La justice sociale, terreau obligatoire de la transition écologique
Qui a dit que les personnes qui vivent dans la précarité ne s’intéressent pas au climat et à l’environnement ? Christine Mahy, qui inlassablement fait résonner la voix des populations vulnérables en Wallonie, tord le cou à cette idée reçue. Elles sont précisément les premières à être affectées par les effets du dérèglement climatique. C’est donc en priorité à partir de leur situation que doivent être pensées et mises en œuvre les politiques écologiques.
Les premières victimes du dérèglement climatique sont les populations les plus vulnérables et affaiblies. Leur santé est affectée directement – et davantage que pour d’autres – par les pollutions diverses. Ce phénomène est encore accentué par le trop peu de revenus, de qualité de logement, d’accès aux services, d’alimentation quantitative et saine, ainsi que par le manque de « vrais, bons » emplois. Tous les droits ne les atteignent pas. Les laisser dans la pauvreté les confronte directement à de plus grandes difficultés lorsque surviennent accidents de la vie ou changements environnementaux. Ainsi, les dérèglements climatiques les frappent plus brutalement, provoquant la rupture d’un équilibre de vie déjà vacillant.Car si les crises impactent tout le monde, elles fragilisent davantage ceux et celles qui sont privé·e·s du minimum décent et sécurisant pour vivre. Cette inégalité est d’autant plus mal vécue que les populations appauvries sous-consomment de tout et contribuent nettement moins au réchauffement de la planète et à ses conséquences.
Sous l’effet aggravant des changements climatiques
Regardons les conséquences des inondations de juillet 2021 qui ont dramatiquement touché la Belgique, et en particulier la Province de Liège et les habitant·e·s de quartiers marqués par la précarité, le long de l’Ourthe et de la Vesdre. Ces inondations ont accru la pauvreté des riverains, elles ont chargé des conditions de vie fragiles. « On n’avait déjà rien, maintenant on a moins que rien », a-t-on pu entendre quelques mois après la catastrophe. Certes, les flots ne font pas de distinction, des personnes de toutes conditions de vie ont été frappées. Toutefois, les ménages pour qui les droits au logement et à des conditions de vie digne étaient déjà peu garantis se voient, encore aujourd’hui, confrontés à des difficultés terriblement aggravées.
Observons aussi comment il faut s’organiser lorsque les températures augmentent sous l’effet du réchauffement climatique, ou quand surviennent des pics d’ozone dans l’air. Les conditions d’existence d’un certain nombre d’entre nous ne leur permettent pas de se protéger d’une canicule et, a contrario, de se calfeutrer en période de grand froid. Ceci ne concerne pas uniquement les personnes sans-abri, lesquelles d’ailleurs peuvent être encore plus démunies en été qu’en hiver en raison de la réduction drastique de services d’aide. Derrière certaines façades se cachent parfois des locataires coincés dans des logements mal-isolés voire insalubres, des propriétaires pauvres de logements dits « passoires énergétiques » qu’ils n’ont pas les moyens de rénover pour faire face aux défis environnementaux. Se cachent aussi des personnes âgées aux parcours de vie qui n’ont pas été simples, confinées au moment de la pension dans un logement qu’elles n’auront pas la possibilité de faire évoluer. Dans ces intérieurs, l’hiver, il gèle, et l’été, il fait étouffant, la température n’y diminuant que trop peu la nuit. « On parle de 40 degrés à l’intérieur », expliquait l’été dernier, Yves, témoin du vécu militant au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. « La nuit, c’est impossible de dormir. On déplace les matelas sur le sol pour y parvenir. Je préfère l’inconfort d’un sol dur à l’inconfort de la chaleur». La chaleur affecte tout le monde, bien entendu, mais pas de la même façon. Lorsqu’on n’a pas la possibilité ou les moyens d’entreprendre des travaux ou de s’extraire de « logements bouilloires », on risque davantage de subir les conséquences des vagues de chaleur.
Agir pour des droits structurants
Ne pas agir sur les enjeux écologiques et sociaux concomitamment, c’est augmenter la vulnérabilité des populations appauvries. C’est ajouter de la charge, de l’impossibilité de s’en sortir, les accabler. La « transition juste » doit se penser à partir des besoins fondamentaux non rencontrés chez ces personnes. Elle concerne plusieurs politiques publiques : la politique du logement et de l’énergie – prioritaire aux yeux des premiers et premières concernés par la pauvreté – mais pas seulement. La transition juste doit considérer également la politique de mobilité et s’interroger au départ des réalités de vie des personnes appauvries. Quelles sont leurs possibilités de se déplacer ? Avec quels moyens collectifs ? Quels moyens individuels ? À quel coût ? Avec quelles contraintes pour les familles ? La transition juste concerne aussi le terrain de l’alimentation. Les remises en question des modes de production, la recherche de systèmes alimentaires plus respectueux de l’environnement à travers le circuit-court par exemple, etc. doivent se penser d’abord au bénéfice des populations pauvres, et pas uniquement à partir de ceux et celles qui peuvent dégager des moyens supplémentaires pour s’offrir de la qualité.
