Le 05 janvier 2005

Inculturation et altermondialisation

Différences historiques et proximités logiques de deux concepts de résistance

A l’heure des nouveaux mouvements sociaux, dans une culture européenne déchristianisée, quel intérêt y a-t-il à rapprocher les termes « altermondialisation » et « inculturation » ?  

Inscrit comme une résistance à la mondialisation, capitaliste et libérale, le terme d’altermondialisation trouve depuis quelques années un large écho médiatique. Ce concept de résistance, créé sur la scène belge francophone, est depuis lors largement exporté. L’altermondialisation se présente d’emblée comme un concept global ramassant l’ensemble des réalités sociales d’opposition à la mondialisation unilatéralement économique et à ses conséquences. Cette perspective n’est pas sans le rapprocher d’un autre concept « de résistance ». Le terme d’ « inculturation », fut également créé en Belgique il y a une quarantaine d’années. Par bien des dimensions, l’inculturation nous apparaît comme le concept jumeau de l’altermondialisation. En effet, appréhendé comme une résistance à un modèle culturel chrétien unilatéralement occidental, il peut être décrit comme une opposition à un monolithisme culturel et à son ambition hégémonique. C’est à cette proximité apparente que va s’attacher le présent article. La compréhension croisée des deux concepts, permet alors de mettre en lumière des pistes heuristiques pour la compréhension des revendications identitaires (sociales ou religieuses), et tout particulièrement ici sur la question de l’articulation de l’universel et du particulier ; du global et du local.

1. Inculturation ?

Commençons par le concept le plus ancien, celui d’inculturation. Ce dernier, bien qu’aîné des deux termes, est finalement assez neuf dans le champ de la missiologie. De fait, il s’agit à sa création d’un néologisme théologique daté du début des années 1960. D’origine catholique, ce mot cherche à mieux rendre compte de la synergie entre la foi chrétienne et les cultures. Dans le domaine de la missiologie, il prend le relais des anciens principes fonctionnalistes d’accommodation, d’indigénation et d’adaptation qui procédaient par aménagements de forme. L’inculturation vise, elle, un enracinement beaucoup plus profond du christianisme au sein d’une culture.  Le dictionnaire oecuménique de missiologie définit le concept comme : « l’incarnation de la vie et du message chrétien dans une aire culturelle concrète, en sorte que non seulement cette expérience s’exprime avec les éléments propres de la culture en question, mais encore que cette expérience se transforme en principe d’inspiration, à la fois norme et force d’unification, qui transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l’origine d’une nouvelle création[1]»
 

L’origine : la résistance

Même s’il est relativement récent en tant que tel, l’histoire des principes théoriques sous-jacents à ce concept nous semble cependant beaucoup plus ancienne. On peut même dire que l’idée est aussi vieille que le christianisme, puisque, dès sa naissance, ce dernier émerge dans plusieurs matrices culturelles : juive, grecque, latine, etc.

On peut toutefois affirmer, que la problématisation de l’ancrage culturel de l’Evangile, connaît une forte accélération en Occident, en 1492, avec l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent américain. Celui-ci ouvre une ère d’expansion pour l’Europe chrétienne après une période de relatif enfermement. Cette conquête est notamment religieuse. En effet, à côté des militaires, et parfois les précédant, les soldats des âmes, les missionnaires, entament leur travail de conversion.

Arrogance, certitude, dogmatisme qualifient pour une part l’attitude de ces fantassins de Dieu envers leurs futures ouailles. Mais les sources laissent déjà apparaître un autre positionnement vis-à-vis des populations autochtones. Face à la violence de la conquête européenne, aux maladies, à la solitude du missionnaire, à l’étrangeté des cultures rencontrées, le doute s’insinue quant à la légitimité de l’invasion, ou tout au moins quant à sa radicalité.

