Le 01 décembre 2009

La Poudrière : un exemple de réinsertion par le collectif

Le processus de réinsertion dans la société est une question complexe, divers niveaux d’action pouvant être complémentaires. L’auteure de cette analyse se base sur le cas de la communauté de la Poudrière, à Bruxelles, pour montrer que penser l’aide sociale en termes d’interdépendance est bien plus fécond que de la penser en termes de supériorité d’un groupe sur l’autre.

Avant-propos
 

Comment sortir de l’exclusion ?  Il n’y a pas qu’ « une réponse » à cette question complexe. Il y a de multiples réponses : les unes sur un plan plus structurel qui concerne tant le politique que l’économique, le social, le culturel… ; d’autres, diverses, en phase avec les situations concrètes du terrain, qui ont leurs particularités. Reste que certaines expériences, de par leur qualité, donnent à penser et insufflent inspiration pour construire d’autres solutions…

C’est bien le cas de La Poudrière. Voilà pourquoi nous tenons à publier ce document d’analyse et de réflexion, qui met en évidence les effets positifs et durables d’actions qui au quotidien allient systématiquement solidarité, entraide, organisation démocratique. Ce qui se réalise depuis des années à La Poudrière incite notamment à penser les institutions d’aide sociale en termes d’interdépendance et non de supériorité d’un groupe sur l’autre. 
 

Introduction
 

Un travail de terrain[1] effectué au sein de la communauté de la Poudrière nous permet à présent d’analyser cette communauté en tant qu’espace de réinsertion dans lequel des personnes atterrissent pour reprendre du souffle, de l’énergie, avant de se (re)lancer dans la société. La communauté est donc considérée au sein de cette analyse comme outil, comme tremplin vers une meilleure situation pour une population précarisée. Il nous semble important de mettre en lumière les mécanismes de recomposition du lien social et de développement d’une identité fière qui sont à l’œuvre dans la communauté, afin de permettre le déploiement d’autres lieux de ce type et de questionner les institutions actuelles. L’exemple radical de la communauté de la Poudrière nous incite en effet à penser des principes d’organisation sociale applicables à d’autres collectifs de réinsertion.

La communauté de la Poudrière…
 

La communauté de la Poudrière, communauté de vie et de travail, a été créée en 1958 suite à la rencontre entre deux pères oblats, le Père Léon Van Hoorde et le Père Aimé Robinet et un couple bruxellois, les époux Vanderstraeten. Le projet de la communauté se construit autour de l’objectif de présence dans le quartier dit du « Coin du Diable », près de la porte de Ninove à Bruxelles. Le partage du quotidien et la solidarité par le travail sont au cœur de ce projet, tout comme la volonté d’intégrer les plus fragiles au fonctionnement communautaire. Le but est donc de développer un projet global qui n’exclurait pas les plus petits mais qui, au contraire, proposerait un mode de vie où chaque personne peut trouver sa place. Les propos de Jacques, membre de la communauté et responsable actuel de l’accueil, illustrent cette volonté.« Aucun changement vrai ne se fera si les petits ne sont pas participants : sans cela, les luttes seront toujours inachevées et à recommencer. Nous avançons ensemble, en même temps que les plus petits. (…) La Poudrière a comme spécificité de mettre en avant la vie ensemble, où chaque personne est égale aux autres, où partagent entre eux des gens dont la condition sociale était différente. Avancer tous ensemble en même temps, c’est la véritable éducation populaire. Il s’agit pour nous non seulement de soulager la misère et de lutter contre ses causes, mais de créer un lieu de vie commune : on peut y naître et y mourir. La Poudrière regroupe des personnes ayant choisi ce mode de vie et des personnes accueillies, qui peu à peu intègrent ce même mode de vie. »[2]

La communauté propose donc un cadre de vie et de travail aux personnes désirant vivre une expérience communautaire ainsi qu’aux personnes en situation de précarité recherchant un lieu de vie. La population en présence est donc très diversifiée. On y rencontre des personnes de tous âges, de toutes nationalités et de toutes religions, engagées dans cette vie soit par choix, soit par nécessité (personnes sans-papiers, personnes seules,…). Cette diversité de la population offre aux personnes en situation de précarité la possibilité de trouver des personnes de référence et de s’insérer petit à petit dans une vie sociale, collective. Cette multiculturalité vécue au quotidien permet un dialogue constructif entre les divers acteurs en présence, ainsi que la remise en question des préjugés des uns envers les autres.

