En Question n°149 - juin 2024

La bataille pour la transition juste 

L’appel à une transition juste fait consensus. C’en est presque devenu un slogan politique repris par la majorité des partis. Mais sur le terrain, l’équation entre urgence écologique et justice sociale n’est pas simple à résoudre. Matthias Petel, spécialiste du sujet, pointe le risque de laisser la main à ceux qui détiennent le pouvoir, en particulier le pouvoir économique, et souligne la nécessité de la délibération démocratique et de l’action collective pour articuler de manière créative et juste les deux polarités de cette tension.

crédit : Nik – Unsplash

La crise des Gilets jaunes chez nos voisins français en 2018 aura eu le mérite de rappeler avec force une évidence : la transition écologique sera juste ou ne sera pas. La colère avait à l’époque explosé à la suite de l’augmentation d’une taxe sur le carburant. Très vite, les revendications dépassèrent la seule contestation contre la mesure adoptée pour embrasser un vaste panel de propositions, centrées notamment sur le renforcement d’une démocratie plus directe – par opposition au régime représentatif. Cette séquence politique demeure riche d’enseignements pour penser l’articulation des politiques sociales et écologiques aujourd’hui : une mesure adoptée au nom de la lutte contre le changement climatique mais pesant proportionnellement plus sur les foyers précaires avait mené à une demande forte de démocratisation. La triple crise écologique, sociale et démocratique était ainsi exposée dans toute sa complexité.

Les enseignements tirés de ce soulèvement populaire ont varié. Certains y ont vu le caractère profondément réfractaire au changement de la majorité de la population, agrippée à des acquis sociaux « archaïques ». La transition écologique devait alors soit être ajournée, soit être menée par une action technocratique envers et contre la « grogne » sociale inévitable. D’autres ont choisi de tracer le sillon d’une écologie sociale construite par et pour les personnes isolées ou marginalisées, les travailleurs et travailleuses pauvres, toutes celles et ceux dont la subsistance économique s’avère très largement dépendante des aléas du marché.

Notons que la majorité de la classe politique s’est depuis ralliée au mot d’ordre de la « transition juste ». Cependant, derrière ce slogan devenu consensuel, on constate la persistance de l’affirmation d’une contradiction entre écologie et progrès social. L’expansion de l’activité de l’aéroport de Liège est ainsi justifiée par la création d’emplois, le verdissement des politiques agricoles est abandonné pour répondre à la précarité des agriculteurs et agricultrices, l’augmentation de la production des énergies fossiles prend pour prétexte la lutte contre la pauvreté énergétique dans les pays du Sud. Le présent texte s’attache à fournir des clés d’analyse afin de penser l’articulation entre l’urgence écologique et la justice sociale. Qui est responsable de la crise environnementale ? Qui en subit les effets ? Doit-on articuler écologie et lutte des classes ? Enfin, quelles pistes d’action pour une écologie sociale ?

Décrypter les injustices climatiques 

Les pays et classes sociales qui ont le moins contribué à la crise écologique sont aussi les plus vulnérables aux désastres qu’elle engendre[1]. Le constat se vérifie tout d’abord sur le plan des relations Nord-Sud.

D’une part, les pays occidentaux sont responsables d’une majorité des émissions de gaz à effet de serre accumulées dans l’atmosphère[2]. À cet égard, les pays occidentaux ont contracté une « dette climatique » à l’égard du reste du monde : le développement industriel a été mené tambour battant, à différents endroits du globe, au prix de coûts sociaux et écologiques massifs, stigmates de l’extractivisme fossile qui en fut le moteur principal. Ce constat historique demeure partiellement valide : l’empreinte carbone d’un Africain correspond à un dixième de celle d’un Nord-Américain moyen. De même, bien qu’en termes absolus l’Asie soit récemment devenue le continent le plus émetteur, un Asiatique moyen pollue toujours deux fois moins qu’un Européen moyen.

Définir les responsabilités climatiques : choix méthodologiques et enjeux politiques
Les résultats des analyses quant à l’empreinte carbone d’un pays, d’une classe sociale ou d’un individu dépendent largement des présupposés méthodologiques choisis, et plus spécifiquement des règles d’attribution sélectionnées afin d’affecter les émissions de gaz à effet de serre à différents acteurs. Dans le cas des comparaisons entre États, plusieurs questions cruciales se posent. Doit-on prendre en compte les responsabilités historiques ou uniquement se contenter des contributions actuelles ? Les pays émergents tels que la Chine ou l’Inde ont une responsabilité historique largement moindre que leurs homologues occidentaux, mais leur rattrapage économique s’est traduit par une augmentation significative de leurs émissions. Faut-il attribuer les émissions en fonction du lieu de production ou du lieu de consommation ? Si le droit international retient l’approche fondée sur la production – alignée avec l’idée de souveraineté de chaque État sur son territoire –, elle tend à minimiser l’impact des pays occidentaux qui importent une grande partie des biens consommés. Derrière ces débats en apparence techniques, des questions politiques et morales fondamentales sont en jeu.

