Ce n’est plus elle qui produit tous ces gadgets dont les Occidentaux ne peuvent plus se passer.

Quelle sera la prochaine grande usine du monde, alors ?

C’est la question à plusieurs milliers de milliards ! L’hypothèse qui domine actuellement, c’est celle de l’Afrique. Logique : c’est le seul continent qui va connaitre une forte poussée démographique dans les années qui viennent. Actuellement, l’Afrique compte 1,3 milliards d’habitants. Mais d’ici 2050, il pourrait y avoir 2,8 milliards d’Africains ! En plus, la Chine investit massivement sur ce continent…

L’hypothèse tient donc la route…

Oui, et en même temps, elle se voit contestée par trois éléments. Tout d’abord, le fait qu’une bonne partie des investissements chinois en Afrique n’est pas destinée à construire des infrastructures qui permettraient d’industrialiser le continent, mais plutôt à capter la rente des immenses ressources minières. Deuxième élément : le dérèglement climatique. Il frappe déjà l’Afrique de plein fouet. Voyez les deux cyclones qui ont détruit le Mozambique… Le réchauffement va rendre une bonne partie de l’Afrique subsaharienne réellement invivable. On va connaitre un mélange d’humidité et de chaleur qui sera létale pour le corps humain. Si on ne fait rien, on ne pourra plus vivre dans une bonne partie de la bande tropicale africaine. Conséquence : des centaines de millions d’Africains tenteront de trouver refuge ailleurs. Et l’industrialisation du continent sera nettement plus compliquée. Troisième et dernier élément : l’éducation. La Banque mondiale tire la sonnette d’alarme sur l’échec retentissant de l’éducation primaire. Aujourd’hui, 80% des enfants africains vont à l’école mais 80% d’entre eux n’y apprennent rien ! En sortant du primaire, ils ne savent ni lire, ni écrire, ni compter. Et cela ne devrait pas s’améliorer avec la croissance démographique. Conclusion : s’il faut souhaiter que l’Afrique s’industrialise, l’Europe ne doit en fait pas trop miser là-dessus. Il faut donc qu’elle compte sur elle-même.

Concrètement ?

J’y reviens : l’Europe doit se lancer dans ce grand et magnifique projet qu’est la transition écologique ! Cela devrait notamment passer par une industrialisation verte du Sud de l’Europe, qui s’est fortement désindustrialisé au cours des dernières décennies. 

La transition écologique est nécessaire. En même temps, elle se heurte aussi à des intérêts particuliers. Ne doit-elle pas dès lors passer par une conversion sur le plan des valeurs ?

C’est absolument nécessaire ! Il faut que nous sortions de l’imaginaire post-libéral qui voudrait assujettir le droit et l’éthique à une logique économique supposée garantir l’intérêt général. En réalité, la marchandisation du monde ne garantit nullement l’intérêt général. La concurrence de tous contre tous, c’est la loi de la jungle ! C’est du darwinisme social. Cette logique n’a jamais eu les vertus que la « main invisible » d’Adam Smith lui avait attribuées[2]. Nous, Européens, devons prendre conscience du fait que seule la coopération nous sauvera. L’intérêt général ne peut être défendu que par la coopération et la solidarité de tous avec tous. En fait, c’est une règle élémentaire que les enfants connaissent bien mais que les adultes oublient.

Pourquoi ?

Parce que nous sommes déformés par l’idéologie ambiante. Regardez ce qui se passe au niveau de nombreuses institutions communautaires. Aujourd’hui, la Commission européenne est très imprégnée de l’idéologie du « level playing field ».

C’est-à-dire ?

C’est l’idée selon laquelle il faut construire un terrain de jeu plat pour que la concurrence pure et parfaite puisse s’établir. Sous-entendu : la concurrence pure et parfaite est le meilleur moyen de favoriser l’intérêt général. Personnellement, je ne connais aucune définition satisfaisante de la concurrence pure et parfaite. En réalité, nous ne savons pas ce que c’est ! Fondamentalement, les économistes ne savent d’ailleurs pas sur quelles bases le PIB augmente ou diminue. Ce sont là des hochets qui sont agités comme des mantras magiques. En réalité, ils nous paralysent complètement. Je prends un exemple : si nous voulons lancer la transition écologique, cela passera nécessairement par la rénovation thermique de tous les bâtiments, publics comme privés. Il faut avoir des bâtiments qui ne consomment plus d’énergie, ou très peu. En Europe de l’Ouest, nous avons un patrimoine immobilier très important. C’est une chance. En même temps, cela veut dire aussi que si nous nous contentons de durcir les critères écologiques des nouveaux bâtiments, il faudra trois siècles pour que nos bâtiments soient aux normes !

