Le 29 septembre 2006

Humaniser la ville : un défi pour les chrétiens

La ville de Bruxelles mérite certainement le qualificatif de « capharnaüm », non seulement, parce qu’elle rassemble, comme cette ville de Galilée où le Christ s’était établi pour prêcher, une mosaïque de peuples, de cultures, de classes sociales, mais aussi parce qu’elle est le lieu où grandit le Royaume, où l’amour de Dieu est visible dans l’amour humain et la lutte pour un vivre ensemble libre et responsable. Aujourd’hui encore de nombreuses écoles, hôpitaux, mutualités et associations se réfèrent à l’Evangile et si certaines sont plus élitistes, d’autres manifestent aussi la solidarité des croyants envers les plus démunis : pauvres, sans-papiers, prisonniers, handicapés. Bien sûr, l’amour et le service au plus petit ne sont pas des monopoles chrétiens et c’est pour cela que Jean-Marie Faux invite au dialogue. C’est en effet en se penchant sur ce qui fonde véritablement les différentes croyances et les différentes religions – la recherche du bien de la personne et de l’humanité – et en se respectant mutuellement que l’on pourra construire, ensemble, une ville plus humaine.
 

Capharnaüm

Dans le monde chrétien, il y a beaucoup de lieux, communautés, maisons de retraite, lieux de rencontre qui portent des noms bibliques ou évangéliques. Curieusement, on ne trouve jamais de Capharnaüm et le nom de cette bourgade est devenu un nom commun de la langue française que le Petit Robert définit : lieu qui renferme beaucoup d’objets en désordre. Je trouve cela curieux car Capharnaüm fut le lieu central de la prédication et de l’action de Jésus. L’Évangile de Matthieu nous dit : « Jésus vint s’établir à Capharnaüm » (Mt 4,13). Matthieu donne le sens de ce choix de Jésus en affirmant qu’ainsi s’accomplit l’oracle du prophète Isaïe : « Terre de Zabulon, terre de Nephtali, route de la mer, pays de Transjordanie, Galilée des nations ! Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière ; sur ceux qui habitaient les obscurs parages de la mort, une lumière s’est levée » (Mt 4,15-16). Jésus ne va pas d’abord au centre de la vie juive, à Jérusalem, il y montera plus tard pour accomplir son heure ; il se situe à la marge, au lieu de rencontre avec « les nations ». Il ne va pas non plus au désert comme Jean-Baptiste, il se plonge dans la foule humaine, il fréquente tout le monde ; ses adversaires le décrivent comme « un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs » (Mt 11, 19 ; Lc 7,34). Capharnaüm n’était sans doute pas une grande ville comme nos métropoles d’aujourd’hui, mais grosse bourgade frontière, lieu de passage, de rencontres et de trafics, elle est un beau symbole de la vie urbaine, « mosaïque » de peuples, de cultures, de religions, de classes sociales. Jésus se distingue par sa volonté d’accueillir et de fréquenter tout le monde, dût-il pour cela s’attirer l’hostilité et la vindicte bientôt mortelle des gardiens de la loi. Et son annonce du Royaume s’accompagne toujours de la guérison des malades et de l’expulsion des démons. « Il est passé partout en faisant le bien », dira plus tard Saint Pierre (Ac 10, 38). Et lui-même proclame à plusieurs reprises, citant le prophète Osée : « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » (p.ex. Mt 9,13 et 12,7). Je mets ceci en exergue pour souligner d’emblée une double connivence : entre Jésus et la ville, avec sa variété et sa promiscuité, entre la Bonne Nouvelle de Jésus et l’humanisation de la société.

C’est de ville en ville, sur tout le pourtour de la mer Égée que Saint Paul a voyagé, annonçant la Bonne Nouvelle et fondant des églises. Le christianisme s’est d’abord répandu dans les villes, il s’est implanté beaucoup plus tard dans les campagnes : le mot français païen ne vient-il pas de « paganus », habitant des campagnes (pagus) ? Avec les siècles, un ordre chrétien, un climat de chrétienté s’est établi dans nos pays et c’est en sens contraire que s’est opérée une progressive déchristianisation : dès le XIXe siècle, les curés de campagne craignaient que leurs ouailles émigrent en ville parce qu’elles risquaient d’y perdre la foi et la morale. Le souvenir de Capharnaüm devrait nous aider à dépasser la peur de la diversité et des brassages de populations et de cultures. Sans vouloir dénigrer les charmes de la campagne ni les vertus du désert, j’aime reconnaître les virtualités de la grande ville comme lieu de rencontre de Dieu. Qu’il me soit permis de citer ici une phrase d’Égide Van Broeckhoven, un jésuite flamand, prêtre ouvrier mort d’un accident de travail à la fleur de l’âge en 1967 : « Même si j’avais à choisir entre le buisson ardent et Bruxelles, c’est Bruxelles que je choisirais ».

