En Question n°148 - mars 2024

La demande d’extrême droite existe toujours en Belgique francophone

Depuis l’« effet Le Pen » en 1984, l’Europe est gangrénée par des partis liberticides. L’extrême droite n’est plus une donnée politique marginale. Elle est même au pouvoir en Italie et en Hongrie. Le nationalisme ethnique fait également des ravages dans le reste du monde comme en Birmanie, en Chine, au Sénégal ou en Tunisie. En Inde, en Turquie, en Argentine et en Israël, la droite nationaliste suprémaciste dirige. Le Vlaams Belang est devenu en Europe l’une des plus importantes formations liberticides. Mais, en Belgique francophone, on entend souvent dire que l’extrême droite est totalement absente. Pourtant, si l’« offre » est inefficace dans cet espace idéologique, la « demande » reste forte.

crédit : Warren - Unsplash
crédit : Warren – Unsplash

En Belgique francophone, le Front National (FN) n’existe plus structurellement depuis 2017. De nos jours, la droite extrême n’a plus que deux élus locaux qui siègent pour le parti AGIR (deuxième du nom). Partout ailleurs, les ex-frontistes et ceux qui se revendiquent du lepénisme ou de ses avatars ont disparu de la circulation politique ou sont totalement marginalisés.

Actuellement, il n’existe donc plus que des micro-groupes ‒ de trois à dix activistes, pas plus ‒ qui tentent de survivre. Tous se caractérisent par leur incapacité à s’organiser et à se développer. La seule exception est le « parti patriote » (sic) Chez Nous. Il a été officiellement fondé en mai 2021. À sa base, on trouve deux ex-dirigeants du Parti Populaire (PP) et un du FN qui fut membre du Comité belge de soutien à Jean-Marie Le Pen. Chez Nous bénéficie du parrainage du Rassemblement national (RN) français, du Vlaams Belang (VB) et du Parti pour la Liberté (PVV) néerlandais. Ayant obtenu l’aval du VB, la nouvelle formation s’abstiendra de se présenter aux élections à Bruxelles, afin de lui laisser le champ libre. Fort d’un tel soutien politique, Chez Nous sort du lot. Ses jeunes militants ‒ une dizaine ‒ diffusent largement sa propagande sur Internet et lors de distributions de tracts dans quelques villes du Hainaut et de la Province de Liège. Ailleurs, il est absent. En décembre 2023, Chez Nous s’allie avec AGIR, implanté dans le Hainaut. Fondé il y a six ans, par les derniers cadres du FN belge, AGIR est encore l’unique alternative d’extrême droite qui possède deux élus locaux et une réelle base militante : une centaine de membres qui se déplacent pour ses repas et autres réunions, dans son fief à Fleurus. Malgré un bon départ, Chez Nous semble déjà déstabilisé de l’intérieur par des conflits entre ses responsables, comme le fut auparavant le FN. Néanmoins, il garde l’ambition de déposer partout en Wallonie des listes pour les élections de juin et d’octobre 2024. Avec la ferme intention d’obtenir ses premiers élus.

À la « droite de la droite », il existe encore des populistes, venant du PP et des Listes Destexhe, actifs à La Droite Populaire et chez les Libéraux démocrates (LiDém).


La Belgique francophone : une exception ?

L’absence d’une présence importante de l’extrême droite est mise en avant par des politiciens, mais aussi de nombreux intellectuels, académiques, journalistes, acteurs associatifs… Il s’agit dans les faits d’une vantardise à bon compte. En effet, partout en Europe et dans le reste du monde, l’extrême droite est fortement implantée. Sauf en Belgique francophone. Est-ce bien possible ? Le narratif ‒ formulé principalement par des socialistes, libéraux, écologistes et Engagés, avec un relai journalistique ‒ conte que le sud du pays serait épargné par la « vague brune ». Toujours selon le récit majoritaire, la raison en serait principalement l’existence d’un solide cordon sanitaire, tant politique que médiatique. Si celui-ci réduit indéniablement les possibilités pour des partis d’extrême droite d’accéder au pouvoir, il n’empêche pas que leurs idées se développent au sein de la société dans son ensemble.

