La dimension sociale de la transition écologique
La transition écologique vers la neutralité carbone est l’objectif du Green Deal européen et, plus largement, d’un nombre croissant de gouvernements dans le monde. L’adoption de modes de production et de consommation durables nécessite une conversion complète de l’économie mondiale, en vue de développer de nouveaux secteurs durables au détriment des secteurs polluants. Une telle transformation ne sera acceptée socialement que si elle est juste, c’est-à-dire qu’elle vise simultanément une réduction des inégalités et une amélioration de la sécurité d’emploi et des conditions de vie de la population. Autrement dit, la transition écologique doit être sociale pour garantir une prospérité soutenable et partagée[1].
Des crises qui s’autonourrissent
La question environnementale est éminemment sociale. Aussi bien les causes que les conséquences des dégâts environnementaux sont en effet le reflet de la concentration des richesses et des inégalités sociales. Les inégalités et la destruction de l’environnement sont deux phénomènes qui s’autonourrissent : « les inégalités sociales nourrissent les crises écologiques ; les crises écologiques grossissent en retour les inégalités sociales »[2]. La concentration des richesses favorise la destruction des écosystèmes, dont les conséquences aggravent en retour les inégalités sociales et la santé des populations.
Au niveau des causes, le changement climatique et la destruction des écosystèmes sont exacerbés par la surexploitation des ressources par la minorité des plus riches. Par exemple, les 10% les plus riches du monde concentrent à eux seuls près de la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre, contre moins de 10% pour la moitié de la population mondiale la plus pauvre[3]. On constate une même concentration des émissions en matière industrielle. Alors qu’on décompte une centaine de milliers de firmes transnationales dans le monde, les 100 plus polluantes ont concentré 71% des émissions d’origine industrielle depuis 1988[4]. Il s’agit principalement des géants de l’énergie, dont l’intense lobbying vise à influencer l’agenda climatique à leur profit, afin notamment de pouvoir poursuivre et développer les activités liées aux combustibles fossiles[5].
Au niveau des conséquences, les principales victimes du changement climatique sont les plus pauvres. C’est le cas sur le plan international comme au sein de chacun des pays. Au niveau international, c’est en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud – les deux régions qui concentrent la majorité des pauvres dans le monde – que les dégâts climatiques sont les plus graves. Cette injustice climatique est exacerbée par les faibles capacités d’adaptation des pays pauvres, puisqu’on compte en moyenne douze fois plus de victimes par habitant dans un pays pauvre que dans un pays riche en cas de catastrophe naturelle[6]. On retrouve la même injustice au niveau national, où les plus pauvres ont les capacités d’adaptation les plus faibles.
Il en résulte que les populations les plus pauvres sont particulièrement vulnérables et craignent de devoir assumer la majeure partie du coût de la transition vers un modèle de développement soutenable. L’insécurité sociale se double d’une insécurité environnementale susceptible d’exacerber le ressentiment des « perdants de la mondialisation » – comme l’a illustré le mouvement des Gilets jaunes en France.
Les conséquences sociales de la pandémie de Covid-19
En créant des gagnants et des perdants parmi les secteurs économiques et les catégories sociales, la crise du coronavirus a pour effet d’exacerber les inégalités.
La pandémie a en effet pour conséquence de réduire de manière disproportionnée les revenus des travailleurs peu qualifiés, des jeunes et des femmes, ainsi que des travailleurs du secteur informel qui représentent la majorité des travailleurs dans les pays en développement[7]. Face aux mesures de confinement, les travailleurs les plus qualifiés peuvent plus facilement travailler à domicile, contrairement aux travailleurs moins qualifiés qui risquent donc de perdre une partie de leurs revenus, voire leur emploi. La pandémie incite par ailleurs les entreprises à accélérer l’automatisation des tâches routinières, ce qui affecte en particulier les travailleurs moins qualifiés et les femmes, dont les emplois sont davantage menacés d’être remplacés par des robots[8]. Enfin, les femmes ayant de jeunes enfants sont davantage contraintes de réduire leurs heures de travail ou de quitter leur emploi suite aux mesures de confinement[9].