Le Royaume de Dieu

Quant au rapport entre la Bonne Nouvelle et l’humanisation de la société, l’humanisation de la ville, j’ai rappelé plus haut l’exemple de Jésus qui guérit les malades, chasse les démons…Il n’a pas fondé une religion, réunie un groupe d’élite, mis à part une congrégation de séparés. Il a proclamé l’avènement du Royaume de Dieu : « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est arrivé » (Mt 4,17 et //) ; le verbe grec engidzô, s’approcher est conjugué au parfait qui signifie l’accompli : il s’est approché, il est là. Chez Saint Luc, la prédication de Jésus dans la synagogue de Nazareth est mise en relief comme une sorte de proclamation inaugurale. Invité à commenter le prophète Isaïe, Jésus « trouve le passage où il est écrit : L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. Il replia le livre… tous avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture » (Lc 4, 17-21). L’espérance messianique  était très vive au temps de Jésus, sous des formes diverses, politique, apocalyptique, spirituelle. Le trait commun, c’est la fin de l’injustice, la libération du malheureux, la victoire de la vie, le règne de l’amour. Jésus s’est clairement manifesté comme celui qui venait accomplir cette espérance, « celui qu’on attendait » (voir Mt 11, 2-6 ; Lc 7, 18-23). Il l’accomplit à sa manière. Il annonce la Bonne Nouvelle à tout venant, se fait proche des pécheurs, des exclus, des étrangers, guérit les malades le jour du sabbat, car on ne peut attendre un jour de plus. Son enseignement et encore plus sa manière d’être bousculent les routines de la religion établie et soulèvent l’opposition des grands de son peuple ; il ne cède pas, il monte à Jérusalem « pour y souffrir beaucoup… et y être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter ».

Qu’est donc le Royaume pour Jésus ? Devant Pilate, il confesse : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne fusse pas livré… » (Jn 18, 36). Son Royaume n’est pas une réalité de cette terre. Mais il n’est pas pour autant encore à venir ou projeté dans l’au-delà. « Interrogé par les Pharisiens sur le moment où arriverait le Royaume de Dieu, il leur répondit : La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et on ne saurait dire : le voici, le voilà ! car, sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous » (Lc 17,21). Il est déjà là, au cœur du monde, il grandit mystérieusement, il est à l’œuvre dans le secret. Comment cela se passe-t-il ? L’Évangile nous donne une réponse lumineuse : au terme de son dernier discours sur la fin des temps, selon Saint Matthieu, Jésus évoque le Jugement dernier : « Devant le Fils de l’Homme, (qu’il appelle plus loin le roi), seront rassemblées toutes les nations… Et le roi dira : venez, les bénis de mon Père… car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir… » Et quand, étonnés, les justes lui demandent : « Quand nous est-il arrivé de te voir ainsi ? », Jésus répond : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 31-40).  C’est en quelque sorte la loi constitutive du Royaume qui est là promulguée. C’est dans la droite fidélité à cet enseignement que le Pari pour l’espérance,  prise de position de la pastorale francophone de Bruxelles en 1999 affirmait : « L’Église est là pour la société des humains, pour l’espérance du monde… les communautés chrétiennes sont, avec d’autres, au service d’une croissance en humanité. Car le Règne de Dieu est à l’œuvre partout où des hommes et des femmes agissent comme le faisait Jésus, luttant contre tout ce qui empêche de vivre libre et responsable, rendant l’amour de Dieu manifeste à travers l’amour humain ». Aujourd’hui, le cardinal Danneels dit  à peu près la même chose en présentant Toussaint 2006 : « L’Église et le christianisme cherchent à rendre les gens heureux. Et les grandes villes en ont particulièrement besoin. Bruxelles Toussaint 2006 n’a pas pour but de (re)sacraliser la ville mais de l’humaniser. Car la foi chrétienne rend les hommes plus humains et humanise la ville ».