Sans militants actifs sur le terrain et totalement implosée, l’extrême droite francophone n’est aujourd’hui effectivement plus présente de façon visible. Pourtant, elle le fut après les élections communales de 1988. Cette année-là, trois ans seulement après son apparition à Bruxelles, le FN fait élire son tout premier élu dans la commune de Molenbeek.

À l’issue de tous les scrutins qui suivront, jusqu’aux communales de 2006, le FN sera présent dans toutes les assemblées électives, malgré l’application après 1988 d’un cordon sanitaire visant à l’empêcher de sortir de l’ombre. En 1989, il fait élire deux députés au Parlement de la Région bruxelloise. Aux législatives de 1991, considérées comme un « dimanche noire » avec l’arrivée de 12 députés Vlaams Blok contre deux au scrutin précédent, le premier député frontiste est élu au Parlement fédéral. Aux européennes de juin 1994, le président du FN est élu au Parlement européen. Quatre mois plus tard, le parti obtient aux communales 46 conseillers à Bruxelles et 32 en Wallonie. Toujours en octobre 1994, le FN entre également dans des conseils de l’action sociale et reste présent dans des conseils provinciaux wallons. L’année suivante, aux régionales, le FN se renforce au Parlement bruxellois, avec l’élection de six députés, et entre au Parlement wallon avec deux élus. La même année, il passe d’un à deux députés au Parlement fédéral. Puis en 2003, il entre au Sénat de Belgique, ce qui lui permet de bénéficier d’une dotation financière. Précisons que, aux communales de 1994, dans plusieurs communes bruxelloises et villes ou communes wallonnes, l’extrême droite récoltait alors des scores proches de ceux du Vlaams Belang en Flandre et du Front national en France.

Six ans plus tard, en 2000, malgré les conflits internes toujours vivaces et sa marginalisation militante, l’extrême droite francophone se maintient fortement à La Louvière et à Dison avec plus de 14 %, à Liège avec plus de 12 %, à Verviers avec près de 13 %, à Charleroi et à Herstal avec près de 11 %. En octobre 2006, le FN fait encore élire 26 conseillers communaux en Wallonie. Ses dissidents du Front Nouveau de Belgique (FNB) et de Force Nationale (FNationale), un chacun. Pour l’arrondissement de Charleroi, l’addition des trois listes d’extrême droite présentes au scrutin (FN, FNB et FNationale) représente plus de 13 %. C’est le Hainaut qui garde la main sur le succès de l’extrême droite. À Bruxelles, dans la commune d’Anderlecht, le score cumulé de la liste du FN et de celle du VB approche les 12 %. Dans la capitale, d’autres bastions électoraux subsistent : Molenbeek avec plus de 11 %, Berchem-St-Agathe et Evere avec plus de 9 % et Bruxelles-ville avec plus 8 %. Pour autant, malgré ses succès, le FN belge n’arrive pas à capitaliser ceux-ci et se divise l’année suivante en plusieurs clans ennemis.

En 2012, le lepénisme belge est toujours lézardé. Il existe alors trois différents FN. Résultat : l’extrême droite francophone est atomisée et de plus en plus absente du terrain. Pourtant, Marine Le Pen est une personnalité politique populaire en Belgique. Comme le constate, en février 2012, La Libre Belgique dans le cadre de son baromètre politique. S’ils étaient Français, les intentions de vote des Belges pour la présidentielle de 2012 se porteraient à plus de 8 % pour la présidente du FN. C’est en Flandre qu’elle obtient son plus petit score, avec tout de même un bon 6 % des suffrages, suivie par la Région bruxelloise, où elle arriverait à 10 %, et enfin en Wallonie à 12 %. Vu la situation économique et sociale actuelle, bien plus précaire qu’il y a douze ans, il est fort probable que la popularité de Marine Le Pen serait aujourd’hui encore plus élevée.

Ces rappels démontrent que la Belgique francophone n’a pas été épargnée par le développement, depuis les années 1980, de l’extrême droite. On peut donc difficilement conclure qu’il persiste une exception wallonne – un « petit village gaulois » qui résisterait seul contre tous ‒ au phénomène mondial du nationalisme de droite.