Ils et elles sont intéressé·e·s et preneur·euse·s, mais…
C’est à partir des plus vulnérables et avec eux qu’il est nécessaire de s’engager dans la transition. Ils sont les mieux placés pour orienter les politiques vers des changements qui n’accentueront pas leurs difficultés, comme trop souvent. Ils sont preneurs. Contrairement à la croyance répandue dans certains cénacles, ils s’intéressent au climat et à l’environnement. L’envie est bien là. Par contre, il peut être vrai qu’ils n’ont pas toujours le temps suffisant, l’énergie ou le moral pour empoigner ces questions. Vivre dans la pauvreté amène à être usé par la survie au quotidien. Trouver des trucs et ficelles pour régler ses factures, tenir jusqu’à la fin du mois, conserver son logement, assurer les déplacements nécessaires pour se soigner ou encore renoncer à des soins, aller négocier avec l’école des enfants pour reporter des frais, se rendre à la distribution de colis alimentaires, se battre avec des institutions qui stigmatisent et culpabilisent et portent parfois un regard suspicieux sur les « bénéficiaires » d’aide… tout cela pèse lourdement. Lorsqu’on vit cette tension permanente, on n’a pas toujours le punch nécessaire pour s’associer aux combats environnementaux. Réfutons en tout cas le cliché selon lequel les populations appauvries seraient dépourvues d’intérêt ou de mobilisation pour de tels enjeux. Combattre les causes à l’origine de la dégradation de l’environnement et réduire les inégalités sociales sont intimement liés.
Entre urgence et réassurance
Rencontrer les objectifs climatiques et environnementaux, c’est une urgence. Mais on doit aussi déplorer que l’accès aux droits fondamentaux pour une partie de la population n’évolue pas au rythme nécessaire à la dignité humaine et à la sortie de la pauvreté. De ce fait, il est compliqué de presser ces populations au nom du climat. En effet, quand les gens ont été abimés durablement par la vie parce qu’on les a abandonnés trop longtemps dans la pauvreté, le changement constitue un risque de plus pour eux, celui de conduire à des conditions de vie plus dégradées encore.
La résistance au changement que l’on rencontre parfois chez les personnes pauvres s’explique par le temps, l’énergie, les sacrifices qu’elles consacrent pour juste tenir en équilibre et survivre. Il est bien légitime pour elles de craindre que les propositions de changement déséquilibrent ce à quoi elles sont arrivées à s’accrocher, le peu qu’elles sont arrivées à arracher, qu’elles ont construit à coups de rafistolage et d’ingéniosité pour faire avec « le trop peu de tout ».
Les politiques menées ne peuvent pas conduire à de l’à peu près. Elles ne peuvent pas non plus laisser les personnes seules face à des décisions individuelles de transition. Les formules mises en place doivent être collectives, et garantir que les personnes plus vulnérables soient parties prenantes, sans leur demander de patienter, d’attendre leur tour. Ne nous privons pas de leurs potentiels et de leurs ressources. Considérer la réduction des inégalités dans le champ des politiques climatiques comme un élément qu’il faudrait traiter en second et à la marge, constitue une erreur fondamentale d’analyse du problème, une erreur également pour l’implémentation des solutions, l’orientation des moyens et des budgets.
Plus le choix : l’État doit prendre ses responsabilités
Les enjeux environnementaux et leurs liens avec les populations vulnérables placent aujourd’hui l’autorité publique face à des responsabilités énormes, mais le défi peut être relevé. L’État doit se montrer davantage régulateur. Il doit investir en offrant aux plus faibles des opportunités d’améliorer leur quotidien tout en allant dans le sens de la lutte contre le dérèglement climatique.
Cette articulation forte, les réseaux de lutte contre la pauvreté et les acteurs environnementaux la soutiennent et, plus encore, ils l’ont concrétisée. Au sein de la Coalition Climat[1], ils ont écrit en commun un pacte logement-énergie à destination des responsables politiques belges, pacte qui a été accentué en Wallonie pour « les portefeuilles plats »[2]. Ensemble, en septembre 2023, ils ont mis sur la table des mesures qui concrétisent le droit au logement pour tous et toutes, et qui vont vers une société plus respectueuse de l’environnement de manière équitable. Cette transversalité que mettent en œuvre les acteurs de la société civile est souhaitable dans le champ politique. La formation des prochains gouvernements offrira l’occasion de renoncer au silotage.
La transversalité des décisions et de leur mise en œuvre nécessitera une transversalité des métiers sur le terrain. Il s’agit d’imprégner tous les métiers qui, à première vue, semblent purement techniques, d’une dimension sociale : engager des agenceurs, des accompagnateurs de proximité ; intégrer, dans les équipes, des métiers du secteur social à égale importance avec d’autres spécialistes de la transition… Voilà une petite révolution à mener ! Elle doit aller de pair avec la formation des futurs intervenants sociaux, non plus seulement à la « réparation » mais à un travail sur les politiques structurelles, au croisement permanent avec d’autres professionnels, ancré dans les réalités de vie des personnes appauvries et soucieux de mobiliser leurs potentiels analytiques et créatifs. Nous ne pouvons plus nous satisfaire de la réponse éducative, aujourd’hui largement renvoyée au monde populaire, au monde désargenté. Apprendre à bien cuisiner, à calfeutrer ses fenêtres, etc. : pourquoi pas ? Et cela concerne toutes les catégories sociales d’ailleurs. Mais l’essentiel est d’abord de rencontrer les personnes pauvres dans leurs droits fondamentaux. Cette rencontre est une priorité : sans elle, le risque est grand de voir les attitudes de rejet s’amplifier, les fossés se creuser, renforçant ainsi le climato-scepticisme et la défiance par rapport à la démocratie.
Notes :
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[1] https://klimaatcoalitie.be/fr
[2] https://www.rwlp.be/images/pactelogementenergie2/Pacte-logement-energie_RWLP.pdf