Petit à petit, ce sont des troupes de ces évangélisateurs que vont sortir les premiers défenseurs de la cause autochtone, au premier rang desquels nous pouvons citer le célèbre évêque du Chiapas, Bartolomé de Las Casas[2]. Lors des fameuses controverses de Valladolid, l’évêque dominicain s’oppose au philosophe et théologien Sepulveda notamment sur la question de la nature anthropologique ou non des Indiens. Mais les réflexions missiologiques du dominicain espagnol intègrent également cette dimension anthropologique dans le raisonnement. Ainsi, du strict point de vue de la conversion, Las Casas s’opposa à la méthode de la « tabula rasa » des Franciscains, inspirée par Cortès. Le conquérant du Mexique voulait détruire les temples et les idoles des Aztèques et les remplacer partout par des images saintes. Las Casas trouva ce type de comportement inapproprié et s’y opposa par un raisonnement qui se résume en quelques mots : si l’on détruit les idoles pour les remplacer par des saints, cela correspondrait pour les autochtones à ériger de nouvelles idoles. Pour Las Casas, il valait dès lors mieux leur démontrer par une vie exemplaire que le christianisme est une religion d’amour du prochain, afin d’en faire des chrétiens véritables, de leur propre gré, et pas superficiellement, grâce à la force. D’emblée donc, le questionnement anthropologique, et notamment le souci de comprendre et d’intégrer la culture de l’autre, se trouve au coeur du débat sur l’évangélisation des Amérindiens. Ce débat ne cessera pas.

Les Jésuites jouèrent un rôle majeur dans cette ouverture à l’autre. Songeons à Mateo Ricci en Chine, Roberto De Nobili en Inde, Manoel da Nóbrega au Brésil, pour ne citer que quelques noms bien connus. Ce sont d’ailleurs sur deux questions à connotation anthropologique que la Compagnie de Jésus sera mise en cause lors des querelles des rites chinois et malabar ou de la querelle autour de la République des Guaranis et de ses réductions paraguayennes. Dans le premier cas, la question des rites est typiquement une question intrinsèquement liée à l’adaptation du christianisme à la culture ; il s’agissait de pousser au maximum l’acceptation de rites culturels chinois ou indiens. En 1701, à l’apogée de la mission de Chine, les Jésuites sont dénoncés à Rome, parce qu’ils admettent les hommages rendus à Confucius par les convertis ; ils considèrent ces rituels comme de simples actes « civils », tandis que leurs détracteurs y voient une pratique idolâtrique. Condamnés, puis tolérés, ces « Rites chinois » sont à nouveau condamnés par le pape en 1704, puis en 1742. La question des réductions chrétiennes au Paraguay contient certes une dimension politique fondamentale. Mais elle est aussi foncièrement une question anthropologique, puisque le projet de réduction, vise, entre autres, à protéger les Indiens de leur exploitation par les Espagnols et les Portugais, et ce faisant de protéger certaines dimensions de leur culture, comme leurs langues. En tout état de cause, c’est la résistance de la culture locale qui force les adaptations missionnaires. Cette résistance débouche parfois sur la reconnaissance de la culture de l’autre, voire sur un jugement d’équivalence qualitative.

Alors qu’évangéliser voulait dire aussi civiliser, c’est-à-dire transformer le Sauvage en Blanc, l’aspirer vers le haut du schème d’évolution culturelle incarné par l’Occident, cette pratique a du plomb dans l’aile. De fait, le XIXe siècle représente à cet égard un tournant important en termes de professionnalisation avec notamment l’émergence d’une véritable discipline « missiologique ». La rencontre de l’Occident avec ses altérités s’amplifie dès lors magistralement. La décolonisation achèvera de donner le dernier coup de boutoir contre cet Occident trop sûr de lui-même. Couplé aux crises nucléaires, économiques et environnementales, ce basculement relativisera du même coup la place éminente de sa civilisation.

Dès lors le christianisme, qui se veut universel, acceptera plus ou moins définitivement de se débarrasser, même progressivement, de cette gangue unique qui avait depuis des siècles constitué son référent culturel monopolistique. Devenir chrétien ne signifie alors plus devenir blanc, occidental. Le christianisme conçoit dorénavant son message comme transcendant les cultures, comme autonome de tout emprisonnement culturel.
 

Positions de l’inculturation

L’inculturation est donc le produit de cette pensée adaptative du Christianisme qu’est la missiologie, une réflexion cherchant à disséminer le message évangélique dans les cultures.  Cette discipline vise explicitement avant tout à l’adaptation du message chrétien « universel » dans chaque culture « particulière ». L’objectif est donc bien de réfléchir et de proposer des pistes d’opérationnalisation permettant une alchimie heureuse entre cultures et principes chrétiens. S’inscrivant de la sorte en contrepoint de la méthode de la tabula rasa, ce mouvement missiologique débouchera dans un premier temps sur une théologie des pierres d’attente de la foi, définissant toute culture et toute tradition religieuse, comme une étape vers la foi. Dans cette perspective, les cultures non-chrétiennes sont toutefois maintenues dans un état d’infériorité latent. Le but final est de fait le passage à une culture chrétienne, implicitement encore occidentale, et jugée supérieure. Cette optique, si elle tente de réintégrer, voire de réhabiliter la place de l’autre, ne sort pas, in fine, d’une conception évolutionniste de l’histoire. Elle place toujours comme apogée un christianisme aux teintes très occidentales, et juge dès lors toujours l’autre à l’aune de sa propre culture. L’autonomisation du christianisme par rapport à sa culture de référence ne s’est donc pas encore produite.