Pourquoi l’extrême droite francophone est insignifiante ?

Nous l’avons vu, la fracturation de l’extrême droite en multiples chapelles rivales l’a empêchée de croître et de s’incruster sur la scène politique. Son insignifiance est donc due à des raisons endogènes. Celles-ci ont été bénéfiques aux démocrates qui se sont lancés dans un combat antifasciste frontal. Celui-ci a été organisé le plus souvent par des militants de gauche radicale, également syndicalistes de la FGTB et de la CSC. Après le « dimanche noir » de 1991, des expériences militantes ont vu le jour, sur le modèle des fronts antifascistes flamands. De Liège à Mouscron, en passant par Namur, Mons, La Louvière, Bruxelles… En 1996, à l’initiative du noyau fondateur de RésistanceS, les fronts antifascistes francophones et flamands vont se regrouper dans la Coordination antifasciste de Belgique (CAF). Avec elle et l’appui des syndicats belges progressistes, vers la fin de la décennie, une initiative bilingue se structure, Extrême droite, Non merci ! Extreem rechts, nee bedankt, pour empêcher l’arrivée du VB à la tête des formations néerlandophones dans la Région de Bruxelles-capitale. Un réseau associatif va alors être mobilisé. Il s’agit de celui de la Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie (CNAPD), une ONG fondée en 1970 par plusieurs organisations progressistes, dont le Mouvement International de la Réconciliation-Internationale des Résistants à la Guerre (MIR-IRG), Oxfam et le Mouvement Chrétien pour la Paix (MCP). Par leurs manifestations, contre-manifestations, distributions de tracts et conférences-débats, les antifascistes participeront à empêcher l’implantation de l’extrême droite francophone dans l’espace public. En février 2024, sur le même modèle que celui de la CAF, une nouvelle Coordination antifasciste de Belgique (CAB) est activée.

Sur le plan judiciaire, les premières actions devant les tribunaux contre l’extrême droite ont été l’œuvre d’ONG – comme le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX) ou la Ligue des droits humains (LDH) –, mais aussi du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (devenu Unia en 2016), ainsi que de la délégation FGTB des Forges de Clabecq. Après la distribution à Tubize, en 1989, d’un tract raciste du Parti des forces nouvelles (PFN), les syndicalistes de cette usine vont initier un procès historique. Suite à une plainte collective, deux dirigeants du PFN sont renvoyés devant la cour d’Assises de Mons, pour ce tract considéré à l’époque comme un délit de presse. En juin 1994, sur la base de la loi antiraciste, les deux néofascistes sont condamnés à une peine privative de liberté de six mois, pour appartenance à une organisation prônant la haine raciale. Par la suite, complètement plombé par cette condamnation et des conflits internes, le PFN a disparu en s’intégrant en 1991 au FN. Plus tard, d’autres responsables d’extrême droite ont encore été poursuivis, puis condamnés pour racisme ou d’autres motifs liés à des délits commis dans le cadre d’activités politiques.

De leur côté, des politiciens de partis mainstream se sont engagés dans un antifascisme opportuniste. Pour gagner du temps et sans répondre aux causes profondes du vote protestataire, ils vont uniquement faire la promotion du cordon sanitaire. Profitant de la disparition structurelle du « national-frontisme », des politiciens ‒ libéraux pour la plupart ‒ tenteront de séduire ses électeurs orphelins, avec une approche de plus en plus « lepénisante ».

Du côté des médias francophones, un cordon sanitaire médiatique fut mis en application afin de contenir l’électorat d’extrême droite. En 1994, cette mesure n’avait néanmoins pas dissuadé près de deux cent mille francophones d’élire au Parlement européen, le président du FN belge.