D’autre part, les pays du Sud subissent de plein fouet les phénomènes météorologiques extrêmes induits par le changement climatique, tels que les inondations, les sécheresses et les ouragans, qui entrainent des coûts humains et économiques considérables[3]. Cette surexposition est notamment liée à des facteurs géographiques (zones côtières de faible altitude, régions exposées aux tempêtes tropicales, risque de désertification) ainsi qu’à la dépendance économique à l’égard de l’agriculture, un secteur très sensible aux fluctuations climatiques. Par ailleurs, les pays du Sud jouissent d’une capacité d’investissement moindre afin de financer l’adaptation aux changements climatiques notamment par la mise en place d’infrastructures résilientes. Les investisseurs considèrent la vulnérabilité climatique de ces régions comme un risque financier : les pays du Sud sont donc contraints de payer des taux d’intérêt plus élevés sur les marchés financiers s’ils veulent financer leurs investissements. Un cercle vicieux se forme : à cause du coût élevé du capital privé, les pays les plus éprouvés ne peuvent pas investir correctement pour se préparer aux catastrophes climatiques ; les impacts humains et économiques sont exacerbés ; la productivité s’effondre ; la reprise de l’activité est lente ; les revenus fiscaux diminuent ; la dette explose.

La division Nord-Sud a été au cœur des négociations climatiques sur la scène internationale dans les années 1990. Cette grille d’analyse ne doit cependant pas occulter les inégalités criantes qui existent à l’intérieur des différents pays. Autrement dit, l’analyse interétatique doit se coupler à une analyse de la distribution des responsabilités et des vulnérabilités entre classes sociales[4]. En Belgique, par exemple, l’empreinte carbone des 10% les plus pauvres se situe autour de 4,3 tonnes de CO2 par habitant contre 16,6 tonnes de CO2 pour les 10% les plus riches[5]. De la même façon, la répartition des risques environnementaux est aussi le reflet de la structuration inégalitaire de nos sociétés : la pollution de l’air se concentre dans les quartiers aux populations précaires et issues de l’immigration, les inondations frappent davantage les ménages plus pauvres situés dans des zones à risque, etc. Que la scène soit internationale ou nationale, une même dynamique est donc à l’œuvre : les agents à la responsabilité moindre sont plus exposés aux dérèglements climatiques. L’enjeu écologique se superpose aux lignes de fracture sociale déjà existantes et les exacerbe.

De la consommation responsable à l’écologie politique

Face à ce constat, il est tentant de pointer du doigt les modes de vie des plus nantis, jugés obscènes dans un contexte d’urgence écologique. Il est par ailleurs démontré que les choix de consommation des plus riches, au-delà de la pollution qu’ils génèrent, encouragent le consumérisme de tous. C’est le phénomène de la « consommation ostentatoire », déjà soulignée par l’économiste Thorstein Veblen en 1899 : une fois atteint un certain niveau de bien-être, les biens des plus riches sont avant tout positionnels, ils servent à asseoir une posture sociale dominante et doivent donc être rendus visibles. Un mécanisme qui déclenche une forme de course matérialiste dans l’ensemble de la population, chacun cherchant à atteindre ou préserver un statut menacé par l’opulence apparente des classes dominantes. À suivre ce raisonnement, la priorité serait de mettre un terme, par des interdictions ou une fiscalité dissuasive, à certaines habitudes de consommation réservées aux ménages aisés : voyages en avion, piscines privatives, résidences secondaires, etc.

La transition des privilégiés vers des modes de vie plus sobres, qu’elle soit volontaire ou, plus vraisemblablement, imposée, constitue une étape certes indispensable mais dont l’horizon politique demeure limité. En effet, les économies contemporaines reposent entièrement sur l’exploitation des écosystèmes. Ainsi, même si les émissions – entre autres pressions environnementales – liées à la consommation excessive des plus riches étaient brusquement stoppées, le défi écologique resterait entier. En réalité, ce n’est pas le mode de vie ultrapolluant des plus riches qui est le cœur du problème écologique – bien qu’il participe à le nourrir –, mais leur pouvoir de décision sur nos choix de production. Les inégalités économiques engendrent une concentration du pouvoir qui permet à la classe sociale dominante de façonner le visage de l’économie de demain… et son empreinte carbone. Plus que les habitudes de consommation, ce sont les décisions d’investissement et de production que nous devons scruter.

L’injustice est donc avant tout politique : le pouvoir de décision est inégalement réparti ; nous ne sommes pas égaux dans notre capacité à influer sur les politiques industrielles et les flux financiers. Les plus riches monopolisent les moyens de production du capitalisme fossile, déterminent les priorités d’investissement et conditionnent les mesures écologiques à leur profitabilité. Une asymétrie de pouvoir qui se répercute ensuite dans les politiques publiques mises en place en matière environnementale et qui frappent de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres[6]. La transition écologique aura peut-être lieu, mais au rythme et selon les termes des détenteurs de capitaux. Dans ce contexte, les États se voient attribuer la mission d’endosser une partie des coûts des investissements verts afin de limiter les risques pris par les acteurs privés et d’assurer une marge suffisante sur le temps long. En bref, la politique du capitalisme vert repose sur une socialisation des coûts de la transition et une privatisation des bénéfices escomptés.

