Le 01 mars 2012

Justesse d’une présence chrétienne dans la société d’aujourd’hui

Le point de départ de cette analyse est la publication du numéro 100 de la revue « En question » du Centre Avec. Cette étape a été l’occasion pour l’équipe de réfléchir à la présence et au rôle des chrétiens dans le monde d’aujourd’hui, ainsi que sur le positionnement de l’Eglise dans la société. Ce document de réflexion donne quelques repères aux chrétiens soucieux de bien se situer dans nos démocraties pluralistes pour avoir une parole audible, utile et positive.
 

Déjà en 2006, une des analyses du Centre Avec essayait de dégager quelques principes de discernement quant à la légitimité et à la justesse d’une parole chrétienne dans nos démocraties pluralistes[1]. Nous avons dès lors repris cette question à l’occasion du n°100 de notre revue. Pour ne pas mener cette réflexion en vase clos et enrichir nos propres points de vue en les croisant et en les confrontant avec d’autres, nous nous sommes entourés de trois personnes : Clotilde Nyssens, Jean Hallet et Henri Funck. Tous trois sont chrétiens, engagés d’une manière ou d’une autre dans l’espace public[2]. Ils nous ont partagé le regard qu’ils portent sur l’Eglise, leurs attentes vis-à-vis de celle-ci, et la vision qu’ils ont de l’engagement des chrétiens dans la société. Leur rencontre[3] nous a permis d’affiner et d’élargir notre réflexion.

Légitimité d’une parole chrétienne en démocratie pluraliste
 

Nous vivons dans une société pluraliste, multiculturelle, multireligieuse et sécularisée. Dans ce contexte, les chrétiens sont appelés à trouver de nouvelles manières d’être au monde et des façons renouvelées d’être présents dans l’espace public. Il est justifié et important que les chrétiens y soient présents et qu’ils prennent la parole dans les débats publics, en faisant appel à leurs points de repère, leurs idées, leurs convictions et leurs valeurs. En effet, dans une société pluraliste, tout le monde a le droit de prendre la parole. Cela doit bien sûr se faire en respectant l’espace et le langage, et sans confusion entre politique et religion. Dans ces conditions, l’Eglise en tant qu’institution peut parler du lieu où elle est et s’exprimer pour donner un avis sur des sujets qui touchent les gens. Les chrétiens ont une parole autorisée et celle-ci sera légitime s’ils ont bien conscience qu’il s’agit d’ « une parole humaine entre les autres, éclairée de l’intérieur par leur foi mais qui, dans le débat public ou le dialogue avec les autres, n’a pas d’autre autorité que sa vérité et son caractère éclairant intrinsèques »[4]. Par ailleurs, cette parole trouvera sa force et sa crédibilité dans l’expérience du terrain. C’est en œuvrant à la recherche de plus de justice sociale, ensemble avec d’autres femmes et hommes de bonne volonté, que les chrétiens auront une présence et une parole signifiantes pour le monde d’aujourd’hui. Si leur parole est ancrée dans l’action, si leur discernement est nourri d’une proximité avec les plus vulnérables de notre société, alors elle sera audible, utile et acceptée. Ainsi, leur « éclairage ne jouit d’aucun privilège a priori. Il vaudra par sa qualité, par son opportunité, par sa capacité à faire avancer les choses »[5].

Ces quelques repères posés, force est de constater que souvent l’Eglise s’exprime et se positionne sans en tenir compte. C’est ainsi qu’il y a des « questions qui fâchent »[6]. On pourrait dire qu’il y a aussi des réponses qui fâchent. Il y a effectivement des paroles et des discours qui sont devenus inaudibles, que l’on se situe à l’extérieur de l’Eglise ou en son sein. De même, il y a des attitudes et un mode de présence au monde qui ne sont plus crédibles ni signifiants. Clotilde Nyssens résume ces questions qui fâchent ainsi[7] : (1) tout ce qui est lié aux histoires de pédophilie, (2) le fait que les discours de l’Eglise soient circonscrits à certains domaines, (3) ce qui a trait au mode de gouvernance et (4) le fait que beaucoup de rites ne « parlent » plus à nos contemporains, en particulier les jeunes qui ne comprennent plus le langage utilisé.

Nous situant, pour cette analyse, dans une réflexion sur la justesse de la présence au monde des chrétiens, nous faisons le choix de reprendre les trois premiers points et de les approfondir en prolongeant le raisonnement.