Pour une partie de l’électorat francophone, le Parti du Travail de Belgique (PTB) va représenter une autre voie pour contester le pouvoir. Formation d’extrême gauche, née en 1970, sous l’appellation de Tout le pouvoir aux ouvriers (Amada-TPO), le PTB est en progression exceptionnelle aux élections, depuis son congrès d’adaptation aux réalités du moment en 2008. Avec des représentants partout : du niveau communal au Parlement européen. Le vote pour la gauche radicale représente un autre choix possible de contestation que celui que propose l’extrême droite. Selon le président même du PS francophone, Paul Magnette : « Je suis prêt à le reconnaître, le PTB a un avantage, il contribue à éviter l’installation de l’extrême droite. Je vois beaucoup de gens qui tiennent des propos d’extrême droite, qui votent PTB parce que c’est un parti contestataire »(extrait d’une intervention dans les journaux de Sudinfo du 24 février 2024). Après les élections de 2019, le Journal de RésistanceS avait, pour sa part, déjà relevé dans une discussion sur des réseaux sociaux entre des militants de Nation, cette remarque faite par l’un de ceux-ci que des « camarades ont voté pour le PTB pensant qu’il s’agissait d’un parti nationaliste pour le travail aux Belges».

Le profil « contestataire » ne peut pas être la seule explication de la succes story du parti marxiste. Son ascension électorale s’explique aussi par sa présence sur le terrain. Ainsi, le PTB est fortement implanté dans les entreprises (avec des militants ou sympathisants qui s’engagent comme délégués syndicaux), dans les quartiers populaires (avec ses maisons médicales), dans les universités (avec sa branche jeune, le Comac)… De nos jours, il bénéficie d’un maillage réel dans l’espace populaire.

La demande existe-t-elle toujours ?

Aujourd’hui, si l’« offre » d’extrême droite est devenue quasiment insignifiante, force est de constater que la « demande » reste vivace. Le nationalisme ethnique, le rejet des réfugiés, la perte de confiance dans les autorités, l’antipolitisme, la méfiance à l’égard des médias, la diffusion des théories conspirationnistes… restent des facteurs qui entretiennent un possible retour de l’extrême droite lors des prochaines élections. Les options autoritaires, portées singulièrement par cette dernière ‒ mais également par les partisans d’un libéralisme musclé ‒ sont en vogue au sein d’une partie de la population. Dans une récente enquête publiée en octobre 2023 par Le Vif, 30 % de néerlandophones et près de 36 % des francophones étaient « tout à fait ou plutôt d’accord» pour l’arrivée d’un « pouvoir exercé par un leader fort sans l’influence du Parlement ».

Si le PTB reste indéfiniment dans l’opposition, les électeurs protestataires se détourneront peut-être à un moment de l’alternative que ce parti représente actuellement. Comme cela fut le cas pour le VB au milieu des années 2000, au moment du début de l’ascension de la N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie). Mais si le PTB monte dans des majorités et par la suite déçoit des partisans, une partie de ceux-ci chercheront probablement une autre voie électorale. Telle fut la situation du parti de Bart De Wever après sa participation au gouvernement fédéral de Charles Michel. Situation, dans un cas comme dans l’autre, qui pourrait être favorable à l’extrême droite francophone. À la seule condition que ses survivants actuels soient capables de reconstruire une force politique sur des bases fiables, comme celles du VB en Flandre ou du RN en France.

Dans la situation actuelle, le scénario d’un retour de l’extrême droite francophone demeure hautement improbable. D’autant plus qu’un maillage antifasciste reste vivace pour s’opposer à la création d’un nouveau FN. Mais pour que cette réalité soit pérenne, il faudrait impérativement que la « mouvance antifa » gagne à l’avenir de nouvelles forces. Qui permettront plus tard de transmettre le flambeau de l’antifascisme aux générations futures. Parce que la vigilance et l’engagement militant sont des armes démocratiques d’auto-défense. Pour éviter le retour de « la bête immonde » qui dans le « ventre [est] encore fécond » (Bertolt Brecht, 1941).

Le Journal de RésistanceS
Édité par l’Observatoire belge de l’extrême droite de l’ASBL RésistanceS, le journal RésistanceS est un média réalisé depuis 1997 par une équipe militante bénévole et sans subsides. Il recherche et publie – sur Internet, lors de conférences-débats, de formations, d’interventions dans des associations et des écoles, durant son Forum des Libertés… – des informations et des enquêtes journalistiques sur et contre les extrêmes droites, les racismes, les négationnismes des génocides arméniens, juifs et tutsis, contre les intégrismes religieux et les groupes sectaires.
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