En Question n°138 - septembre 2021

Il ne peut y avoir de transition fertile sur fond d’amnésie

« Trans » est un préfixe d’origine latine qui signifie « au-delà » et « à travers ». On le retrouve dans « transdisciplinarité » ou « transculturalité ». Dans le contexte de la pensée écologique, nous le lisons dans la notion de « transition », devenue au fil du temps l’un des thèmes les plus mobilisateurs de l’agir écologique. Interroger la Transition permet de mettre en lumière un enjeu malheureusement trop méconnu et injustement marginalisé, qui est celui du temps. Je ne parle pas du temps cosmologique, du temps de la matière, de ce temps objectif que la science peut mettre en équation. Le temps dont je parle est celui qui se donne comme le contexte de nos existences, le cadre de nos actes, de nos désirs et volontés, un temps proprement humain.

crédit : Murray Campbell – Unsplash

La question du temps, qui n’est pas absurde, décalée, constitue, au contraire, l’un des paramètres fondamentaux de nos existences. Il va de soi que cette question se pose différemment selon notre âge, notre mode de vie, l’époque dans laquelle nous sommes plongés. Dans une perspective écologique, la problématique transitionnelle est en grande partie une problématique temporelle, car la transition écologique se pose comme le passage d’un présent de crise (notre « aujourd’hui ») à un avenir environnementalement et socialement soutenable, durable et viable. L’immense majorité du mouvement de la Transition s’inscrit dans cette marche en avant. Mais il y a un bémol : le temps des humains n’est pas objectif et neutre, et ne se confond pas avec l’écoulement des choses. Il est habité par du sens, des rêves, des attitudes, des pensées, des luttes, des espérances, des émotions. Il existe une multitude de représentations du temps, au gré des nations, des civilisations, des cultures et des langues, des classes sociales. C’est la raison pour laquelle une démarche écotransitionnelle qui ne se préoccuperait pas de la question du modèle de temporalité porterait la marque de celui qui domine. Or, j’ai l’intime conviction que les dynamiques socio-écologiques qui entendent transiter vers un avenir plus juste, risquent d’être récupérées par le système marchand si la question du temps n’est pas posée. Ce système transformera ces dynamiques soit en « niches » incapacitantes, soit en occasions pour lui d’intensifier sa présence, sous un masque vert.

Le temps du capitalisme

En 1967, l’historien marxiste anglais Edward P. Thompson publiait, dans la revue Past and Present un long article, « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism »[1]. Il apportait une contribution essentielle concernant la compréhension de l’essor et de l’imposition du capitalisme. Celui-ci ne se limitait pas à l’étroitesse de l’exploitation économique. Au contraire, le capitalisme affectait, en les malmenant, les cultures sociales, les perceptions du temps et de l’espace. Ainsi, selon cet auteur, la mise en place du capitalisme industriel s’est traduite par une homogénéisation et une rationalisation du temps. L’horloge mécanique devient son emblème. Compris comme une donnée universelle, incompressible et stable, le temps, quantité homogène d’heures et de minutes, permet la mesure du salaire du prolétaire. Edward P. Thompson insiste sur le caractère disciplinaire de la conception capitaliste du temps. Il parlera de « la servitude disciplinée dans le travail »[2]. Le temps capitaliste est strictement utilitaire, mécanique. En 1936, avec Les Temps Modernes (Modern Times), Charlie Chaplin avait brillamment illustré la déshumanisation produite par les engrenages de la Machine, représentée par la grande horloge. Cette mise en image de l’abîme et du néant n’est nullement caricaturale. Edward P. Thompson cite à ce propos quelques extraits de la législation du capitalisme anglais classique du 18e siècle, le « Règlement des Fonderies Crowley ». Le rédacteur prévoit la création d’une nouvelle fonction, « un contremaître qui tiendra un registre des horaires ». Son rôle est aussi de repérer « les paresseux et les canailles ». Si le salaire dépend bien du temps de travail, celui-ci doit être calculé « déduction faite de tout le temps passé dans les cabarets, les cafés, à déjeuner, à dîner, à jouer, à dormir, à fumer, à chanter, à lire les nouvelles, à se quereller, se disputer ou discuter, ou à tout ce qui est étranger à mes affaires et à toute formes d’oisiveté ».