(1) Les affaires de pédophilie. Fort heureusement, l’Eglise catholique de Belgique est finalement arrivée à une parole et une attitude de compassion envers les victimes des affaires de pédophilie. Mais la façon dont tout cela a été géré laisse un goût amer. Jusqu’il y a peu, suivant la loi du silence, l’Eglise a effectivement couvert des crimes ! Le temps long avant d’arriver à une parole de compassion, la nécessité qu’une commission parlementaire se saisisse du problème pour que l’Eglise prenne des engagements concrets de dédommagements envers les victimes, la tiédeur des premières réactions qui n’étaient pas à la mesure de la gravité des faits… tout cela nous semble très peu évangélique. D’aucuns pourront dire que des histoires de pédophilie se sont passées et se passent ailleurs également. Certes, c’est tout à fait vrai et il faut s’inquiéter de cela aussi. Mais cela n’enlève rien à la gravité des faits et surtout à la puissance du contre-témoignage. Plus globalement, l’Eglise a manqué l’occasion de se questionner sur la logique du pouvoir qui sous-tend les relations en son sein.

(2) Des discours circonscrits. S’il est vrai que l’Eglise s’exprime effectivement sur des sujets comme l’économie, la justice, l’écologie,… ces thèmes restent fort périphériques et ses discours semblent circonscrits à certains domaines, à savoir essentiellement les mœurs et les questions bioéthiques concernant le début et la fin de vie. D’aucuns incrimineront les médias de ne pas relayer davantage les discours que l’Eglise tient sur d’autres sujets. Certes, les médias ont une responsabilité, mais l’Eglise est coresponsable de cette lecture trop parcellaire, en s’étendant trop dans des discours circonscrits à certains domaines et donc trop limités par rapport aux manquements à l’éthique dans notre société. La vie est à prendre dans toutes ses dimensions. Sans cela, l’écart se creuse entre les discours de l’Eglise et ce que les gens vivent. L’Eglise perd ainsi sa crédibilité et sa pertinence. Osons espérer que la toute récente interpellation[8] portée conjointement par la Conférence épiscopale de Belgique, le Conseil Interdiocésain des Laïcs (CIL) et het Interdiocesaan Pastoraal Beraad (IPB) devant la crise économique actuelle est un signe de bonne augure dans le sens d’une prise en compte de la vie dans toutes ses dimensions.

Par ailleurs, le discours de l’Eglise est aussi un discours qui fait des généralités sans tenir compte de la complexité de la réalité des gens et du cas particulier.

(3) Le mode de gouvernance. Le principe hiérarchique actuel est loin des réalités locales. L’image de Rome et du Vatican ne montre que des hommes d’un certain âge[9]. La crédibilité de la gouvernance est mise à mal dès lors que la limite d’âge pour exercer des responsabilités exécutives majeures dans notre Eglise ne répond pas à un principe de sagesse : pour la tâche sans doute la plus difficile, on peut aller bien au-delà des 80 ans… Est-ce crédible ? Dès lors que l’on s’inscrit dans la logique de Vatican II, on peut se demander où sont les dynamiques pour mettre sur pied des structures où les laïcs auraient toute leur place. Heureusement, il y a des raisons d’espérer quand on s’inspire, par exemple, de la réflexion et de l’action de l’archevêque de Poitiers, Mgr Albert Rouet[10], dont le grand mérite est d’avoir fait confiance aux laïcs.

Un appel à revenir à l’Evangile et à aimer le monde
 

Nous sommes donc dans un moment difficile pour l’Eglise. Elle a besoin de souffle pour renouveler son mode de présence au monde. Nous suivons volontiers Clotilde Nyssens, Jean Hallet et Henri Funck[11], pour qui « il est plus utile d’allumer une bougie que de maudire l’obscurité » et qui proposent de revenir à l’essence du christianisme, c’est-à-dire à l’Evangile et au service du frère. Il n’est pas difficile d’identifier quatre points de repère dans l’enseignement social de l’Eglise, qui sont comme les quatre points cardinaux de la boussole de l’engagement social : (1) la destination universelle des biens, (2) la dignité inaliénable de la personne, (3) le principe du Bien commun et (4) le principe de la solidarité. Voilà une mine où trouver de quoi être animé de l’intérieur pour porter des engagements dans la vie civile et politique. Car l’engagement politique – au sens large, y compris les engagements sociaux de toutes sortes –, fait partie (ou devrait faire partie) de la génétique-même des chrétiens : croire qu’on peut humaniser le monde, croire qu’il est possible d’améliorer la vie des gens et de changer les choses pour aller vers un mieux être pour tous.