La croissance des inégalités est aggravée par la politique monétaire expansive des banques centrales. Cette dernière a pour effet positif d’éviter une crise de la dette dévastatrice, mais elle a simultanément pour effet négatif d’aggraver les inégalités de patrimoine. En effet, les liquidités injectées par les banques centrales via le secteur financier sont en partie investies sur les marchés boursiers et immobiliers. Par conséquent, elles ont pour effet de former des bulles financières et immobilières, c’est-à-dire une augmentation des prix sur les marchés boursiers et immobiliers qui profitent aux plus riches qui détiennent des actions et des immeubles[10].
Alors que les plus riches voient leur patrimoine augmenter rapidement depuis le début de la pandémie, des dizaines de millions de personnes supplémentaires basculent au contraire dans la pauvreté extrême. Le nombre de personnes supplémentaires ayant basculé dans l’extrême pauvreté dans les pays en développement est estimé à près de 120 millions en 2020 et pourrait dépasser 140 millions en 2021[11]. Les travailleurs du secteur informel, qui représentent 70% des travailleurs dans le monde en développement, sont les plus affectés par les baisses de revenu et les pertes d’emploi. L’accès inégal aux vaccins a pour effet de prolonger la durée de la pandémie et ses conséquences économiques et sociales néfastes dans les pays en développement. La baisse des revenus et la hausse des prix alimentaires menacent en outre de famine des millions de personnes. La hausse de l’indice des prix alimentaires de la FAO est la plus élevée depuis 2011, lorsqu’elle avait déclenché le printemps arabe. Si rien n’est fait, c’est une décennie de progrès en matière de lutte contre la pauvreté qui risque d’être réduite à néant, alors que les pays en développement sont censés atteindre les Objectifs de développement durable des Nations Unies à l’horizon 2030.
La reconstruction écologique et sociale
La crise du coronavirus révèle l’illusion qui consiste à faire reposer la prospérité économique sur la destruction des écosystèmes dont elle dépend, ainsi que l’importance de disposer d’un système de protection sociale performant pour amortir les chocs et être en mesure de les surmonter. Plutôt que de chercher à restaurer un système à bout de souffle, les gouvernements devraient s’appliquer à le reconstruire sur des bases plus justes, durables et résilientes. C’est l’enjeu d’un Green New Deal visant une transition rapide vers une prospérité soutenable et partagée.
Instaurer un modèle de développement zéro carbone et sobre en ressources naturelles implique d’opérer une conversion écologique des secteurs de l’énergie, de l’agriculture, de l’industrie, du bâtiment et du transport. La crise du coronavirus, qui a ébranlé l’ensemble de ces secteurs, est l’occasion pour les gouvernements de promouvoir une reconstruction écologique et sociale post-Covid. Une telle transformation implique une conversion complète des modes de production et de consommation dans une approche de transition juste, car « aucune politique ne parviendra à lutter efficacement contre le changement climatique si l’on ne place pas au cœur de la réflexion la question de la justice sociale et fiscale »[12].
La transition énergétique est l’enjeu le plus décisif de la reconstruction écologique. En effet, la combustion des énergies fossiles représente 80% des émissions de CO2 et les deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’origine humaine[13]. Par conséquent, sortir des combustibles fossiles permettrait de résoudre une bonne partie de l’équation climatique. Cela implique d’agir aussi bien au niveau de la production que de la consommation d’énergie, mais c’est la généralisation progressive de la production d’énergies renouvelables qui offre le plus grand potentiel pour opérer une transition rapide. La transition énergétique pourrait avoir des effets bénéfiques pour l’économie et l’emploi, et ainsi permettre de sortir de la crise actuelle par le haut, en répondant de front au double défi du changement climatique et du chômage. Dans l’Union européenne, une telle transition énergétique pourrait à la fois réduire les émissions de CO2 et augmenter l’emploi, grâce aux investissements dans l’efficacité énergétique et la production d’énergie renouvelable. La Belgique est le pays où la création d’emplois serait la plus importante en Europe[14].
