Le 01 mars 2013

La contestation au cœur du sanctuaire financier

Ou comment se servir du droit des sociétés pour rappeler à l’ordre les dirigeants d’entreprises

Aux Etats-Unis, les responsables religieux n’hésitent pas à croiser le fer avec les dirigeants d’entreprise de la haute finance. Pour cela, ils jouent le jeu de la démocratie actionnariale, si l’on peut utiliser ce terme : ils achètent une action d’une entreprise dont ils veulent dénoncer les pratiques et entament un dialogue de longue haleine, ils sensibilisent les autres actionnaires et soumettent des résolutions aux assemblées générales. Difficile donc de les ignorer. Et pourtant, l’activisme éthique reste assez marginal de ce côté-ci de l’océan atlantique. Pour ne parler que d’eux, les religieux semblent se tenir bien loin de tout le pan financier de la société. Sans doute un acteur de la société au profil éthique préfère-t-il éviter d’être associé au grand capital. Sans doute a-t-il également hérité de notre aversion culturelle à parler publiquement et en toute transparence d’argent. Dans cette analyse, nous verrons de plus près quelles recettes américaines mériteraient d’être essayées en Europe continentale. 
 

Certains se rappelleront qu’en 2009, Lloyd Blankfein, PDG de Goldman Sachs, une des institutions financières les plus puissantes de la planète, disait qu’il « faisait le travail de Dieu »[1]. A ce moment, Goldman Sachs était au centre d’une série de scandales et tout le monde était sidéré du culot, de l’opportunisme et de la fourberie de certaines pratiques de capitalisme sauvage. Cette phrase a souvent été citée à la suite pour dénoncer l’imposture des dirigeants de Goldman Sachs.

Et pourtant, à la même époque, Goldman Sachs faisait l’objet d’interpellations répétées et insistantes de l’équipe de l’Interfaith Center on Corporate Responsibility (ICCR)[2]. Cette coupole d’associations religieuses ou de foi avait demandé et obtenu rendez-vous avec la direction de Goldman Sachs au 41ième étage de son immeuble de Manhattan. En demandant un entretien à huis clos avec les dirigeants de cette société, les responsables de ce centre interreligieux ont mis sur table des questions de protection de consommateurs, de limitation des rémunérations des dirigeants, de transparence et de priorité aux pauvres. On imagine bien qu’ils n’ont pas été accueillis à bras ouverts, mais de ce côté-ci de l’océan atlantique voire de la Manche, nous nous étonnerons de plusieurs choses. Les responsables religieux s’intéressent-ils donc à la finance ? En plus, ils ont l’assurance ou la témérité d’aller dialoguer avec « l’ennemi », c’est-à-dire ceux qui sont souvent perçus comme cédant aux plus grands vices de nos temps, le pouvoir et l’argent ? Enfin, le monde religieux ou convictionnel américain n’a donc pas désinvesti les sphères de contrôle de la société marchande ?

En Europe continentale, pourtant, des religieux qui sont en quelque sorte au cœur du mondefinancier, on n’en a plus tellement l’habitude… Il y a pourtant là un chantier, un champ de bataille qu’il serait dommage de laisser aux autres. Il n’est peut-être pas incompatible de vouloir des changements radicaux dans l’ordre du monde, de défendre les bienfaits de l’économie sociale ou encore de promouvoir des modèles de vie à cent lieues de Wall Street, et à la fois de parler un langage audible au monde des affaires et de croiser de temps à autre le fer avec lui ! De quoi parlons-nous ?

Dans chaque pays du monde occidental existe le droit d’acheter une action dans une société anonyme cotée en bourse. De même, dans la plupart des pays du monde, un actionnaire a le droit, dès qu’il détient même une seule action, de participer aux assemblées générales de cette entreprise et de poser des questions en public. Dans la plupart des systèmes de droit également, l’organe suprême de gestion de l’entreprise – en Belgique, le conseil d’administration – est soumis à cette assemblée générale et a le devoir de répondre aux questions sensées posées en assemblée générale, de s’informer s’il n’est pas suffisamment au courant de la question et de rendre publique la réponse sous une forme ou une autre.