Un peu d’histoire

Voilà pour les principes. Pour la pratique, dans les faits, je voudrais d’abord évoquer  très brièvement l’histoire de Bruxelles. Durant le Moyen Âge, et même jusqu’à la fin de l’Ancien Régime (occupation française),  c’est la « charité chrétienne » qui adoucit le sort des pauvres, s’occupe des malades, des vieillards, des orphelins, des voyageurs…Plusieurs hôpitaux (pour voyageurs, pour malades, pour lépreux, pour indigents…) sont créés au XIIe siècle. La léproserie St Pierre est fondée en 1174 à l’entrée Sud de la ville, l’hôpital St Jean au Marais en 1190 à l’entrée Nord : vous reconnaîtrez deux des principaux établissements hospitaliers encore aujourd’hui en action… La société tout entière est imprégnée par le christianisme, ce qui ne la rend pas parfaite, loin de là ; elle est sans doute très inégale ; la richesse ostentatoire et les querelles de pouvoir et d’avoir touchent aussi les ecclésiastiques et les couvents. Mais c’est l’inspiration évangélique qui corrige les inégalités, secourt les détresses, humanise les relations ; les corporations de métiers par exemple, qui encadrent  l’économie et le travail mais jouent aussi un rôle de sécurité sociale, se réfèrent généralement à un saint patron et les fêtes religieuses scandent l’année. Après les secousses du XVIe siècle, la Contre-Réforme catholique multiplie les fondations religieuses, parmi lesquelles une place spéciale revient aux institutions d’enseignement. Le maillage d’églises qui structure le centre de Bruxelles (l’hexagone) remonte à cette époque.

Le pilier catholique

La Belgique est restée catholique, au sens où la Réforme protestante en a été éradiquée. Mais, dès l’époque autrichienne et surtout à partir de la Révolution française, elle est marquée par les lumières et, face à l’emprise forte de l’Église, par un également fort courant d’anticléricalisme. On sait que la Belgique indépendante s’est fondée sur un accord et un compromis entre catholiques et libéraux et que la tension entre ces deux pôles structure notre histoire ; Bruxelles est plus libérale que l’ensemble du pays et s’est à plusieurs reprises trouvée en opposition avec la majorité au pouvoir.  D’autre part, dans le développement du grand Bruxelles et notamment des quartiers populaires comme Anderlecht ou Molenbeek au XIXe et au début du XXe siècle, le maillage des paroisses et la présence pastorale n’ont pas vraiment suivi l’expansion démographique. L’Église n’a plus le monopole de la bienfaisance. Mais il faut signaler ici une particularité belge : c’est ce qu’on appelle la pilarisation.  En raison de la tension entre cléricaux et anticléricaux (notamment dans la question des écoles), l’Église en Belgique a été amenée à organiser peu à peu un réseau complet d’institutions catholiques : écoles, hôpitaux, (en parallèle avec les institutions officielles), plus tard, syndicats, mutuelles, etc (en parallèle avec le réseau socialiste). Réseau si complet qu’il était possible à un catholique de n’avoir affaire, de la naissance à la tombe qu’à des institutions catholiques. Ce réseau s’est développé à Bruxelles comme dans tout le pays, avec moins d’emprise peut-être qu’ailleurs pour trois raisons : traditionnellement, une forte influence de la libre pensée ; dans le développement des quartiers populaires, un retard de la présence pastorale qui, joint à d’autres causes plus générales, a permis une large déchristianisation ; enfin, depuis les années soixante, l’afflux d’une forte population musulmane. Mais alors que la pratique religieuse a fortement baissé (la pratique dominicale régulière touche à peine 10 % de la population), les institutions du pilier se portent bien en général. Le réseau scolaire libre accueille environ la moitié des enfants et des jeunes, de toutes origines d’ailleurs. Il en est de même des hôpitaux. Le syndicat chrétien, les mutualités chrétiennes font très bien le poids face à leurs équivalents neutres ou socialistes. Certes le public de ces institutions est devenu aussi bigarré que l’ensemble de la ville, leur personnel tend à le devenir aussi, au point que d’aucuns se plaignent que ces institutions n’ont plus de chrétien que le nom. Elles n’ont plus rien de confessionnel en effet, mais, à des degrés divers, elles restent marquées par un esprit, une manière de sentir et de se comporter, un style qu’on peut appeler évangéliques. On peut regretter peut-être que telles institutions du pilier catholique aient un aspect élitiste, un public favorisé (tel collège, telle clinique). L’hôpital des pauvres de Bruxelles n’est pas St Luc, ni même St Jean mais St Pierre, devenu hôpital du CPAS (Centre public d’Action sociale, ancienne Assistance publique), assumé par les médecins de l’ULB (Université Libre de Bruxelles, fief de la laïcité, libre examen) (ce qui signifie aussi, et je le souligne volontiers, que l’amour et le service du plus petit n’est  pas le monopole des chrétiens, pas plus que de personne).  Mais il y a des écoles libres comme des écoles officielles dans tous les quartiers. Ce qui est vrai, c’est que beaucoup de chrétiens, même non pratiquants, sont engagés dans ces structures et, avec leurs défauts et leurs faiblesses, comme tous les humains, trouvent un sens à leur vie dans un travail consciencieux qui est au service « non marchand » de leurs concitoyens. Ils humanisent la ville.