La reconstruction post-Covid impose également de changer de modèle agricole, au profit de l’agroécologie, qui consiste à s’adapter aux écosystèmes en privilégiant les techniques les moins coûteuses d’un point de vue économique et environnemental. En utilisant le potentiel des différents écosystèmes, elle permet des rendements élevés sans utilisation d’engrais chimiques, de pesticides, de produits de synthèse ou d’énergie fossile. Plus intensive en travail et moins dépendante des intrants industriels, elle permet d’augmenter l’offre d’emplois et de réduire l’endettement des producteurs. Par conséquent, un tel modèle permettrait à la fois de respecter l’environnement, de créer des emplois, de nourrir la population mondiale et d’améliorer la santé publique[15].
La reconstruction écologique doit représenter le cœur des politiques industrielles, en stimulant la recherche, l’innovation et les investissements dans les filières et les paradigmes économiques durables. L’enjeu consiste à développer un système productif réduisant progressivement à néant l’exploitation des ressources non renouvelables. L’économie circulaire a ainsi pour but de rendre aisément recyclables les ressources utilisées pour la fabrication des biens industriels. Le « C2C » (« cradle to cradle »)[16] va plus loin en considérant le déchet comme une ressource, ce qui implique de concevoir des produits biodégradables ou entièrement réutilisables et non polluants, afin de pouvoir « recycler à l’infini »[17].
La transition écologique vise par ailleurs à garantir des modes de vie durables, à travers l’aménagement des territoires, l’organisation des villes, le logement et la mobilité. Cela implique de mettre fin à l’étalage urbain et de privilégier la réhabilitation du cœur des villes, dont les centres devraient être denses pour favoriser les économies d’énergie et la mobilité durable.
La transition juste
Une transition juste signifie non seulement qu’elle doit reposer sur la concertation sociale conformément aux « Principes directeurs pour une transition juste » de l’OIT[18], mais aussi qu’elle doit renforcer les systèmes de protection sociale, la justice fiscale et le travail décent dans chacun des pays.
Premièrement, la protection sociale représente un instrument particulièrement adapté au défi de la transition écologique et sociale. Or les trois quarts de l’humanité n’y ont pas accès[19]. Plutôt que de chercher à la démanteler dans les pays où elle a fait ses preuves, les gouvernements devraient chercher à la mondialiser. La création d’une nouvelle branche de la sécurité sociale, centrée sur la vulnérabilité écologique des populations exposées aux risques environnementaux, permettrait d’encastrer la question environnementale dans les politiques sociales – et ainsi envisager « la transition de l’écologie qui accuse à l’écologie qui protège »[20].
Deuxièmement, la justice fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale permettraient de réduire les inégalités et de mobiliser des recettes supplémentaires pour financer la transition. Au niveau international, l’enjeu consiste à concrétiser les négociations visant à instaurer un taux d’impôt minimum mondial sur les profits des multinationales, pour mettre fin à la course au moins-disant fiscal, et une taxation unitaire de ces profits des multinationales répartis dans les pays où les activités ont lieu, afin de mettre un terme au transfert des profits dans les paradis fiscaux pour éviter l’impôt. Au niveau européen, le financement du plan post-Covid « Next Generation » nécessite de mobiliser des ressources européennes propres pour ne plus dépendre des contributions des États membres, dont une taxe sur les transactions financières, sur les services numériques et sur les importations de carbone. Au niveau belge, il s’agit d’adopter une réforme fiscale visant à globaliser les revenus du travail et du capital des personnes physiques et à les imposer de manière plus progressive, en exonérant les plus bas revenus.
Troisièmement, un Green New Deal planétaire encastré dans les politiques sociales implique de « mondialiser le travail décent »[21], afin de garantir à tous les citoyens un emploi suffisamment rémunéré et respectueux des normes fondamentales de l’OIT. La réduction des inégalités ne doit par ailleurs pas s’envisager uniquement après impôts et transferts sociaux, mais aussi avant ces mécanismes de redistribution. Cela implique notamment de renforcer la démocratie économique[22], de garantir l’emploi décent dans les secteurs de la transition et d’instaurer un salaire minimum dans chacun des pays, afin de lutter contre le dumping social et le phénomène des « travailleurs pauvres ».