Mieux même, dans beaucoup de pays, les actionnaires ont le droit de soumettre eux-mêmes une proposition au vote des actionnaires. En Belgique, pour les sociétés anonymes cotées en bourse, cela se fait à partir du moment où l’on détient 3 pourcent du capital. Aux Pays-Bas, ce seuil ne s’élève qu’à 1 pourcent, tandis qu’il suffit de détenir l’équivalent de $2.000 aux Etats-Unis[3] et même une seule action en Allemagne. Alors pourquoi ne pas utiliser ces outils d’interrogation, de sensibilisation et de contre-pouvoirs ?

C’est ce que se sont dit depuis les années 1970 un tas de personnes et d’organismes américains. Pour le meilleur comme pour le pire. L’activisme actionnarial poursuit tantôt des fins d’augmentation de l’efficacité de l’entreprise et de maximisation des revenus – ce qui dans certaines situations n’est pas une mauvaise chose, mais l’est dans beaucoup d’autres cas[4] – et tantôt des objectifs sociaux ou éthiques qui n’ont pas de lien direct avec l’investissement financier sous-jacent.

Historiquement, l’activisme actionnarial de type social ou éthique a eu des effets réels sur les questions de collaboration au régime d’apartheid d’Afrique du Sud, de fabrication et de vente d’armements, de conditions de travail, de vente de tabac, de gouvernance d’entreprise, de rémunération, de respect des droits de l’homme, de maltraitance d’animaux, … La liste des thématiques est extrêmement diverse.

Créé au début des années 1970, l’ICCR a été pionnier en ce qui concerne la participation active des actionnaires à la gestion des entreprises. Les actionnaires sont les propriétaires d’une entreprise, contrairement aux détenteurs d’obligations ou aux employés. En tant que propriétaires, ils peuvent viser à optimiser leur mise mais ils ont également le devoir de veiller aux options fondamentales de cette entreprise où ils ont investi leur argent. L’ICCR vise donc à promouvoir le soin du bien commun au sein du monde des entreprises. Cela passe par une sensibilisation des autres actionnaires et par le dialogue avec les dirigeants d’entreprises. Les membres de l’ICCR n’hésitent pas à acheter des actions de sociétés peu scrupuleuses pour pouvoir mieux dénoncer certaines pratiques et exiger un changement.

Leur stratégie est un mélange entre principes de philosophie morale et dénonciations en public. D’abord, elles achètent un certain nombre d’actions, ce qui leur donne le droit de participer aux assemblées générales, d’y poser des questions et de soumettre des résolutions au vote des actionnaires. Ensuite, elles demandent à voir les dirigeants d’entreprises pour discuter de certains problèmes. Ces dirigeants, sachant qu’elles sont prêtes à utiliser l’arme des dénonciations en public, acceptent généralement de les rencontrer. C’est une forme de « damage control » : tenter d’éviter d’en arriver à une dénonciation publique et à toute la publicité négative qui s’en suit. Les religieux utilisent leur autorité morale pour pointer du doigt ce qui ne va pas. Dans une interview avec le New York Times[5], sœur Nora Nash, sœur de Saint-François de Philadelphie, explique comment le dirigeant de General Electric, une société qui participait au développement d’armes nucléaires, a fait atterrir son hélicoptère dans une prairie à côté du couvent des sœurs pour négocier avec elles. Si le dialogue direct s’avère insuffisant, les religieux n’hésitent pas à sensibiliser les autres actionnaires et à poser des questions aux assemblées générales. Certaines sœurs y viennent d’ailleurs en habit, ce qui a pour effet d’attirer une certaine attention.

L’ICCR, en tant que coupole d’associations interreligieuse, réunit 275 associations (catholiques, protestantes, presbytérales, quakers, juives, …) qui ont toutes un lien à une religion et visent à promouvoir les valeurs de leur foi : paix, justice économique, responsabilité du monde et des autres. Ces associations s’unissent pour défendre des investissements sociaux responsables.