Multiple présence… 

Mais cette forme de présence évangélique est loin de se cantonner aux institutions du pilier chrétien. Beaucoup de chrétiens exercent les mêmes professions, rendent les mêmes services dans des institutions ou des organismes officiels ou d’autres obédiences. À côté de cet engagement professionnel vécu principalement comme service viennent se ranger toutes les formes de volontariat. Volontariat dans les institutions (visiteurs de malades, etc. ) et surtout volontariat dans l’associatif. Bruxelles, ville inégale et où existent beaucoup de pauvretés est aussi une ville solidaire où fleurissent une quantité d’associations, grandes ou petites, très souvent pluralistes (on a pu dire que, lorsqu’une association à Bruxelles se déclare pluraliste, c’est qu’elle est d’inspiration chrétienne, au moins dans ses initiateurs). Il y a une trentaine d’années, à l’époque où les quartiers de la petite ceinture se peuplaient d’immigrés d’origine marocaine ou turque, nombre de religieuses ou de religieux enseignants qui arrivaient à l’âge de la retraite sont venus s’établir dans ces quartiers et se sont mis à l’alphabétisation et aux écoles de devoirs. Ils ne sont absolument pas confessionnels ni prosélytes, leur sollicitude s’adresse en les respectant à des personnes de toutes origines et croyances, même si leur inspiration est clairement évangélique. Il me semble que cette ouverture, cette plongée en pluralisme, ce don de soi au service de l’humain est la caractéristique du chrétien aujourd’hui dans une société interculturelle. C’est d’abord ainsi qu’on ose l’évangile dans la ville mosaïque. J’entends encore, à 25 ans d’intervalle, Bruno Ducoli, franciscain italien, fondateur du CASI (Centro Azione soziale Italiana) et du C.B.A.I. (Centre bruxellois d’Action Interculturelle), immergé comme pas un dans la vie de la ville, inviter ses auditeurs à « aller au charbon » avec tous les hommes et les femmes de bonne volonté pour construire une société juste et fraternelle.

Dans les derniers mois (principalement à partir de mars 2006), l’attention de l’Église aux détresses humaines a connu un champ d’application, non pas nouveau mais en tout cas très présent et très visible. Je fais allusion aux occupations d’églises par des sans papiers. Le mouvement est venu des sans papiers eux-mêmes, organisés dans l’UDEP (Union de Défense des Sans Papiers). Malgré des hésitations et des réticences ça et là, dues notamment aux difficultés pratiques de l’accueil dans des locaux mal adaptés, les sans papiers ont été largement accueillis (dans une trentaine d’églises ou locaux paroissiaux de tout le pays, quatre ou cinq à Bruxelles) et une grande solidarité s’est manifestée autour d’eux. Dès le début du Mouvement, l’évêque de Tournai avait bien souligné le sens de cet accueil : le phénomène des sans papiers « manifeste combien, dans notre pays, l’annonce de la Bonne Nouvelle à l’égard des pauvres, des prisonniers, des aveugles et des opprimés est urgente » (homélie du 11 avril 2006). Certains se sont demandé : Mais pourquoi les églises et pas d’autres lieux publics ? Il y a sans doute bien des motifs et des intentions mélangées. Mais il est tout à fait légitime d’y voir une forme privilégiée d’engagement des communautés chrétiennes en faveur et aux côtés de frères et de sœurs humains dans la détresse.

Une ville où tous ensemble font corps.

Pour finir, j’aimerais évoquer un verset de psaume. C’est un psaume de montée qu’on récitait en arrivant en vue de Jérusalem. « Jérusalem, bâtie comme une ville où tout ensemble fait corps » (Ps 122,3). En modifiant un tout petit peu le verset, on dirait : une ville où tous ensemble font corps. Sous-jacente ou entremêlée aux inégalités sociales, aux clivages géographiques, à la diversité culturelle, aux options politiques qui traversent les Bruxellois, il y a la multiplicité de leurs croyances ou de leurs philosophies. Nous touchons ici au plus profond du sens que l’on donne ou reconnaît à sa vie, de ce qui peut diviser ou singulariser le plus mais aussi du niveau où les personnes peuvent se rencontrer vraiment et nouer un vivre ensemble. C’est à ce niveau-là qu’en cette Toussaint 2006 les chrétiens de Bruxelles sont invités à se retrouver mais aussi à s’ouvrir et à trouver les autres, tous les autres.