Enfin, si les pays industrialisés du Nord, qui sont les principaux responsables historiques de la crise climatique, ont un rôle majeur à jouer, la transition ne pourra s’opérer efficacement sans la participation des pays émergents du Sud, appelés à concentrer la majorité de la croissance des émissions de gaz à effet de serre au cours des prochaines décennies. Le Nord n’a pas les moyens de régler seul l’enjeu de la stabilité environnementale et doit donc s’accorder avec le Sud sur une répartition équitable des efforts. Il est donc indispensable de renforcer la coopération Nord-Sud et de mettre la justice climatique au cœur de la transition mondiale. L’Agenda 2030 adopté en septembre 2015 par l’ONU, en vue d’atteindre dix-sept objectifs de développement durable, représente un cadre international sur lequel les plans de reconstruction de l’économie mondiale devraient s’aligner. Les pays riches doivent dans ce cadre mobiliser les financements nécessaires pour les pays les plus pauvres qui n’ont ni les technologies, ni les moyens financiers pour investir dans l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre et l’adaptation au changement climatique, dont ils sont pourtant les principales victimes.
Notes :
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[1] Arnaud Zacharie, La transition écologique et sociale. Pour une prospérité soutenable et partagée, Liberté j’écris ton nom, 2020.
[2] Éloi Laurent, Le bel avenir de l’État Providence, Les Liens qui Libèrent, 2014, p. 58.
[3] Oxfam, « Extreme Carbon Inequality », 2 décembre 2015.
[4] Climate Accountability Institute, « The Carbon Majors Database », CDP, 2017.
[5] Influence Map, « Big Oil’s Real Agenda on Climate Change », mars 2019.
[6] Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent, La nouvelle écologie politique. Economie et développement humain, Seuil, 2008, pp. 65-69.
[7] Gabriela Cugat et Futoshi Narita, « How COVID-19 will increase inequality in emerging markets and developing economies », FMI, 29 octobre 2020.
[8] Martin Anota, « Avec la pandémie, les travailleurs doivent-ils craindre de voir arriver une vague de robots ? », Alternatives Economiques, 16 janvier 2021.
[9] Kristalina Georgieva, Stefania Fabrizio, Diego B. P. Gomes et Marina M. Tavares, « COVID-19 : il est urgent d’agir pour les mères », FMI, 30 avril 2021.
[10] Patrick Artus, « Politique monétaire expansionniste et inégalités », Flash Economie n°65, Natixis, 27 janvier 2021.
[11] Christoph Lakner, Nishant Yonzan, Daniel Gerszon Mahler, R. Andres Castaneda Aguilar et Haoyu Wu, « Actualisation des estimations de l’impact de la pandémie de COVID-19 sur la pauvreté : retour sur 2020 et perspectives pour 2021 », Banque mondiale, 11 janvier 2021.
[12] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019, p. 779.
[13] Edwin Zaccai, Deux degrés, Les Presses SciencesPo, 2019, p. 44.
[14] Eurofound, « Future of manufacturing. Energy scenario: Employment implications of the Paris Climate Agreement », Research Report, Publications of the European Union, 2019.
[15] Marc Dufumier et Olivier Le Naire, L’agroécologie peut nous sauver, Actes Sud, 2019.
[16] « Cradle to cradle » (C2C) (en français : « du berceau au berceau ») est un concept de production industrielle qui propose d’abandonner le modèle traditionnel issu de la Révolution industrielle (dit du « berceau au tombeau »), en vue d’intégrer une exigence écologique dont les principes sont zéro pollution et recyclage à 100 %.
[17] William McDonough et Michael Braungart, Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini, Manifesto, 2011.
[18] OIT, « Principes directeurs pour une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables pour tous », 2015.
[19] ILO, « World of Work Report 2014: Developing with Jobs », ILO Research Department, 2014.
[20] Éloi Laurent, ibid., p. 152.
[21] Arnaud Zacharie et Alexandre Seron (dir.), Mondialiser le travail décent, Editions Luc Pire, 2008.
[22] La démocratie économique implique notamment de donner autant de pouvoir aux salariés qu’aux actionnaires au sein des conseils d’administration, en vue de répartir plus équitablement les gains de productivité et de privilégier des modes de production durables. Voir notamment : Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda, Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.