A un niveau plus concret, cela signifie que l’ICCR s’oppose à la vente ou à la production de produits dangereux ou dommageables, à l’exploitation de faiblesses humaines (drogues douces, pornographie, jeux de chance), aux violations des droits humains, à la production pour fins de guerre, au racisme, à l’exploitation sexuelle, à la destruction de l’environnement, etc. De même, l’ICCR vise par ses actions l’adoption de méthodes de production sécurisées et saines, l’indulgence vis-à-vis des dettes des pays les plus pauvres, l’investissement en développement durable, l’égalité des chances dans les politiques d’emploi, la diversité au sein de la direction des entreprises, le paiement de salaires décents et bien d’autres objectifs spécifiques.

Revenons maintenant à l’affaire Goldman Sachs pour étudier l’action des mouvements religieux au cœur du monde de la haute finance. Bien avant le mouvement Occupy Wall Street, une délégation de l’ICCR composée de religieux – notamment une sœur de la Charité de sainte Elisabeth, un Missionnaire Oblat de Marie-Immaculée et une religieuse de Maryknoll – et de laïcs a entamé en 2009 un dialogue avec le management de Goldman Sachs, y compris avec son PDG Lloyd Blankfein. Les membres du Interfaith Center on Corporate Responsibility ont dénoncé de graves problèmes sociétaux. En réponse, Goldman Sachs a tenté de limiter la casse en évoquant ces conversations avec les membres d’ICCR comme « très pertinentes et instructives », un jeu qu’il convient de jouer avant de mesurer les rapports de force.

Il est important de ne pas commencer l’activisme directement à l’assemblée générale au risque de se décrédibiliser et de n’avoir que peu de soutien[6], mais d’entamer auparavant un dialogue avec plusieurs allers et retours, avec un temps de questions et de demandes de précisions, une période dans laquelle l’activiste peut sonder la réceptivité des dirigeants face aux suggestions et également une période d’échanges avec d’autres actionnaires. Parfois, cette période dure plusieurs années avant que l’actionnaire activiste décide de passer à la vitesse supérieure, notamment lorsqu’une entreprise fait des promesses pour un avenir proche ou quand elle demande du temps.

Quelles étaient les revendications d’ICCR ? La coupole interreligieuse a entamé le dialogue avec Goldman Sachs[7] comme avec d’autres institutions financières, en pleine crise financière sur des questions de rémunération variable, mais bien vite d’autres sujets se sont rajoutés. A ce moment, plus particulièrement en 2009, Goldman Sachs mettait de côté $20 milliards comme rémunération variable pour ses employés. Ce montant astronomique – plus que la valeur boursière de Belgacom, Delhaize et UCB réunis – était distribué un an après que cette institution financière ait été secourue par l’Etat américain pour un apport de $10 milliards[8] et qu’il bénéficie indirectement de $12,9 milliards de l’aide de l’Etat américain destinée à une autre institution financière, AIG. Grande était l’incompréhension populaire. La démarche de Goldman Sachs semblait odieuse à un moment où les gens subissaient la crise financière et immobilière de plein fouet, d’autant plus qu’à cela s’ajoutaient d’autres scandales – voir encadré.
 

Quelques péchés capitaux de Goldman Sachs qui ont contribué à la crise financière… *

Dérégulation des banques d’investissement. C’est bien le lobby de Goldman Sachs qui a réussi à convaincre le régulateur financier américain, la SEC, de permettre aux cinq plus grandes banques d’investissement d’étendre leur business avec de l’argent emprunté. Ce qui est considéré comme une des causes de la crise financière.

Crise des « subprime ». En appliquant la titrisation et en revendant des produits structurés sur base de crédits hypothécaires risqués pour un montant total de $135 milliards et en créant avec d’autres un marché secondaire, de titres « subprime » c’est-à-dire « de moins bonne qualité », Goldman Sachs est coresponsable de la crise des subprime (2007), une autre cause de la crise financière.

Mise sur la contraction du marché immobilier américain. Au cœur de la crise immobilière américaine, Goldman Sachs a engrangé des bénéfices records en pariant sur une baisse des prix immobiliers, et par là même en augmentant son ampleur.