Nous avons évoqué plus haut les piliers et aussi le pluralisme plus récent qui mélange les cartes. Les musulmans, globalement plus « pratiquants » que les catholiques, plus singularisés dans leur mode de vie, concentrés pour une bonne part dans quelques quartiers,  sont incontestablement une composante nouvelle de la ville, qui apporte une richesse et pose des questions. Il ne faut pas oublier la présence d’une communauté juive, relativement peu nombreuse mais très diversifiée et très vivante. Enfin, on ne peut sous-estimer,  à côté d’une présence protestante ancienne mais très minoritaire, l’arrivée tout récente d’une multitude d’églises nouvelles d’obédiences africaine ou sud-américaine, répandues dans les nouvelles immigrations. La vérité est que nous nous trouvons à Bruxelles dans une infinie variété de croyances et de manières de croire, d’adhésions religieuses fortes et de presque complète indifférence, de positions tranchées et d’attitudes œcuméniques. Alors est-il possible que « tous ensemble fassent corps » ?

La première condition est le respect mutuel. Il est dû aux personnes, plus qu’aux religions ou aux convictions comme telles, dont aucune ne peut être considérée comme soustraite à la saine critique. L’athée, le musulman, le catholique convaincu doivent être respectés dans leur sincérité. Et ce respect se traduit dans le champ public par ce qu’affirme l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Comme à l’exercice de tous les autres droits proclamés par la Déclaration, les seules limitations qui peuvent être apportées à la liberté de manifester sa conviction sont celles qui sont « établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique » (article 29). La gestion publique de la diversité des convictions dans une ville aussi cosmopolite et en évolution constante que Bruxelles peut poser des problèmes difficiles mais le principe de base est incontestable.

C’est sur base de ce respect mutuel que peuvent se nouer des dialogues. Les initiatives ne manquent pas qui essaient de faire se rencontrer chrétiens et laïcs, chrétiens de diverses confessions, chrétiens, ou laïcs, ou juifs et musulmans… Le dialogue interreligieux s’élargit en dialogue interconvictionnel. Il convient de mettre en relief les journées de rencontres ou les parcours pluralistes organisés par l’échevinat des cultes de la ville de Bruxelles avec de multiples collaborations. Ce face à face amical n’est pas toujours facile, parce que les langages sont différents, parce que l’échange directement religieux ou philosophique risque, soit de durcir chacun sur ses positions, soit de se diluer dans un syncrétisme flou. Il est souvent plus bénéfique de se rencontrer sur des bases plus universelles, plus simplement humaines, pour améliorer la vie, pour mettre plus de justice et de fraternité dans la société.

Nous touchons là l’essentiel. Les religions, les convictions sont des manières particulières de donner ou trouver le sens de la vie ; elles ne sont jamais indemnes de la tentation d’ériger en absolu leur particularité. Mais leur raison d’être est l’universel, le bien de la personne, le bien de l’humanité. Le christianisme ne fait pas exception, bien au contraire. Nous retrouvons ici la phrase déjà citée du Pari pour l’espérance  de 1999 : « L’Église est là pour la société des humains, pour l’espérance du monde… les communautés chrétiennes sont- avec d’autres- au service d’une croissance en humanité… ».  Dépassant les peurs, les préjugés, les méfiances, c’est en puisant leurs force dans leur conviction, leur foi la plus personnelle que toutes les femmes et tous les hommes, Bruxelloises et Bruxellois de bonne volonté peuvent aujourd’hui se mettre à l’oeuvre ensemble, patiemment, démocratiquement pour construire, jour après jour, la ville comme lieu de rencontre, de dignité et de bonheur. « Une ville où tout ensemble fait corps ».

L’apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, évoque ainsi la Jérusalem céleste : « Je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du Ciel, de chez Dieu : elle s’est faite belle comme une jeune mariée parée pour son époux. J’entendis alors une voix clamer du trône : « Voici la demeure de Dieu parmi les hommes… » (Apoc 21, 2-3). Le terme de notre espérance, à nous tous les humains, est évoqué comme une ville. Le lieu où cette espérance grandit n’est-elle pas notre ville de tous les jours ? «  Le Règne de Dieu est à l’œuvre partout où des hommes et des femmes agissent comme le faisait Jésus, luttant contre tout ce qui empêche de vivre libre et responsable, rendant l’amour de Dieu manifeste à travers l’amour humain ».