C’est en Belgique, pays bi-culturel par excellence, que la réflexion connaîtra une avancée décisive. Dans l’entre-deux-guerres, puis dans l’immédiat après-guerre, le Jésuite Pierre Charles, animateur des semaines missiologiques de Louvain, tente de dépasser cette appréhension de jugement. Dans cette optique, il élabore le concept d’enculturation du Christianisme. Et c’est un de ses jeunes coreligionnaires, Joseph Masson, qui, en 1962, utilisera pour la première fois le terme inculturation[3], parlant « de la nécessité d’un christianisme inculturé de façon polymorphe ». Après l’assimilation, l’adaptation ou l’incarnation, la théologie chrétienne, catholique comme réformée, utilise donc l’idée d’inculturation de l’Evangile. Par inculturation, il faut entendre ici le fait d’introduire l’Evangile dans une culture. Par ce processus, une culture particulière est reconnue, acceptée et affirmée comme pouvant accueillir et véhiculer l’Evangile à l’instar de toutes les autres cultures dites chrétiennes. Derrière cette avancée du terme inculturation, il y a ainsi la question de la légitimation de toute culture comme susceptible d’accueillir l’Evangile.

Ce fondement théorique, pilier d’une non-discrimination du christianisme sur base culturelle, est une étape capitale. En effet, ce processus, conçu comme une dynamique, devient une levée progressive de l’infériorisation implicite des cultures non-occidentales et de leur libération par rapport à la domination de la culture européenne. La théologie de la libération n’est que le plus connu des phénomènes emblématiques de cette évolution.

Il faut en outre ajouter que l’inculturation présuppose souvent une aire culturelle plus ou moins permanente, localisable et identifiable. L’annonce de l’Evangile prend alors au sérieux cette aire culturelle avec ses langues, ses symboles, ses rites et sa vision du monde pour permettre l’accueil et l’adoption du message chrétien.

Cette conception de l’évangélisation s’inscrit aux jointures, à l’articulation de deux termes : l’anthropologie propre à une culture particulière et le christianisme comme visée universaliste. Le premier terme est une conception socio-anthropologique de la culture qui se conçoit comme la construction du sens global de la vie d’un peuple précis, de ses conditions matérielles, de son organisation sociale et de son univers symbolique et imaginaire. Le second terme est ainsi la réflexion théologique sur l’évangélisation, et plus particulièrement l’articulation entre universalité du message et particularité des destinataires multiples.

L’inculturation ne se veut pas une substitution tactique de l’imposition forcée du christianisme. Il s’agit encore moins d’un détournement stratégique du discours autoritaire en attitude de dialogue[4]. Cela ne signifie pas non plus re-proposer la rencontre et la relation du message chrétien aux cultures en termes d’acculturation, comme s’il existait une « culture chrétienne » qui entre en contact avec d’autres cultures. Il s’agirait dans ce cas d’une relation à mi-chemin, dans la mesure où elle admettrait qu’une soi disant « culture chrétienne » viendrait incorporer certains éléments secondaires ou folkloriques de l’autre culture, sans que ceux-ci parviennent à influer profondément sur la vie des Chrétiens. Cette évangélisation serait superficielle, décorative, voire folklorique.

A contrario, l’inculturation est un paradigme qui se réfère à la rencontre de l’Evangile avec les différentes cultures. Bien que l’inculturation soit proche de l’idée d’acculturation, cette dernière n’exprime cependant pas pleinement sa portée et sa signification ; elle n’est pas non plus adaptée pour désigner la rencontre et la relation entre la foi chrétienne et les différentes cultures.

De fait, il ne s’agit pas du contact et de la relation entre deux modèles culturels, mais de la rencontre du message chrétien avec les différentes cultures. Dans cette rencontre, le message chrétien se greffe sur un cep culturel particulier. L’Evangile parvient ainsi à y faire émerger une nouvelle culture métissée. Le message chrétien y acquiert dès lors une nouvelle expression et un nouveau visage culturel, et d’un même tenant, une culture déterminée se transforme à l’apport de l’Evangile. On est donc plus proche du concept de métissage utilisé aujourd’hui pour caractériser les sociétés multiculturelles[5].