Contamination de la crise des subprime de par le monde. En vendant des produits structurés sur base de titres subprime à des banques européennes et asiatiques au départ des Iles Caymans et en falsifiant les risques des produits sous-jacents, Goldman Sachs a exporté dès 2006 la crise des produits structurés.

Aide au gouvernement grec pour déguiser ses problèmes budgétaires. Goldman Sachs a conseillé la Grèce dès 2001 pour masquer le rapportage des déficits budgétaires à l’agence européenne Eurostat. Des opérations financières qui ont permis à la Grèce d’éviter de se voir taper sur les doigts par la Commission Européenne, ce qui a rapporté EUR 600 millions à Goldman Sachs et a augmenté directement la dette grecque de 2,3 milliards de dollars.

Pratiques de rémunération empreintes d’excès et d’opacité. Goldman Sachs paie ses employés mieux que ses concurrents du secteur financier. En 2008, au moins 953 employés ont reçu plus d’un million de dollars, tandis que cette même année, l’Etat américain a dû secourir la banque. En 2012, la rémunération moyenne était de $367.057, à comparer avec $568.732 par employé en 2007. Un ménage moyen gagne $50.000 aux USA.

Lobby obscur, dons politiques, cercle d’influence. D’après le Center for Responsive Politics, Goldman Sachs aurait dépensé $2.830.000 en lobbying sur la seule année 2009 et $21.637.530 sur la décennie 1998-2008. C’est un multiple de ce que dépense n’importe quelle autre société américaine en la matière. Lors des campagnes de vote américaines, Goldman Sachs a dépensé $25.445.983 sous forme de dons aux candidats sur la décennie 1998-2008. Enfin, Goldman Sachs compte un réseau d’anciens actifs à des postes clés dans d’autres banques, dans les administrations, dans la politique et dans le monde des entreprises de par le monde. Nous notons notamment Henry Paulson et Robert Rubin, anciens Ministres américains des finances, Romano Prodi et Mario Monti, anciens Premiers Ministres italiens, Mario Draghi, président de la Banque Centrale Européenne, Robert Zoellick, ancien Vice-Ministre américain et ancien président de la Banque Mondiale, ou encore Reuben Jeffery, ancien Ministre américain de l’économie. Par son réseau d’influence et son lobbying actif, Goldman Sachs est parvenu à influencer différentes législations financières et à utiliser des informations inconnues du grand public comme sorte de délit d’initié.

Autres. Promotion de produits financiers contre lesquels Goldman Sachs spéculait, évasion fiscale, … La liste est trop longue.

* La plupart des informations de cet encadré proviennent de sourcewatch.org, un projet du Center for Media and Democracy, qui est une association sans but lucratif américaine qui veut donner de la transparence aux relations publiques entre entreprises et politiciens. 
 

En janvier 2010, l’ICCR et d’autres investisseurs obtinrent que Goldman Sachs diminue le niveau des bonus jusqu’à 20 pourcent en dessous du niveau de 2007. En attendant, ils avaient demandé bien plus : que Goldman Sachs rende publiques les évolutions de rémunération au sein de l’entreprise entre 1999, 2004 et 2009. L’ICCR et ses partenaires ont jugé que les mesures de Goldman Sachs étaient insuffisantes, comme l’avait d’ailleurs exprimé l’administration Obama. Goldman Sachs a tenté de bloquer la proposition d’actionnaires de prévoir un vote sur la rémunération, avec succès en 2010 et 2011 – en 2010, seulement 4,1 pourcent des actionnaires se sont prononcés en faveur de la proposition d’ICCR de voter sur la rémunération – avant de plier face à la pression extérieure et d’organiser un vote en 2012.

L’ICCR a soumis d’autres résolutions au vote des actionnaires. A l’assemblée générale du 7 mai 2010, ses membres ont réclamé un audit interne pour investiguer les pratiques commerciales afin de vérifier si celles-ci servent l’intérêt des clients et si elles ne vont pas à l’encontre de l’intérêt général. Une autre résolution demandait plus de transparence sur le commerce de produits dérivés financiers. Celle-ci a obtenu le plus de voix, 33,7 pourcent des voix de l’assemblée générale. Avec un tel niveau de soutien, le signal envoyé au management est difficilement négligeable.