On remarquera que ce sont quasiment l’ensemble des activités sociales non marchandes, celles justement qui font de nous des êtres humains, et non des machines, qui sont ciblées. L’entreprise capitaliste devient le lieu par excellence du nihilisme marchand et de la dissolution de l’humanitas de l’humain, lieu de naissance de l’« homme unidimensionnel », selon la formule du sociologue étasunien Herbert Marcuse[3].

Ces considérations peuvent être mises en rapport avec les travaux de l’anthropologue étasunien Edward T. Hall[4] qui distinguait deux grands modèles de temporalité : les paradigmes monochronique et polychronique. Le temps du capitalisme est tributaire du premier, un temps séquentiel, linéaire, avec une difficulté à s’engager en même temps dans plusieurs voies. Nous verrons ce qu’il en est du second paradigme. En tout cas, le temps est affaire de culture. Et manifestement, la culture occidentale capitaliste nous offre une perception de l’espace-temps qui correspond assez bien au temps de l’aliénation (Karl Marx), du désenchantement du monde (Max Weber) et de la vitesse (Paul Virilio).

D’autres modèles de temporalité

De même que la biodiversité est au cœur de la vie des écosystèmes, il y a une biodiversité des cultures, civilisations, langues, et donc des représentations sociales, des paradigmes. Le temps vécu est le fruit de cette rencontre entre l’humain pris dans sa subjectivité culturelle, sa singularité concrète, ses ancrages sociaux et psychiques, et l’environnement physique et naturel. C’est précisément cette diversité formelle du temps vécu qui fait obstacle au déploiement de l’entreprise capitaliste. Edward P. Thompson cristallise cette idée avec la notion d’« irrégularité », qui est propre au temps réel, au temps vécu par les humains dans le contexte des communautés précapitalistes en Occident, et dans celui des sociétés précoloniales en Asie, Afrique et Amérique du Sud et du Centre.

Dans la seconde section de son article de 1967, notre guide anglais illustre ces temps organiques, en nous parlant de ces moines bouddhistes de Birmanie qui se lèvent au moment où « il y a assez de lumière pour voir les veines de la main », de ces Malgaches pour qui un instant est le temps de la « friture d’une sauterelle », de ces Chiliens qui faisaient du Credo la mesure du temps… Dans d’autres situations, les marins et les pécheurs calent leurs rythmes sur celui des marées, et les paysans, bien évidemment, épousent le cycle des saisons[5]… Selon, une formule d’Edward P. Thomson, ce temps était alors « orienté par la tâche ».

Comme plusieurs spécialistes l’ont montré, cette diversité des perceptions du temps dépend, pour une part importante, de la nature de la langue dans laquelle se trouve la personne ou le groupe. La langue arabe, ainsi, ne connaît pas les temps du passé, du présent et du futur, mais, comme les autres langues sémitiques, l’Accompli et l’Inaccompli. Edward Hall écrivait : « La perception même que l’homme a du monde environnant est programmée par la langue qu’il parle »[6]. Ce pluralisme, qui fonde le paradigme polychronique, nous autorise à donner aux grandes valeurs universelles (le droit des peuples à l’autodétermination, la quête de justice sociale, l’émancipation des femmes, l’écologie, etc.), des formes d’expression adaptées aux différents contextes de culture et de société. C’est en conjuguant au pluriel l’universel que nous évitons l’universalisme abstrait du capitalisme (qui tend à l’homogénéisation culturelle) et la logique des replis identitaires.

