En Question n°150 - octobre 2024

La justice restauratrice : une pratique de niche qui vaut la peine ?

La justice restauratrice propose une approche de la justice centrée sur les relations entre victimes, auteurs et communauté, en mettant l’accent sur la réparation des torts et la responsabilisation des auteurs. Comment se développe ce modèle en Belgique ? Et représente-t-elle une alternative crédible au système pénal traditionnel ?

personnes assisses en rond - credit : Getty images - Unsplash
credit : Getty images – Unsplash

La justice restauratrice (ou restaurative) suscite un intérêt croissant. Récemment, le film Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry a largement contribué à la faire connaître auprès du public francophone. Ce film raconte des histoires entrecroisées où des délinquants, des victimes et des membres de la communauté se retrouvent dans des cercles de dialogue en milieu carcéral. Il inclut également une médiation entre une victime de viols incestueux et son frère. Le film illustre la complexité des démarches restauratrices, en montrant que ces processus vont bien au-delà d’un simple échange verbal : ils créent un espace où les émotions peuvent s’exprimer, où des questions non résolues peuvent être posées, sans nécessairement aboutir à une réconciliation ou à un pardon. Cependant, ces processus permettent souvent de faire émerger des réponses et des formes inattendues de réparation.

Le film reflète fidèlement les pratiques de justice restauratrice en France et a le mérite d’exposer l’organisation et les dynamiques relationnelles de ces processus, qui échappent généralement au regard du grand public en raison de leur caractère confidentiel. Toutefois, il n’aborde guère le contexte philosophique plus large de la justice restaurative, ni les développements spécifiques qu’elle a connus en Belgique, où ces approches sont bien établies depuis plus de 20 ans.

La justice restauratrice : une réponse aux limites de la justice pénale

La justice restauratrice a émergé dans les années 1970-1980 en Amérique du Nord et en Europe du Nord, en réaction aux limites du système pénal traditionnel, principalement axé sur la punition et l’incarcération. Ce système a été critiqué pour son caractère inégalitaire et bureaucratique, son inefficacité et son manque de légitimité, ainsi que pour son incapacité à offrir des solutions aux victimes ou à encourager la responsabilisation des auteurs.

Bien qu’en Belgique des efforts aient été faits pour intégrer des objectifs de réinsertion et de réparation, les sanctions restent majoritairement empreintes d’une logique punitive, infligeant aux condamnés une souffrance supplémentaire, les isolant et les infantilisant, plutôt que de favoriser leur réinsertion. La rationalité pénale dominante, avec ses contraintes de temps et ses procédures formelles, ne facilite pas un véritable dialogue entre les parties concernées. Le processus est principalement dirigé par des professionnels du droit (avocats, procureurs, juges, experts), ce qui laisse souvent les victimes insatisfaites, leurs besoins étant insuffisamment pris en compte. Elles ont parfois le sentiment que leur conflit leur est « volé » et que les décisions ne répondent pas à leurs attentes[1]. De plus, la logique pénale incite fréquemment les accusés à se défendre à tout prix face à la gravité des peines encourues, parfois au point de nier les faits ou de mentir.

La justice restauratrice propose ainsi une approche alternative, centrée sur les relations entre victimes, auteurs et communauté, en mettant l’accent sur la réparation des torts et la responsabilisation des auteurs. Les partisans de la justice restauratrice considèrent que le crime doit d’abord être vu comme un événement affectant principalement les individus, leur entourage et la communauté, et seulement ensuite comme une infraction à la loi ou une offense à l’État. Cette approche propose des méthodes qui redonnent la parole à toutes les parties concernées. Encadrés par des facilitateurs dans un cadre sécurisé et confidentiel, ces processus permettent aux participants de discuter des causes et des conséquences de l’acte, ouvrant ainsi la voie à une forme de réparation pour chacun. En plus de favoriser la réparation, ces démarches cherchent à renforcer le lien social en rétablissant la communication entre toutes les parties impliquées. Le rôle des professionnels de la justice devient alors secondaire, car les préoccupations des participants directement affectés occupent à présent le centre du dialogue.

La justice restauratrice : alternative radicale ou complément à la justice pénale ?

Au début, les pionniers de la justice restauratrice espéraient que ces processus pourraient remplacer en grande partie le système pénal traditionnel. Cependant, cette ambition a rapidement rencontré des résistances de la part des acteurs politiques et judiciaires, et du public, qui se montraient réticents à utiliser ces méthodes ou à renvoyer certains dossiers vers ces approches. Plusieurs craintes ont été soulevées, notamment le risque que les auteurs d’infractions recourent à ce procédé pour échapper aux poursuites ou aux sanctions, ainsi que la possibilité que les victimes soient revictimisées[2].