Une autre résolution concerne la séparation des positions de président du conseil d’administration et de directeur général. Lloyd Blankfein combine ces deux fonctions de pouvoir. En séparant les deux fonctions, on assure un niveau de contrôle supplémentaire au sein du conseil d’administration, par là même augmentant les contre-pouvoirs effectifs des membres non exécutifs et indépendants du conseil d’administration. Sur ce point, Goldman Sachs a refusé toute réforme jusqu’à présent.

Aujourd’hui, quatre ans après le début des actions de l’ICCR, nous constatons qu’il n’est pas évident de donner du crédit à la seule ICCR pour les avancées. Certes, il y a quelques changements dans les pratiques de rémunération et la transparence de celles-ci, il y a l’introduction du vote des actionnaires sur la rémunération et le niveau général d’information des activités commerciales a augmenté. Pour que ces changements aient eu lieu, l’ICCR a été un acteur, certes atypique dans le monde de la finance, mais il n’est certainement pas le seul à avoir agi pour le bien commun. D’autres acteurs ont également engrangé des succès. Le régulateur américain, la SEC, tient désormais mieux à l’œil les activités de spéculation de Goldman Sachs. Le législateur américain a réformé la régulation financière au travers la réforme Dodd-Frank, y introduisant plus de responsabilité et de transparence dans le chef des grandes institutions financières et en protégeant le consommateur de pratiques abusives. D’autres actionnaires et fonds éthiques entretiennent une pression vis-à-vis des dirigeants de Goldman Sachs et maintiennent une action de sensibilisation de l’opinion publique. C’est dans ce grand ensemble que l’on peut dire que l’ICCR a joué un rôle essentiel mais non suffisant[9]. La mobilisation doit être beaucoup plus large, et il reste beaucoup de changements à faire.

Chaque année, les membres d’ICCR soutiennent plus de 200 résolutions d’actionnaires. La plupart d’entre elles obtiennent moins de 20 pourcent de soutien. Parfois, le combat est trop inégal et solitaire, parfois une entreprise est attentive au signal des actionnaires, même minoritaires, parfois le résultat le plus tangible est dans l’approche des autres actionnaires et investisseurs, désormais plus sensibles aux arguments éthiques. Une voix morale qui crie parfois dans le désert, mais qui prépare le chemin vers un autre type de capitalisme. La notion de valeur ajoutée n’est plus comprise comme seulement financière, mais également en tant que valeur humaine et sociale.

Et de ce côté-ci de l’Atlantique ? Il semble que pour qu’il y ait des religieux activistes en Europe – pas juste des individus actifs sur un dossier, mais un mouvement de fond, soutenu par la ou les hiérarchie(s) – il devrait y avoir également un changement de culture plus fondamental. Sommes-nous prêts à revendiquer une certaine transparence et joindre l’acte aux mots ? Les institutions religieuses le sont-elles ? Les cultures calvinistes ou anglicanes semblent plus enclines à adopter ce changement de paradigme. Aux Pays-Bas, en effet, la transparence et l’ouverture sont des valeurs fondamentales sur lesquelles la société s’est construite. Le Belge ou le Français, en revanche, reste très fort dans l’adage « pour vivre heureux, vivons caché ». Notre rapport ambigu à l’argent, notre gêne parfois, fait que nous cachons nos revenus et notre patrimoine aux yeux des autres. En plus, avouer que l’on possède un patrimoine est souvent perçu négativement pour celui qui préconise le détachement matériel. Cela compte notamment pour nos institutions religieuses.

Au niveau mondial, une association coupole, the International Interfaith Investment Group[10], également appelé 3iG, poursuit le même objectif général que l’ICCR : promouvoir l’investissement qui défend les valeurs de foi. L’association est encore toute jeune (fondée en 2005), elle est basée à Amsterdam et comprend notamment l’Alliance Intermonastères (Bénédictins et Cisterciens), l’Eglise d’Angleterre et l’Eglise de Suède. Cette association n’a néanmoins pas encore soutenu des campagnes activistes en Europe. Avec très peu de données disponibles aux niveaux européen ou intra-européen, il semble que l’activisme religieux n’existe toujours pas comme mouvement en Europe.