Essai d’un modèle de temporalité pour une transition écosociale

Si nous faisons de la transition socio-écologique un impératif de survie (sans tomber dans le registre de la collapsologie, qui n’est pas le mien), alors il devient nécessaire de la décliner, elle aussi, au pluriel.  La raison à cela est assez simple. Tant que la dynamique de la transition restera prisonnière du modèle de temporalité capitaliste, avec sa flèche du temps – passé, présent et futur –, elle ne donnera pas les fruits espérés car, dans la majorité des cas, elle sera une transition de réaction, et non d’alternative. En effet, en lisant la littérature transitionnelle, et celle de l’écologie politique d’une façon plus globale, nous pouvons aisément prendre conscience que le ressort premier qui pousse à l’action est celui de l’« urgence écologique ». La « crise » est devenue la principale porte d’entrée de la conscientisation verte et de la nécessité de transiter afin de dépasser la situation critique dans laquelle nous sommes plongés. Or, face à une urgence, il faut parer au plus pressé. Le 28 novembre 2019, le Parlement européen avait même tiré la sonnette d’alarme en déclarant l’« état d’urgence climatique »[7].

Ce qui est problématique avec ces lignes de pensée et d’action, c’est qu’elles s’inscrivent dans la temporalité linéaire (passé-présent-futur) de la modernité occidentale, avec une survalorisation du court-terme. De plus, ces lignes tendent à développer une écologie anxiogène avec des annonces du type « fin du monde », « effondrement », « apocalypse ». Il n’est pas certain que le catastrophisme ait les vertus pédagogiques qu’on lui prête.

Par ailleurs, lorsque la conscience est tout entière habitée par l’urgentisme, et quand le futur est peint dans des couleurs sombres, pouvons-nous sérieusement comprendre les causes du drame ? Pour qu’elle soit féconde et autonome, la philosophie de la transition socio-écologique ne peut se contenter de « parer au plus pressé », c’est-à-dire de proposer une simple critique conséquentialiste (intervenir au niveau des effets). Cette philosophie doit aussi prendre en charge une critique ontologique du capitalisme. Celui-ci ne doit pas être dénoncé uniquement pour ce qu’il fait, mais aussi pour ce qu’il est. Cela suppose une réflexion d’ordre historique concernant l’essence du capitalisme. D’abord, et je me place dans le sillage du sociologue étasunien Immanuel Wallerstein, le capitalisme est un système historique global, multi-dimensionnel, et non pas uniquement un mode de production[8]. Il malmène tous les lieux de l’existence humaine et naturelle, toutes les sphères de l’existence, de l’économique, politique, sociale, culturelle, écologique, etc. Et ce qui fait l’unité du capitalisme n’est pas l’exploitation de l’humain par l’humain ni non plus l’appât du gain. Le marqueur du capitalisme – et toute une école de pensée l’a montrée – est le fait de réduire tout ce qui existe (les hommes, les femmes, les peuples, la terre, la nature, le lien social et le lien écologique) à l’état d’objet :  la réification. L’humain n’existe, dans le champ capitaliste, qu’en tant qu’homo œconomicus. La nature est réduite à un tas de ressources, un stock de matières que l’on doit bien gérer.

Une philosophie de la transition devrait nous exhorter à explorer non le passé, mais la mémoire vivante, celle des causes du capitalisme, installées en grande partie dès le 17e siècle, et celle des résistances sociales, culturelles, morales, au Nord et au Sud. Le défi est de donner une profondeur culturelle à la transition, autrement dit une mémoire, car sans mémoire, la transition ne peut que se muer en niche du système marchand, occasion pour lui de se redéployer sur un mode environnemental. Chaque contexte socio-culturel colore différemment cette exploration de la mémoire, il faut donc tenir compte des ancrages, des spécificités et des acquis. Nous découvrirons alors que l’art, l’imaginaire, le dialogue des cultures, la science, sont aussi des portes d’entrée en écologie.