Rénover les bâtiments est donc la priorité…

C’est un chantier nécessaire et fantastique ! Ce n’est pas trop coûteux – quelques dizaines de milliards par pays – et cela peut créer énormément d’emplois non délocalisables. Mais pour se lancer dans cette aventure, il faut dépasser un obstacle majeur.

Lequel ?

Il faut dépasser l’idée selon laquelle si l’État soutient la rénovation thermique des bâtiments, il privilégierait un secteur et enfreindrait ainsi les sacro-saintes règles de la concurrence pure et parfaite. C’est l’argument que l’on me rétorque chaque fois que je défends cette idée, tant à la Commission qu’à la Banque centrale européenne. On me dit : « il n’y a aucune raison de privilégier le bâtiment par rapport aux autres secteurs. Nous menons une politique générale, nous voulons préserver les règles de la concurrence. Votre projet est donc irrecevable ». En fait, c’est au nom d’un mantra magique, qui ne s’appuie sur aucune base scientifique, que l’on refuse de mettre en place ce plan de rénovation des bâtiments. Or, ce plan est la première étape de tous les scénarios de transition écologique que je connaisse pour l’Europe.  

Quelles seraient les autres étapes ?

La seconde étape, c’est la mobilité verte. Il faut redéployer le train, développer le ferroutage[3], supprimer les voitures à moteur thermique. Puis, la troisième étape, c’est le verdissement des processus industriels et agricoles. Partout en Europe, il faut remplacer la Politique Agricole Commune actuelle par l’agroécologie. Ça aussi, c’est un chantier extraordinaire, et créateur d’emplois. En plus, la jeune génération a très envie de renouer avec le vert, d’articuler à nouveau la campagne à la ville, d’avoir un mode de vie plus sain. De manière très volontariste, c’est donc dans ces directions qu’il faut aller.  

Vous avez l’occasion de côtoyer les élites politiques et administratives, tant en France qu’au niveau européen. Comment expliquez-vous leurs résistances face à l’urgence des enjeux ?

Il est clair que certains dirigeants n’ont toujours pas perçu la gravité du réchauffement climatique. Ils ne comprennent pas que leurs enfants seront en danger – même s’ils ont l’occasion de les envoyer dans des « ghettos de riches » en Suède ou ailleurs. Si la température augmente de 4 degrés d’ici la fin du siècle, tous les enfants seront gagas ! Il y a aussi des gens qui sont cyniques. Ils sont convaincus que le « chacun pour soi » leur permettra de s’en sortir et d’éviter la catastrophe annoncée. Ils accumulent un maximum de richesses dans l’espoir de pouvoir monter dans un canot de sauvetage lorsque le bateau coulera. Ils n’ont pas compris qu’aucune île n’échappera au réchauffement ! Enfin, il y a l’écrasante majorité. Des gens ordinaires, qui ne sont pas des héros. Ils regardent dans quel sens souffle le vent et se retrouvent aujourd’hui en plein désarroi. Ils ne perçoivent pas à quel point ils doivent eux-mêmes se saisir de leur destin. Ils n’ont pas le courage de le faire. Une comparaison : en 1940, 80% des Français étaient pétainistes, et en 1945, 90% d’entre eux étaient gaullistes.

Que voulez-vous dire par là ? 

Le jour où les marchés financiers auront basculé vers la transition écologique, je n’ai aucun doute que tout le monde sera écologiste !

Vous demeurez optimiste. D’où cela vous vient-il ? La foi notamment ?

Oui, absolument. Je suis convaincu que l’homme est capable de se convertir au Royaume de Dieu. Et aujourd’hui, le Royaume de Dieu, c’est l’apprentissage du respect de la Création et du respect de l’autre, comme l’explique magnifiquement l’encyclique Laudato si’

Notes :

  • [1] Signé en 1992, le traité de Maastricht sur l’Union européenne établit un certain nombre de « critères de convergence » que les pays doivent respecter pour rejoindre – et rester dans – la zone euro. L’un des critères : le déficit public de ces États ne peut dépasser les 3% de leur Produit Intérieur Brut.

    [2] Selon la théorie de la « main invisible », forgée par Adam Smith, l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, uniquement guidés par leurs propres intérêts, contribue à l’intérêt général.

    [3] Le ferroutage est une forme de transport combiné consistant à charger des camions complets sur un train. Objectif : désengorger les axes routiers et réduire la pollution