Mais les mentalités changent. Est-il envisageable que nos mouvements religieux et autres garants d’une certaine normativité dans la société réinvestissent cet espace public ? Il ne suffit probablement plus de dénoncer en bloc la logique marchande tout en restant en marge de cette réalité. Certains changements nécessitent également une action de l’intérieur. En Belgique, si des sociétés belges comme Umicore ou Solvay sont aujourd’hui reconnues et couronnées pour leur innovation et leur adhésion aux principes de développement durable, c’est notamment à la suite de dialogues avec leurs actionnaires.

Les résolutions d’actionnaires ne sont pas fréquentes du tout en Belgique, même hors du monde religieux. La nécessité de détenir 3 pourcent du capital pour soumettre des résolutions aux assemblées générales met sans doute la barre d’accès beaucoup trop haut. En attendant, les dirigeants ont le devoir de répondre à toutes les questions des actionnaires. Ainsi, depuis 2008, des mouvements sociaux belges réunis sous la campagne « Dexia out of Israël » ont interrogé les dirigeants de Dexia sur le financement de la construction de colonies juives en Israël. Dexia avait fini par prendre des engagements – qu’elle n’a pas tenus – à l’assemblée générale de 2011 sous le feu de l’attention des actionnaires et des médias.

Nous voulons voir plus de telles campagnes, de controverses et de demandes de transparence. Si l’on associe quelquefois le terme de capitalisme du vocable sauvage, il convient d’utiliser les leviers de contrôle et d’interrogation qu’offre le droit des sociétés. La citoyenneté active passe dans nos sociétés également par là. L’objectif n’est pas de casser certaines entreprises, mais d’augmenter le sens de responsabilité sociétale de leurs dirigeants.

La comparaison avec les Etats-Unis montre que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir[11]. Les chiffres de l’OCDE le démontrent également[12]. Seulement 44 pourcent des actionnaires ont voté aux assemblées générales belges en 2010. La Belgique est l’avant-dernier pays d’un échantillon de 32 pays de l’OCDE – à comparer avec un taux de participation de 81,78 pourcent aux Etats-Unis, 67,50 pourcent au Royaume-Uni ou 67,16 pourcent en France. Si la transposition de la Directive européenne sur les droits des actionnaires[13], effective depuis 2012 en Belgique, devrait améliorer les chiffres, les mentalités mettent du temps à suivre.

En Europe, nous avons tendance à attendre de l’Etat qu’il règlemente tous les problèmes de nos entreprises et nous oublions que nous pouvons faire alliance avec d’autres pour défendre le bien commun. Pourtant, notre société a également besoin d’un coup de pouce de la société civile et notamment du monde religieux ! Il est si facile de perdre de vue le bien commun…

Notes :

  • [1] Un journaliste a demandé à Lloyd Blankfein en 2009 s’il était possible de gagner trop d’argent, s’il était possible d’avoir trop d’ambition et s’il était possible d’être trop « successful ». Blankfein a répondu de manière virulente : « Je ne voudrais pas que les gens dans cette entreprise croient qu’ils aient fait leur boulot et qu’ils peuvent partir en vacances. En tant que gardien des intérêts des actionnaires, et par ailleurs pour le bien de la société entière, je voudrais qu’ils continuent à faire ce qu’ils font. Je ne veux pas limiter leurs ambitions. C’est donc difficile pour moi de demander une limite à leur rémunération ». Blankfein a enchainé en disant qu’ils ne font que faire le « travail de Dieu ». Il voulait en réalité dire que les banques, mettant du capital à disposition, permettaient la création de valeur ajoutée. Cette phrase a néanmoins été retenue parce qu’elle décrivait bien le prophétisme autoproclamé et l’arrogance de cette institution.

    [2] Centre Interreligieux de Responsabilité des Entreprises. Nous présenterons cette institution plus loin dans cette analyse. Plus d’informations sont également disponibles sur www.iccr.org.

    [3] Nous faisons là une simplification volontaire. En réalité, la règlementation du droit des sociétés américain pose d’autres conditions également, mais qui n’affectent pas notre propos.