Ces réticences se sont surtout manifestées concernant l’application de la justice restauratrice pour les crimes graves, comme le meurtre. Dans ces cas, l’intervention de la justice pénale semblait incontournable en raison des enjeux d’ordre et de sécurité publique. Le recours à l’incarcération, en particulier, était perçu comme nécessaire, impliquant dès lors des garanties juridiques et procédurales strictes. De plus, des préoccupations ont émergé lorsque des rapports de pouvoir déséquilibrés étaient en jeu, comme dans les affaires de violences sexuelles, intrafamiliales ou institutionnelles. Dans ces contextes, l’auteur de l’infraction peut exercer un pouvoir émotionnel ou psychologique sur la victime, rendant difficile un dialogue authentique et satisfaisant. Il existe également le risque que les victimes se sentent poussées à pardonner ou à se réconcilier, ou encore qu’elles se sentent contraintes de participer sous la pression familiale ou communautaire, même si elles ne sont pas prêtes.

Face à ces critiques, les défenseurs de la justice restauratrice ont réagi en proposant diverses adaptations et garanties éthiques. Par exemple, il est exigé que les auteurs reconnaissent au moins partiellement les faits avant de participer, et que la participation, tant pour les victimes que pour les auteurs, soit toujours volontaire et puisse être interrompue à tout moment. Des médiations indirectes peuvent aussi être proposées, permettant aux parties de communiquer sans se retrouver face à face. Dans certains cas, il est également jugé préférable que des garanties supplémentaires soient prises pour accompagner le processus restauratif ou que celui-ci ne soit pas mis en œuvre, si les risques d’instrumentalisation ou de revictimisation sont trop élevés.

Aujourd’hui, de nombreux partisans de la justice restauratrice soutiennent son usage en complément du système pénal. Cependant, certains ont tenu à développer un modèle « maximaliste » de justice restauratrice qui, en plus de privilégier l’utilisation prioritaire des processus restauratifs tels que la médiation, vise à réorienter l’objectif du système de justice criminelle vers la réparation. Ce modèle intègre également la possibilité pour les acteurs judiciaires de recourir à des sanctions telles que les travaux d’intérêt général, la sensibilisation des auteurs au sort des victimes ou des programmes d’aide aux victimes, qui, lorsque les rencontres directes ne sont pas possibles, peuvent avoir un impact réparateur pour l’auteur, la victime ou la communauté. Le recours à la neutralisation est également envisagé, mais uniquement comme solution de dernier recours pour assurer la sécurité publique, tout en l’associant à un objectif de réparation pour toutes les parties concernées, par exemple à travers l’organisation parallèle de médiations.

La justice restauratrice : des pratiques établies de longue date en Belgique

Ces idées maximalistes ont partiellement influencé les réformes législatives en Belgique. Dans le domaine de la protection de la jeunesse, depuis 2006, des offres restauratrices telles que la médiation et les concertations restauratrices en groupe ont été instaurées. La médiation implique l’auteur et la victime, tandis que les concertations restauratrices incluent des participants supplémentaires, comme des personnes de soutien et des membres de la communauté. Dans le domaine de la justice pénale des adultes, bien que la médiation auteur-victime existe déjà comme alternative aux poursuites depuis le début des années 1990, elle a été légalisée en 2005 comme complément à la procédure judiciaire pour adultes. Ces médiations sont concrètement mises en œuvre par des associations ou services, par le biais de médiateurs ou facilitateurs qui les organisent en dehors du cadre pénal[3]. Les parties peuvent également demander à y recourir de manière proactive. Parallèlement, de nombreuses mesures, sanctions réparatrices et dispositifs d’aide aux victimes ont été mis en place, renforçant ainsi la dimension réparatrice de la justice[4].

La médiation instaurée dans la justice pour adultes, par exemple, est utilisée à différents stades de la procédure en tant que complément à la justice pénale[5] : avant les poursuites, avant le jugement, après le jugement. Toutefois, elle est le plus souvent mobilisée dans le cadre de l’exécution des peines. Les détenus demandant une libération conditionnelle doivent, selon la loi, démontrer leurs capacités de réinsertion et leurs démarches de réparation. Les victimes peuvent, dans ce cadre, émettre des conditions liées à « leur intérêt direct et légitime » en vue de la libération de l’auteur. Le recours à la médiation permet ainsi de formuler des propositions concertées, constructives pour les deux parties, tenant compte de leurs besoins concrets pour le futur. Au terme du processus de médiation, qui peut offrir des voies de réparation inattendues, si les parties parviennent à un accord, et seulement si elles le souhaitent l’une et l’autre, cet accord peut être transmis aux autorités judiciaires, lesquelles peuvent s’en inspirer pour rendre leur décision.

En plus de proposer des voies alternatives de réparation, ces programmes cherchent donc à réformer la logique punitive dominante en renforçant la dimension réparatrice du système pénal. Cependant, leur intégration dans la justice pénale peut parfois entraîner des effets indésirables. Par exemple, des programmes de médiation érigés en alternative aux poursuites peuvent contribuer à une « extension du filet pénal », en incluant des individus qui, sans cette option, n’auraient peut-être pas fait l’objet d’une réaction pénale. C’est pourquoi il est crucial que victimes et auteurs puissent y participer de manière libre, sans contraintes ni pressions.

