En Question n°155 - décembre 2025

La place de la célébration dans les luttes sociales et écologiques

Comment accueillir et célébrer nos émotions dans les luttes sociales et écologiques ? Caroline Ingrand-Hoffet, pasteure protestante, explore cette question en puisant dans la tradition chrétienne et en relisant son propre vécu militant. À travers des expériences fortes en Alsace et à Paris, elle montre comment les Églises peuvent s’ouvrir et accompagner celles et ceux qui luttent pour la justice sociale et écologique.

Caroline Ingrand-Hoffet – crédit Adrien Labit

Comment accueillir et célébrer nos émotions dans un contexte militant ? C’est une des questions qu’il m’a été demandé d’aborder dans cet article. C’est un sujet qui m’accompagne depuis longtemps. Je suis convaincue que la tradition chrétienne dispose d’outils précieux qu’elle garde trop à l’abri de ses murs, visibles et invisibles, plutôt que de les mettre au défi d’accompagner la vie de nos contemporains. Car, parmi les militants, on trouve des chrétiens aux côtés d’autres citoyens, souvent eux aussi, d’origine chrétienne, mais ayant rejeté ce qui est lié à la religion.

En tant que pasteure protestante militante, je fais volontiers appel à des célébrations, des rituels issus de la longue histoire religieuse et spirituelle chrétienne, pour accompagner les luttes. Pourtant, le protestantisme se méfie du rituel qui est a priori suspect, parce qu’il serait vécu par obligation ou par habitude, sans en connaitre l’histoire et la signification. Il serait donc sans effet réel sur celui qui le vit.

De mon point de vue, en protestantisme, nous avons l’immense chance de pouvoir puiser dans le large spectre du rituel chrétien millénaire tout en nous sentant libre de le réinterpréter, de l’actualiser. Donner un sens à un rituel pour nos contemporains de manière explicite est, en effet, selon moi et de manière très protestante, indispensable, si l’on veut qu’un large éventail de personnes puisse s’y associer en toute confiance. Mes expériences dans un cadre militant ont confirmé cette intuition. Le rituel offre un cadre qui s’avère souvent opérant face aux émotions qui envahissent de manière incontrôlée, voire incontrôlable, les militants. Ce cadre doit être clair pour ceux qui le découvrent, afin qu’ils puissent y trouver une place et s’y sentir invités en toute sécurité, sans crainte d’être manipulés. Le rituel doit être suffisamment pensé et réfléchi en fonction du public et de la situation du moment, pour qu’il puisse fédérer un public qui n’est pas familier des rituels chrétiens, voire qui y serait a priori hostile. Le rituel comporte plusieurs dimensions. Individuelle : il permet de formaliser une étape, de marquer un événement et de le dépasser. Collective, communautaire : il rassemble et fédère. Le rituel permet de prendre acte de l’importance ou de la gravité d’un événement vécu et partagé.

La question du lieu choisi est essentielle. Les églises reconnues comme hôte par excellence des rituels chrétiens peuvent encore aujourd’hui être bénéfiques pour créer une atmosphère communautaire recueillie. Mais elles véhiculent aussi l’image d’un lieu très codifié, aseptisé, voire repoussant pour certains. D’autres lieux symboliques innovants, liés à un temps et à une communauté donnés, peuvent donc parfois permettre plus de liberté de réinterpréter des rituels.

Enfin, les temps liturgiques et les fêtes chrétiennes peuvent aussi offrir un repère, participant à rassembler et marquer les esprits bien plus que l’on pourrait le croire en pays laïque.

Voici quelques expériences de célébrations militantes s’appuyant sur des lieux ou des temps liturgiques chrétiens. Elles ont été vécues en Alsace, dans un village où les protestants représentent encore une part importante de la population, qui s’est massivement mobilisé pour une lutte environnementale.