À ce titre, la transition écologique appelle à la constitution d’un rapport de force qui permette d’assurer une répartition juste des coûts et bénéfices engendrés par un tel virage. Toute politique environnementale est en effet distributive, au sens où elle doit effectuer des arbitrages entre divers intérêts contradictoires, et déterminer les gagnants et les perdants du changement opéré. Ainsi, l’unanimisme de façade derrière la bannière de l’écologie se fissure rapidement quand les objectifs adoptés – comme la neutralité carbone à l’horizon 2050 – doivent être mis en œuvre. Les enjeux sont multiples : qui devra essuyer les pertes engendrées par la dévaluation drastique des investissements réalisés dans les infrastructures fossiles ? Quelles reconversions pour les travailleurs et travailleuses de ces filières ? Les pays du Sud seront-ils cantonnés au rôle de pourvoyeurs de matières premières pour les nouvelles industries vertes ? Quelles sources de financement de l’État providence dans une société post-croissance ? Ces questions exigent une délibération démocratique plutôt que d’être laissées aux mains des acteurs privés, qui façonneront la transition selon leurs intérêts au gré de leurs décisions d’investissement et des mouvements de capitaux qui en découlent. Reformulons alors l’affirmation posée en guise d’introduction de notre propos : la transition sera démocratique ou elle ne sera pas juste.

Et maintenant ?

Nous l’avons dit, la focalisation du discours écologique sur la consommation responsable comporte des limites évidentes. À suivre ce raisonnement, chacun serait comptable de sa propre empreinte carbone, et à terme, de sa réduction, permise par des initiatives personnelles. Or, les choix de consommation des individus sont conditionnés par des structures collectives (organisation de l’espace, choix d’investissements dans les modalités de transport, stratégies industrielles, etc.). Il s’agit donc bien de poser la question écologique sur le plan politique. Cela étant dit, le champ des engagements possibles est large. Il permet ainsi à chacun de répondre au diagnostic posé par une contribution qui s’appuie sur ses intuitions et ses compétences, tout en tenant compte de sa situation personnelle. Pour reprendre le cadre conceptuel du sociologue Erik Olin Wright, trois options sont sur la table : l’approche de rupture, qui vise à prendre le pouvoir politique pour effectuer des transformations macro-économiques d’ampleur ; l’approche interstitielle, qui mise sur la multiplication des alternatives à petite échelle ; ou l’approche symbiotique, qui opère à l’intérieur des marges du système pour obtenir des améliorations progressives[7]. L’on peut ainsi naviguer entre la constitution d’un habitat groupé et la lutte syndicale, le potager collectif ou les manifestations, le lancement d’actions judiciaires climatiques et l’engagement électoral, le sabotage des pipelines ou la création d’une cantine solidaire. À vrai dire, il semble que toutes ces actions participent d’une reconstitution progressive de la capacité d’action collective, préalable indispensable à la transition juste.

Notes :

  • [1] Afin d’étayer nos propos sur les inégalités écologiques, nous nous focaliserons sur le changement climatique, notamment parce qu’en ce domaine, les tendances statistiques sont solidement établies. Nous ne perdrons pas de vue pour autant les dimensions multiples de la crise écologique en cours (effondrement de la biodiversité, pollution plastique, etc.).

    [2] Jason Hickel, « Quantifying national responsibility for climate breakdown : an equality-based attribution approach for carbon dioxide emissions in excess of the planetary boundary », The Lancet Planetary Health, vol. 4, n°9, spetembre 2020, pp. 399-404.

    [3] Je me réfère sur ce point au « Global Climate Risk Index » publié chaque année par « Germanwatch » qui analyse dans quelle mesure les pays sont affectés par les évènements météorologiques extrêmes (tempêtes, inondations, vagues de chaleur, etc.).

    [4] Pour une introduction complète, dans le contexte français, aux difficultés méthodologiques et aux implications politiques des enjeux d’attribution d’émissions : Antonin Pottier, et al. « Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France », Revue de l’OFCE, vol. 169, no. 5, 2020, pp. 73-132.

    [5] Une présentation complète des inégalités environnementales en Belgique est disponible dans un rapport du Haut Comité pour une Transition Juste, composé de 24 experts et expertes spécialisés dans les questions sociales et écologiques : Just Transition in Belgium : Concepts, Issues at Stake, and Policy Levers, 24 octobre 2023.  

    [6] Pour une présentation pédagogique des enjeux distributifs liés aux politiques écologiques : Eloi Laurent, Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes, La Découverte, 2023.

    [7] Erik Olin Wright, Utopies réelles, La Découverte, 2017.