Dans notre pays, en pratique, la peine privative de liberté demeure le principal mode de sanction pénale, malgré une augmentation du recours à des sanctions potentiellement plus réparatrices, telles que la peine de travail, le travail d’intérêt général, ou même la peine de probation, ainsi qu’à une meilleure aide apportée aux victimes. En ce qui concerne la médiation et les concertations restauratrices en groupe, leur usage reste encore très limité[6]. Le recours à ces pratiques, encore peu connues, dépend fortement des acteurs du système pénal. Les procureurs, juges et avocats se montrent parfois réticents à informer les parties de l’existence de la médiation ou des concertations restauratives. Ces réticences sont également partagées par certaines associations de victimes, qui, ayant acquis une influence croissante dans le domaine pénal, expriment régulièrement des réserves. Ces acteurs craignent que les processus de la justice restauratrice offrent une protection insuffisante contre la revictimisation ou se montrent trop indulgents envers les auteurs d’infractions. Ainsi, bien que la justice restauratrice ait été conçue comme un véritable changement de paradigme face à la logique punitive dominante, ses pratiques centrales restent aujourd’hui encore marginales. Elles demeurent des « pratiques de niche », contrairement à l’idéal prôné par leurs partisans.

La justice restauratrice : une alternative qui vaut la peine ?

Bien qu’elle reste complémentaire à la justice pénale, la justice restauratrice offre une plus-value qualitative significative, notamment grâce à ses processus participatifs. Les recherches montrent que la justice restauratrice génère un taux élevé de satisfaction, principalement parce qu’elle permet aux personnes concernées de s’exprimer d’une manière qui n’existe pas dans le cadre de la justice pénale traditionnelle[7].

Même si la justice restauratrice demeure une pratique de niche, l’intérêt pour cette démarche ne cesse de croître, y compris dans des domaines inattendus. En plus des pratiques légalisées, des cercles de justice restauratrice et des initiatives similaires ont vu le jour à l’initiative de membres de la société civile, notamment après les attentats terroristes de Bruxelles de mars 2016 et autour des procès qui ont suivi[8]. Des cercles de justice restauratrice ont également été mis en place en milieu carcéral. Ces cercles permettent aux auteurs d’infractions, à leurs proches, aux victimes et aux membres de la communauté de se rencontrer et d’échanger, même si la plupart continuent à considérer légitime l’intervention de la justice pénale.

Ces exemples montrent que la justice restauratrice répond à des besoins de réparation que la justice pénale peine parfois à combler. Ils reflètent également une volonté croissante des citoyens de s’approprier les questions de réparation et de justice, plutôt que de les laisser exclusivement entre les mains des professionnels du droit.

Notes :


  • [1] Anne Lemonne, « La justice pénale et les victimes : quelle plus-value et quels coûts ? », dans Christine Guillain et Damien Scalia (éd.), Les coûts du système pénal, Les dossiers de la Revue de Droit pénal et de Criminologie, Ed. La Charte, n°28, 2020, pp. 95-108.

    [2] La revictimisation, encore appelée « victimisation secondaire », se produit lorsque la victime subit un nouveau préjudice non pas en conséquence directe de l’acte, mais en raison de la manière dont les institutions et les autres individus traitent la victime.

    [3] Anne Lemonne et Bart Claes, « La justice réparatrice en Belgique : une nouvelle philosophie de la justice ? », dans Alice Jaspart, Sybille Smeets, Véronique Strimelle et Françoise Vanhamme (éd.), Justice ! Des mondes et des visions, Erudit, coll. Livres et actes, 2014, pp. 121-141 (http://erudit.org/livre/justice/2014/index.htm).

    [4] Anne Lemonne, Inge Vanfraechem et Charlotte Vanneste (éd.), Quand le système rencontre les victimes. Premiers résultats d’une recherche évaluative sur la politique des victimes, Academia Press, 2010.

    [5] Antonio Buonatesta, « L’option maximaliste de justice restauratrice en Belgique : un paradigme à consolider », dans Christine Guillain et Damien Scalia, op. cit., pp. 176-187.

    [6] Anne Lemonne, « La justice restauratrice en Belgique : un nouveau modèle de justice ou une modalité de redéploiement de la pénalité ? », Revue de droit pénal et de criminologie, septembre-octobre 2016, pp. 911-927.

    [7] Daniela Bolivar, Christa Pelikan et Anne Lemonne, « Victims and restorative justice: towards a comparison », dans Inge Vanfraechem, Daniela Bolivar, et Ivo Aertsen (éd.), Victims and Restorative Justice, Routledge Frontiers of Criminal Justice, London & New York, 2015, pp. 172-200.

    [8] Voir CBAI, Imag. Le magazine de l’interculturel, n°368, septembre-octobre 2023, pp. 32-36.