    [4] Sans vouloir rentrer dans le détail des différentes campagnes d’activisme actionnarial de type capitaliste, retenons que certaines d’entre elles ont permis à l’entreprise de changer une stratégie inefficace, de se repositionner différemment, ou tout simplement de redevenir rentable sans effets collatéraux au niveau de l’emploi, de l’environnement ou à d’autres niveaux éthiques. Dans d’autres cas, néanmoins, des activistes ont fait beaucoup de dégâts sociaux ou sociétaux. Pensons à l’éclatement de la banque néerlandaise ABN Amro à la suite de la campagne activiste du « Children Investment Fund » et au rachat de ses activités par Fortis en 2007, qui s’est avéré d’abord odieux, mal financé et ensuite désastreux.

    [6] Beaucoup d’investisseurs institutionnels votent par procuration ou à l’avance. S’ils n’ont pas reçu suffisamment d’informations pertinentes, ils voteront par principe contre toute proposition d’actionnaire.

    [7] ICCR a également joué un rôle d’activiste auprès d’autres grandes sociétés financières américaines, Citigroup, Bank of America et JP Morgan Chase. Nous avons choisi de nous attarder sur le cas de Goldman Sachs.

    [8] Dans une lettre aux actionnaires, le directeur financier de Goldman Sachs admettait en février 2009 que l’entreprise voulait rembourser au plus vite l’Etat américain, afin d’éviter des restrictions sur la rémunération des dirigeants.

    [9] L’ICCR a mené bien d’autres combats. McDonald a été interrogé sur l’obésité des enfants, Wells Fargo, une banque, a été confronté avec ses pratiques de crédit, Kroger, une chaine de supermarchés, s’est retrouvé face à des questions sur les droits des travailleurs agricoles, le géant de l’alimentation Nestlé a reçu des questions critiques sur ses pratiques en matière d’emploi et de travail, le géant de la distribution Wal-Mart a accepté d’arrêter de vendre des jeux vidéo pour adultes, les sociétés pétrolières Chevron et Exxon reçoivent des questions sur la pressurisation hydraulique et les conséquences environnementales, …

    [11] Pour ceux qui souhaiteraient poursuivre la réflexion sur le sens et les méthodes de l’activisme actionnarial social ou religieux, nous renvoyons le lecteur à deux articles académiques en anglais : Jeanne M. Logsdon et Harry J. Van Buren III, “Justice and Large Corporations: What Do Activist Shareholders Want?”, in Business Society (vol. 47), pp. 523-548, 2008, téléchargeable à partir de bas.sagepub.com/content/47/4/523.full.pdf+html. Min-Dong Paul Lee1 and Michael Lounsbury, “Domesticating Radical Rant and Rage: An Exploration of the Consequences of Environmental Shareholder Resolutions on Corporate Environmental Performance”, in Business & Society March 1, 2011 50: 155-188, téléchargeable à partir de bas.sagepub.com/content/50/1/155.abstract.

    [12] Paul Hewitt (2011), “The Exercise of Shareholder Rights: Country Comparison of Turnout and Dissent”, OECD Corporate Governance Working Papers, No.3, téléchargeable à partir de www.oecd.org/daf/corporateaffairs/wp. Il est à préciser que ces chiffres datent de 2009 et 2010 et que l’effet de la transposition de la Directive européenne des droits des actionnaires n’y est pas encore perceptible. Plus spécifiquement, il est à prévoir que l’abolition du dépôt des actions en faveur d’un enregistrement des actions aura pour effet d’augmenter progressivement la participation des actionnaires aux assemblées générales.

    [13] Voir http://ec.europa.eu/internal_market/company/shareholders/indexa_fr.htm.

    Pour aller plus loin: nous signalons la publication d’un article (mai 2014) relatant de l’initiative d’un dialogue actionnarial par les jésuites avec la société minière Aura Minerals. Voir http://nysj.org/s/316/nypsj.aspx?sid=316&gid=1&pgid=256&cid=1953&ecid=1953&crid=0&calpgid=954&calcid=1949.