Finalement, nous voudrions lancer un appel à l’Eglise à se faire servante et pauvre pour se mettre au service du Royaume, « le monde selon le cœur de Dieu »[12], qui est l’objet-même de la politique, c’est-à-dire la construction patiente mais résolue d’un monde plus juste et plus fraternel pour toute la famille humaine. Pour cela, les chrétiens sont appelés à « aller au charbon », ensemble avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté, et à s’engager pour la justice sociale. Car comme le notait justement Jean Marie Faux, « la parole chrétienne en démocratie pluraliste n’est pas réservée aux évêques. Leurs prises de position dans les débats de société ne peuvent se multiplier et on ne peut les attendre pour s’engager ». A chaque chrétien donc de se retrousser les manches avec ses sœurs et frères humains pour œuvrer à un monde meilleur et plus solidaire. De prendre part dans le débat public aussi, dans le respect des opinions de chacun. Cela « suppose une véritable foi dans la démocratie, et finalement dans la possibilité de vivre ensemble et dans la capacité fondamentale de chaque être humain d’assumer son humanité et de prendre en charge pour sa part l’avenir du monde »[13].

Par ailleurs, comme le proposent Clotilde Nyssens, Jean Hallet et Henri Funck, l’Eglise pourrait mandater des acteurs sociaux ou des intellectuels pour s’exprimer au nom des catholiques de Belgique sur tel ou tel sujet, non pas en ayant un discours rhétorique sur une réalité, mais un discours dont la pertinence viendrait du lien avec la pratique de l’action de terrain et du travail en réseau, ainsi que de la pluridisciplinarité. Il faut bien se rendre compte que le monde a connu des évolutions fulgurantes et que les sciences humaines ont délogé les référents traditionnels puisés dans la théologie et la philosophie. Nous ne sommes plus dans le monde des idées, mais dans le monde des faits, de l’émotion, de l’image… La dynamique du développement personnel a pris peu à peu la place de la religion. Comment l’Eglise intègre-t-elle tous ces changements ? Car l’Eglise est appelée à se situer réellement au cœur du monde et à véritablement aimer celui-ci.

Notes :

  • [1] Voir J.M. Faux, « Parole chrétienne en démocratie pluraliste », analyse du Centre Avec, avril 2006. Disponible sur www.centreavec.be.

    [2] Clotilde Nyssens est sénatrice honoraire, conseillère communale à Schaerbeek et membre de la commission de surveillance de la prison de Forest et de Berkendael. Jean Hallet a été président de l’Alliance Nationale des Mutualités Chrétiennes et du Conseil d’Administration de l’UCL. Il est actuellement actif au sein de l’UCP, mouvement social des aînés. Henri Funck est magistrat (auditeur du travail de Bruxelles) ; à ce titre, il est notamment en charge des problèmes de traite des êtres humains. Tous trois font partie du groupe informel « Altercité, chrétiens en forum » (voir www.altercite.be). Cependant, lors de la rencontre que nous avons organisée, ils nous ont parlé à titre personnel et non au nom d’Altercité.

    [3] Nous renvoyons le lecteur intéressé à l’article suivant : C. Brandeleer, « Quelle présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui ? », in En Question n°100, Revue du Centre Avec, mars 2012, pp.26-28.

    [4] J.M. Faux, idem.

    [5] J.M. Faux, idem.

    [6] Voir C. Brandeleer, « Quelle présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui ? », in En Questionn°100, Revue du Centre Avec, mars 2012, pp.26-28.

    [7] Voir C. Brandeleer, « Quelle présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui ? », in En Questionn°100, Revue du Centre Avec, mars 2012, pp.26-28.

    [8] Interpellation « Appel urgent. Pour un monde équitable et viable », 15 mars 2012. Voir http://minisite.catho.be/AppelUrgent2012/

    [9] Notons que le problème de la domination de l’homme blanc d’un âge certain existe ailleurs aussi.

    [10] Voir son livre J’aimerais vous dire, Ed. Bayard, 2009.

    [11] Voir C. Brandeleer, « Quelle présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui ? », in En Questionn°100, Revue du Centre Avec, mars 2012, pp.26-28.

    [12] J.M. Faux, Au cœur du monde. L’engagement du chrétien dans la société, Ed. Lumen Vitae (collection Trajectoires), 2009.

    [13] J.M. Faux, « Parole chrétienne en démocratie pluraliste », analyse du Centre Avec, avril 2006. Disponible sur www.centreavec.be.