Mais l’inculturation demeure avant tout un concept théologique. De l’acculturation univocale, on passe à l’inculturation dialogique. Ce processus, à travers lequel le message chrétien pénètre au cœur d’une culture spécifique, ne s’impose pas, mais se propose, en termes d’échange. Les cultures maintiennent leurs identités fondamentales, leurs symboliques, leurs valeurs, leurs expressions et leurs structures de vie, mais intègrent le message chrétien. Il s’agit donc d’une double appropriation réciproque entre Evangile et cultures. Selon ce concept donc, il ne serait pas correct d’affirmer que l’Evangile s’in-culture, puisqu’il est toujours incarné dans une culture. Il serait plus exact de dire que le message en vient à s’inculturer, à germer dans une nouvelle culture.

Il y a là, et de manière sous-jacente, une résistance de la culture qui contraint le message chrétien à s’adapter à ses structures culturelles. Le christianisme devient dès lors modulable, ou modulé selon des formes qui lui sont originellement extérieures. Cette résistance devient alors une véritable logique contrebalançant culturellement le poids de la nouveauté chrétienne. Le concept intègre donc la résistance intrinsèque de la culture dans la problématique de la diffusion du christianisme. D’une part, c’est la communication de l’Evangile dans les matrices culturelles d’un peuple mais, de l’autre, c’est le processus par lequel une population assimile l’Evangile, c’est-à-dire, lui résiste en se l’appropriant, en la recréant et l’exprimant à partir de ses racines historiques et culturelles, en donnant au christianisme un visage nouveau et une expression originale.

En définitive, s’il fallait synthétiser les positionnements de l’inculturation, on pourrait les résumer par le slogan suivant : Pour une autre christianisation !  On s’approprie en désoccidentalisant le Christianisme. Cette déculturation du christianisme par la culture locale, est le propre de son universalisation. En actant la résistance du local, on autorise la diffusion du global. Puisque, in fine, c’est l’acteur local qui tranche, le message universel garde une portée globale, mais perd son statut impérialiste.

2. Altermondialisation

Le concept d’altermondialisation, bien que nettement plus récent, charrie déjà quelques changements dans sa courte histoire. Le mot lui-même n’est à vrai dire que le fils du concept d’antimondialisation. C’est à la fois dans la continuité de ce germe et en rupture avec lui qu’est apparu l’altermondialisme.
 

De l’antimondialisation à l’altermondialisation

Le concept d’antimondialisation est le terme générique utilisé au cours des années 1990 dans les médias pour qualifier les mouvements s’opposant au « néolibéralisme », et à deux de ces conséquences, la guerre et la pollution. « Antimondialisation » est conséquemment interprété fréquemment comme synonyme d’ « anti-libéral » opposé à l’adhésion sans réserve aux doctrines économiques libérales. Des critiques ont cependant souligné que ce mouvement tire ses racines des groupes d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Constatant leur positionnement pour le protectionnisme économique et contre le libre-marché, couplés à l’utilisation lors de manifestations de différents symboles totalitaires, les défenseurs du mouvement d’antimondialisation ne partageant pas cette analyse se sont démarqués de ce courant et, ce faisant, du terme qui le médiatisait.

Aujourd’hui, les tenants de ce combat préfèrent en général le terme d’altermondialisation, connoté plus positivement et perçu comme plus constructif. Dans cette optique, ce mot permet mieux de mettre en évidence le travail de contre-proposition, d’alternative et pas seulement d’opposition dogmatique que semble unilatéralement suggérer l’antimondialisation.

Le terme altermondialisation est donc directement dérivé du terme antimondialisation. Bien que les différents mouvements sociaux qui ont revendiqué ce terme visaient à se distinguer des antimondialistes (nationalistes, protectionnistes, communautaristes…), la frontière entre les deux tendances est, dans bien des cas, difficile à percevoir, au point que ce terme ne semble pas avoir fait florès hors de la francophonie.