Noël à la ZAD 2017

En été 2017, pour lutter contre un grand projet inutile, une autoroute de contournement de Strasbourg, en contrebas du village de Kolbsheim (dans la banlieue de Strasbourg), s’installait une petite ZAD (zone à défendre). J’ai participé à accueillir les jeunes et moins jeunes appelés « zadistes », à les accompagner dans la précarité de leur vie en extérieur dans le froid alsacien durant deux ans. J’y fus vite identifiée comme la pasteure du village et suis devenue, au dire des médias, la « pasteure de la ZAD ». Cette nouvelle identité m’a imprégnée petit à petit et l’idée d’un Noël à la ZAD a fait son chemin, car certains jeunes n’avaient nulle part où aller pour les fêtes. Si les militants ont voulu aménager une grange en église avec nappe blanche et bancs bien alignés, j’ai commencé par mettre les bancs en rond pour qu’on puisse y vivre quelque chose de communautaire et participatif. Il ne fallait justement pas reconstituer une église artificiellement, mais proposer quelque chose de nouveau, qui tenait compte du lieu, des raisons de la présence de chacun, tout en marquant ce temps liturgique traditionnel qu’est Noël. Personne ne savait vraiment, en arrivant en ce matin de Noël, ce que nous allions partager ! Mais un rassemblement un jour de Noël était suffisant pour poser le cadre de ce moment. J’étais la première surprise de l’envie des zadistes et des militants présents de chanter… les chants classiques de Noël. Pour ma part, il était essentiel de donner à chacun une place. Un temps d’échange à partir de citations évoquant notre relation à la nature a été un moment fort, ainsi que l’évocation spontanée que j’ai pu faire de la situation des bergers dans le récit de la nativité, veilleurs pas toujours bien perçus, comme les zadistes l’étaient par le village. J’ai été particulièrement touchée par l’esprit de la nativité qui régnait en ce moment, en ce lieu : simplicité et partage, bien loin des conventions attendues de nos lieux d’Église un jour de Noël.

Aube de Pâques 2018

Après Noël, autre grande fête chrétienne : Pâques. Certaines paroisses protestantes intègrent dans leurs festivités pascales une aube de Pâques, un temps en extérieur autour d’un feu, en tout début de matinée, pour se rappeler la découverte du tombeau vide, à l’aube, par les femmes. Pâques célèbre la vie plus forte que la mort : quel plus beau moment pour célébrer, dans la nature qui renait, la vie plus forte que toutes les forces de destruction. Ainsi, nous avons organisé un feu au milieu des vergers destinés à la destruction à 7h le matin de Pâques. Un zadiste, naturaliste, nous a fait goûter à l’écoute de la nature et en particulier des oiseaux. Là encore, la signification de cette fête de Pâques me semblait plus palpable que jamais. La nature n’était pas seulement le cadre de notre célébration, elle en était un acteur. Nous étions ainsi décentrés de nos habitudes, tout en étant recentrés sur la signification du premier matin de Pâques.

Die-in

En septembre 2018, la ZAD a été évacuée, le village encerclé et surveillé par 550 gardes mobiles. Les arbres ont été abattus avec une dextérité et une rapidité insupportables pour tous ceux qui avaient tenté de les protéger. La colère, le désespoir, le déni, envahissaient tous les esprits. Que faire pour éviter à chacun d’être débordé par ses émotions ? Rassembler le plus largement possible pour ressentir la force que donne le partage par-delà les origines et motivations des uns et des autres. Pour cela, deux moments déterminants ont été organisés : un die-in et une cérémonie d’adieu aux arbres.

Un die-in organisé par une artiste a fait se coucher 700 personnes dans la rue principale de Kolbsheim, sur un décompte effectué par l’ensemble des participants, au même rythme que les broyeuses coupent les arbres. Ce moment poignant a mis en scène la violence de la rapidité avec laquelle la forêt était abattue à quelques centaines de mètres. La dimension physique de cet événement ajoutait sans nulle doute une force à ce moment très recueilli. Couchés sur le bitume dans le silence, ce sont nos corps qui ressentaient et incarnaient la gravité de la situation.

Cérémonie d’adieu aux arbres

Toutes les manifestations qui ont eu lieu pour marquer la désapprobation de la population et d’une partie des élus locaux n’ont pas suffi à endiguer la colère, la détresse de publics très différents, les zadistes, les villageois, les élus, les militants associatifs, etc… Il m’est alors apparu que je disposais en tant que pasteure d’un outil précis, celui d’un culte d’adieu. Pour respecter ce rituel de la cérémonie d’adieu, j’ai commencé par rédiger un avis de décès de la forêt comme on le fait quand on perd un proche. Ensuite, avec quelques collègues pasteurs et des artistes, nous avons organisé une cérémonie d’adieu à la forêt – dans l’église, pour que le cadre soit solennel, rassurant et marquant. Il fallait sécuriser le lieu, tout en offrant un espace ouvert à la diversité des profils présents. Les zadistes ne pouvant imaginer s’asseoir sur des bancs d’église, nous les avons pris en compte et leur avons installé un espace pour qu’ils puissent s’asseoir par terre. Afin que le plus grand nombre puisse participer à un tel moment, une mise en confiance était nécessaire. Celle-ci ne peut pas s’établir en quelques échanges. C’est bien la relation de confiance que j’avais nouée durant des mois avec les zadistes qui a permis qu’ils participent à ce moment en se sentant accueillis tels qu’ils étaient et avec ce qu’ils pouvaient apporter.