Concernant la Belgique, il nous semble important que la dynamique de la transition fasse l’acquisition – ce qui n’est pas encore le cas, sauf exception –, d’une mémoire à la fois singulière et universelle. Cette mémoire pourrait nourrir et fertiliser ses gestes alternatifs. Pourquoi ne pas interroger l’histoire des soixante dernières années et aller à la rencontre de la contribution belge au formidable mouvement international autour du « droit des peuples », associé, par exemple, aux Tribunaux Russel I et II sur la Guerre du Vietnam et les dictatures néofascistes latino-américaines, et surtout au Tribunal Permanent des Peuples ? Nous pensons particulièrement au professeur François Rigaux. Il joua un rôle de premier plan au sein de la Fondation pour le droit et la libération des peuples (qu’il présida), de la Ligue internationale pour le droit et la libération des peuples. François Rigaux est largement à l’origine de la Déclaration universelle des droits des peuples, proclamée à Alger le 4 juillet 1976, puis de la création en 1979 du Tribunal permanent des peuples. Dans les années 2000, il parrainera la mise en place du tribunal Russell pour la Palestine. Avec le « droit des peuples », il faudrait aussi parler de la contribution belge à la naissance et au développement de la Théologie de la libération. Là, c’est le rôle du prêtre, sociologue et chanoine François Houtart qu’il faudrait valoriser. Il a participé à la création du Forum Social Mondial, au Brésil. Citons, pour conclure, le nom d’un autre prêtre (orthodoxe), Jean-Thierry Verhelst, qui fut juriste, enseignant, militant social, écrivain, co-fondateur et co-animateur du « Réseau Sud-Nord – Cultures et Développement ». Là aussi, sa pensée et son expérience sont plus que jamais des apports considérables pour une voie belge de la transition écosociale.


Le Tribunal permanent des peuples (TPP)

Le Tribunal permanent des peuples (TPP) est un tribunal d’opinion qui agit de manière indépendante des États et répond aux demandes des communautés et des peuples dont les droits ont été violés. Le but des audiences est de « restaurer l’autorité des peuples lorsque les États et les organisations internationales ont échoué à protéger les droits des peuples ». Le TPP fait suite au Tribunal Russel et s’appuie sur la Déclaration universelle des droits des peuples (Alger, 1976) et de tous les instruments du droit international. Il dénonce les actes portant atteintes aux droits des peuples. Le Tribunal se compose de personnes venues du monde entier, garantissant ainsi son indépendance. Les sentences prononcées sont remises à plusieurs instances telles que : le Parlement européen, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), les commissions de l’ONU, aux organisations internationales et régionales, aux organisations humanitaires, etc.

www.ldh-france.org/tribunal-permanent-peuples/

Notes :

  • [1] Edward P. Thompson, « The Past and Present Society. Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism », Past & Present, n°38, décembre 1967, pp. 56-97. L’article a été traduit en français et publié sous forme d’un livre : Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004.

    [2] Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004, p. 49.

    [3] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Minuit, 1968.

    [4] Edward T. Hall, Le Langage silencieux, Seuil, 1984 et La Danse de la vie : temps culturel, temps vécu, Seuil, 1984.

    [5] Cette mise en évidence de la pluralité des temps vécus, face au temps de la marchandise et du capitalisme, ne signifie nullement pour Edward P. Thomson qu’il faille « revenir » au passé précapitaliste. Il n’occulte pas la double journée des femmes ou le travail des enfants.

    [6] Edward T. Hall, La Dimension cachée, Seuil, 1971, p. 14.

    [7] Célia Jouayed, Juliette Guittard, « Les déclarations d’urgence climatique : Un outil purement politique ou un instrument juridique efficace et nécessaire ? », EcoRev’, n° 48, 2020, pp. 175-183.

    [8] Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, La Découverte, 2002.