Conceptuellement, l’altermondialisation ou altermondialisme est le nom qui désigne un mouvement social, qui revendique que des valeurs telles que la démocratie, la justice économique, la protection de l’environnement et les droits humains soient prépondérantes sur la logique économique dans ce processus de mondialisation. C’est ce que bien des militants altermondialistes appellent aussi « une mondialisation maîtrisée et solidaire. » Ce mouvement est en revanche opposé à ce qu’il appelle la mondialisation néolibérale. Il focalise son adversité sur le mode de fonctionnement des institutions internationales à vocation de développement économique tels que le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale ou l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qu’il juge contraire aux valeurs qu’il défend. Dans sa version la plus radicale, l’altermondialisme se rapproche et se confond avec l’internationalisme défendu par les communistes ou les anarchistes, puisqu’on retrouve la même opposition d’une mondialisation qui serait pour les peuples (ou des travailleurs) contre la « mondialisation » qui serait celle des dirigeants (ou des patrons).

Les manifestations de Seattle en 1999 contre l’OMC ont en quelque sorte lancé le mouvement des manifestations massives altermondialistes, qui s’est poursuivi avec le rassemblement de Gênes en 2001 (avec la mort d’un manifestant tué par balles par la police italienne), contre le sommet du G8. En novembre 2002, lors du premier Forum social européen à Florence, jusqu’à un million de personnes ont défilé contre la guerre en Irak et pour un autre monde. Mais ces actions ne sont pas que démonstrations de force. Formation, sensibilisation, action alternative au niveau local sont autant d’activités de ces mouvements. En Belgique, par exemple un système de troc a été généralisé à l’ensemble d’une ou de plusieurs communes pour concurrencer les logiques purement mercantiles : on l’appelle le S.E.L. (Système d’Echange Local). Un SEL est donc un système de troc multilatéral permettant de mieux valoriser les compétences des gens qui ont un hobby, une dextérité ou du temps et qui désirent s’investir dans plus de convivialité et de solidarité au niveau local. Je voudrais être aidé pour tapisser mon salon, j’accueille toute ma famille et j’ai besoin d’un coup de main pour préparer à manger et servir à table, mon évier est bouché et j’ai besoin d’aide, je conclus un prix en monnaie SEL avec quelqu’un qui est répertorié sur la liste de partage des compétences ou de services. A mon tour de gagner de la monnaie SEL en donnant mon temps pour garder des enfants, en prêtant ma débroussailleuse que j’aimerais amortir, en utilisant mes talents artistiques pour animer une fête…

Au-delà du médiatique, l’altermondialisme, à travers l’idéologie du développement durable et solidaire, c’est avant tout des projets à taille humaine, d’ancrage local et à visée pratique. Dans les faits, l’altermondialisation regroupe donc des personnes d’horizons très divers, tiers-mondistes, écologistes, marxistes, keynésiens, anarchistes… Pour cette raison, cette nouvelle mouvance est souvent appelée le mouvement des mouvements. Le mouvement des mouvements joue sur la multiplicité des luttes et des stratégies, et sa force repose sur le réseau. Cette nouvelle forme de contestation rompt avec les stratégies syndicales traditionnelles. Des structures syndicales nouvelles basées sur une organisation différente (plus de démocratie interne, refus des structures pyramidales) ont fait leur apparition, rompant avec certains travers des structures précédentes tout en perpétuant les valeurs historiques de solidarité.
 

Revendication du mouvement altermondialiste

S’il fallait définir par une affirmation simple les revendications de la mouvance altermondialiste, quelle que soit sa tendance précise, on pourrait les synthétiser par « Un autre monde est possible. »

A l’exception de ces tendances nationalistes, qui sont souvent plus antimondialistes qu’altermondialistes, on peut retrouver un ensemble de revendications communes dans les autres tendances. D’abord des revendications de refus ; refus des inégalités sociales, refus de l’excès de pouvoir en tout genre. Des affirmations également, comme l’affirmation centrale de la primauté de l’humanisme sur l’économique. Dans cette perspective, est défendu le maintien des services publics et non leur privatisation ou la préservation des spécificités culturelles de chaque culture et l’opposition à une homogénéisation culturelle.

Pour la plupart des altermondialistes, c’est à la mise en place de cette autre société mondiale qu’il importe d’œuvrer. Mais les alter ne sont plus anti. Pour eux, l’ouverture des frontières est le plus sûr des horizons pour un rapprochement des peuples, la fin des guerres. Les altermondialistes sont donc des mondialistes réalistes ; mais des mondialistes autrement. Toutefois, leurs positions divergent quant à la mise en place concrète de cette autre société. Deux logiques structurent dichotomiquement ces divergences de vue, plus de solidarité versus un respect de la liberté individuelle accru. Le débat se place ainsi sur la nécessité et la forme des régulations.