Des artistes ont pris part à cette cérémonie en lisant des témoignages recueillis sur la forêt. L’Évangile (Luc 13, 6-9) a été proclamé et commenté par un pasteur. L’aromathérapie a été utilisée pour transmettre de l’essence de cyprès, symbole d’éternité, à l’assemblée. Les zadistes aussi ont été acteurs, portant un tronc de la forêt à l’épaule comme on porte un cercueil pour l’entrée et la sortie de l’église. Des dessins des enfants de l’école du village décoraient le chœur. Des politiques engagés dans cette lutte ont chanté ! C’est donc un cadre sécurisé mais aussi ouvert qui a pu accueillir une foule hétéroclite afin de nommer nos traumatismes et tenter de les dépasser ensemble. Le cadre était clair : l’église, des éléments des cultes d’adieu et la proclamation de l’Évangile. Mais autour de ce noyau, une recherche a été faite pour que toutes les sensibilités puissent s’exprimer. Cette cérémonie d’adieu aux arbres a marqué les esprits bien au-delà des 500 personnes présentes. Le bâtiment, l’église de Kolbsheim, y a gagné sa place de lieu accueillant, sûr, où chacun est accueilli comme il est et respecté. « Une église vivante », comme il m’a encore été dit récemment.

Cet événement marquant m’a aussi fait réfléchir à ce que nous proposons aux familles pour les temps de deuil. Quel est le sens de chaque étape que nous offrons en tant que pasteur et en tant qu’Église ? Comment pouvons-nous utiliser nos outils pour qu’ils témoignent de l’Évangile, dans une forme et un langage davantage accessibles à nos contemporains ?

Aube de Pâques 2019

Grâce à cet épisode militant dans le village, nous avons continué depuis lors, chaque année, à nous retrouver autour d’un feu dans la nature, pour marquer l’aube du jour de Pâques. En 2019, c’est au bord du chantier que nous nous sommes réunis. Pour montrer notre espérance et notre détermination à faire gagner la vie, nous avons accroché des centaines d’œufs de Pâques au grillage du chantier. Durant des semaines, ces œufs ont signifié en cet emplacement la vie plus forte que la mort, là où la nature était chaque jour davantage saccagée.

crédit : Baptiste Cogitore

Blocage interreligieux de la passerelle Léopold-Sédar-Senghor à Paris en mai 2023

Le 25 mai 2023, pour lutter contre EACOP, projet de pipeline de TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie, nous étions une quinzaine de personnalités des grandes religions, avec quelques dizaines de militants, à nous enchainer pour bloquer une passerelle piétonne pendant 1443 secondes (soit 24 minutes), afin de symboliser les 1443 kilomètres du futur oléoduc. Cette expérience et les quelques autres que j’ai vécues avec la coalition Greenfaith avaient une importante dimension interreligieuse. Se poser la question de ce que les traditions religieuses (chrétienne, musulmane, juive et bouddhiste) ont en commun à partager au service d’une lutte écologique et sociale, a été pour moi une ouverture supplémentaire, par rapport à mon engagement militant en Alsace. Le message vis-à-vis du public est d’autant plus marquant qu’il est porté par des personnalités de traditions religieuses différentes. L’élément le plus fort fut selon moi le silence que nous avons marqué, enchainés les uns aux autres. La paix dont nous avons témoigné, marquant avec gravité la situation, contrastait avec l’intensité de la colère de certains passants qui ne supportaient pas d’être bloqués.

Élargir l’espace de nos tentes

Je ne peux compter le nombre de personnes qui ont témoigné, depuis mon engagement militant en tant que pasteure, leur découverte de la cohérence entre l’engagement militant et ce qu’ils percevaient de l’Évangile dans ce que nous partagions. De mon point de vue, mettre nos rituels, nos célébrations, à l’épreuve des luttes actuelles, leur donne du sens, une raison d’être, les fait vivre, bien loin de les décrédibiliser ou de leur faire perdre leur substance. Je crois que par une ouverture au militantisme, le christianisme peut regagner des cœurs et des esprits, sans se perdre, mais en redonnant au contraire sa force et son pouvoir mobilisateur à l’Évangile.

Ces formes de manifestations, célébrations ou rituels ont aussi un impact sur le grand public, à travers l’intérêt des médias. Lier de manière cohérente un mode traditionnel de rassemblement et un sujet d’actualité brûlant, interroge et éveille la curiosité de manière le plus souvent très positive.

« Élargis l’espace de ta tente, les toiles de tes demeures, qu’on les distende ! Ne ménage rien ! Allonge tes cordages et tes piquets, fais-les tenir » (Ésaïe 54, 2).

J’entends, dans ce verset, un appel à nos Églises à ne pas ménager leur peine pour accueillir sous leur tente celles et ceux qui luttent pour faire évoluer la société. C’est une chance pour les Églises de déplacer leurs piquets pour se reposer la question de ce qui les tient debout. C’est un appel à évoluer pour partager la force de l’Évangile au plus grand nombre, tout en accompagnant les luttes sociales et écologiques de notre temps.