Paradoxalement, les revendications les plus médiatiques sont souvent défendues par une partie des militants du mouvement des mouvements. Anti-OGM, commerce équitable, taxe Tobin, Anti-OMC, sont autant de positionnements spécifiques, qui font l’objet de débats intenses quant à leur opportunité, leur faisabilité, ou même leur légitimité.

Conclusion

Ces deux concepts, de création belge, émergent dans des contextes historiques différents, mais qui ne sont pas sans similitudes. L’un participe de la première mondialisation, la tentative de mondialisation chrétienne, alors que le second s’inscrit dans le cadre de la mondialisation économique et politique contemporaine. Par ailleurs, l’un a clairement un usage sociologique, tandis le second est d’origine et d’utilisation missiologique.

Mais au-delà de leurs contextes d’émergence et d’utilisation différents, ces deux concepts laissent toutefois entrevoir en filigrane des logiques sous-jacentes apparentées. De fait, on retrouve in fineune démarche analogue : la résistance à une mondialisation monolithique et uniformisante. Au nom d’une identité spécifique à défendre, qu’elle soit économique, politique, culturelle, ou religieuse, des groupes luttent face à la tentative hégémonique d’un acteur occidental dominant. Cette résistance déploie dans les deux cas un projet positif, qui se refuse à un rejet pur et simple de la rencontre de l’idéologie occidentale qu’elle combat.  Elle se dessine plutôt comme un projet alternatif, permettant l’alchimie équilibrée entre traditions et valeurs locales d’une part, ouverture et visée universaliste de l’autre (la mondialisation chrétienne ou humaine).

In fine, c’est un autre regard sur l’universel que nous invite à poser ces tricksters du « marché » ou du « christianisme ». Sous leurs pinceaux, se dessine un nouveau bricolage. Une autre articulation entre général et particulier, entre communautés locale et globale, ces deux mouvements réaffirment l’absolue primauté du local contre le global. Et ce faisant, s’érige en point nodal de leur combat. Contre un autoritarisme rampant et uniformisateur, ils rappellent que tout universel, s’il se veut respectueux des populations qu’il englobe, doit inévitablement et invariablement trouver son fondement dans un respect des spécificités culturelles. Il doit dès lors se développer à partir d’une dynamique locale, ancrée d’abord au cœur des identités particulières[6].

Bibliographie

Bria I., Chanson Ph., Gadille J., Spindler M., Dictionnaire oecuménique de missiologie. Cent mots pour la mission, Cerf, Labor et Fides, CLE, Paris, 2001.

Bosch D., Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires, Lomé-Paris-Genève, AHAO-Karthala-Labor et Fides, 1995.

Certeau M. (de), L’invention du quotidien, T. 2, Paris, Gallimard, 1990.

Certeau M. (de), L’étranger ou l’union dans la différence, Paris, DDB, 1969.

Gruzinsky S., La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

Peelman A., L’inculturation. L’Église et les cultures, Paris-Ottawa, Desclée-Novalis, 1988.

Peelman A., Le Christ est amérindien. Une réflexion théologique sur l’inculturation du Christ parmi les Amérindiens du Canada, Outremont, Novalis, 1992.

Pirotte J. (dir.), Résistances à l’évangélisation. Interprétations historiques et enjeux théologiques, Paris, Karthala, 2004.

Servais O. et Van ‘t Spijker G. (dir.), Missiologie et Anthropologie, XIX-XXe siècles, Entre connivence et rivalité, Paris, Karthala, 2004.

Notes :

  • [1] Ion Bria, Philippe Chanson, Jacques Gadille, Marc Spindler, Dictionnaire oecuménique de missiologie. Cents mots pour la mission, Paris, Cerf, Labor et Fides, CLE, 2001, p. 165.

    [2] Nestor  Capdevila, Las Casas, une politique de l’humanité. L’homme et l’Empire de la Foi, Paris, Cerf, 1998.

    [3] Joseph  Masson, « L’Église ouverte sur le monde », in Nouvelle Revue Théologique, vol. 84, p. 1038.

    [4] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, T. 2, Paris, Gallimard, 1990, p. 60-61.

    [5] Serge Gruzinsky, La pensée métisse, Fayard, 1999.

    [6] M. Certeau (de), L’étranger ou l’union dans la différence, DDB, Paris, 1969.