Ce cadre de vie est basé sur cinq objectifs : la présence, l’amitié, la justice, l’utopie et l’ascèse-formation[3] et quatre moyens pour tendre vers ceux-ci : le travail, la mise en commun, un mode de vie simple et la fidélité aux objectifs et aux personnes[4]. L’humain est au cœur de l’expérience et la volonté de former un exemple alternatif à la société est constitutive de l’expérience. Si la communauté trouve son origine dans des idéaux chrétiens, ceux qui la composent aujourd’hui appartiennent à diverses religions et elle se revendique dès lors pluraliste.

… Un exemple de réinsertion par le collectif
 

Penchons-nous à présent sur les éléments communautaires permettant l’insertion de chaque membre dans le groupe.

Les valeurs de la communauté constituent un premier élément important. La présence, l’amitié, la justice, l’utopie et l’ascèse rendent possible le développement d’un autre rapport à soi, à l’autre et au monde. Des relations de réciprocité et de solidarité sont favorisées par ces valeurs. En effet, lorsqu’on a l’occasion de participer au quotidien de la Poudrière, il est évident que les relations sociales sont renforcées par le vivre ensemble prôné par la communauté. D’autres rapports sociaux sont envisageables et font face aux situations de précarisation, grâce notamment à l’accueil de différents types de personnes, venant de groupes sociaux hétérogènes. Le souci de la communauté d’intégrer les plus fragiles à son projet communautaire et sociétal renforce cet aspect. Le cadre culturel que la communauté s’est fixé permet donc de déployer un rapport au monde différent de celui majoritairement prôné dans la société de masse. La compétition et l’individualisme font  place à la solidarité et au respect de l’autre.

Un deuxième élément intéressant est le processus démocratique à l’œuvre dans la communauté. La démocratie participative[5] est au cœur de la vie communautaire et la participation de tous au processus décisionnel constitue un défi quotidien. Même si chacun ne prend pas toujours la parole, plusieurs lieux et moments de discussion sont aménagés, permettant ainsi à tous d’avoir accès aux informations et d’émettre des opinions ou des questions personnelles. En effet, que ce soit pour organiser le travail, pour partager des informations personnelles ou communautaires ou encore pour débattre des objectifs que la communauté s’est fixés, plusieurs réunions (hebdomadaires et mensuelles) sont organisées au sein de la Poudrière afin de donner la possibilité à chacun de s’exprimer. Ainsi, aucune décision n’est prise sans avoir fait l’objet de débats communautaires. Ce processus démocratique donne les moyens de se réapproprier une identité par la prise de parole, mais aussi de se sentir appartenir à la communauté, tant grâce aux discussions communautaires que grâce aux décisions prises par consensus. Les réunions communautaires sont donc un élément central de la communauté et sont fondées sur la volonté de faire participer chaque personne au processus décisionnel. Chaque membre est un acteur à part entière.

Un troisième point important est celui du travail en tant que composante essentielle de la communauté. La Poudrière fonctionne sur le même mode que celui des Petits Riens, par la vente d’objets de récupération. Les membres de la communauté ne sont pas rémunérés pour leur travail mais ils sont logés, nourris et pris en charge à différents niveaux (vêtements, vacances, transports, frais médicaux,…). Ils reçoivent aussi vingt euros d’argent de poche par semaine. Les profits de la vente sont donc répartis en fonction des besoins et nécessités de la communauté. Si ce travail, ainsi que la mise en commun de tous les revenus extérieurs des membres[6], fournit à la communauté les ressources nécessaires pour vivre, il permet surtout aux personnes en déroute de retrouver une ligne de conduite, un espace de soutien, un sentiment d’utilité sociale. Il peut donner un sens au quotidien de ces personnes et il est le symbole d’une fierté retrouvée. Chaque personne trouve sa place dans la communauté grâce à ses activités productrices. Les relations créées dans ce cadre, où chacun accepte l’autre dans sa différence, sont les bases d’une réinsertion pour des personnes précarisées.

« Non pas gagner sa vie. S’affirmer, s’identifier. Donner des sources d’identités, d’appartenances… des possibilités de se réaliser, d’épanouissement, de gagner l’estime de soi-même, des autres. »[7]

La Poudrière offre aussi aux membres la possibilité de suivre des formations (de langues, de musique,…) qu’ils n’auraient pas pu suivre sans l’intervention financière de la communauté. Lorsqu’une personne désire quitter la communauté, celle-ci lui fournit les ressources nécessaires pour commencer un nouveau départ. Dans certains cas, elle permet de trouver un emploi grâce aux réseaux dans lesquels elle s’inscrit. La communauté sert donc aussi de lieu de passage d’un mode de vie à un autre.

Un dernier point intéressant est l’équilibre qui s’opère entre les différents individus présents dans la communauté. En effet, divers motifs expliquent la décision du choix de vie à la Poudrière. Certains décident d’y entrer par idéal, par envie de vivre une expérience particulière, d’autres sont présents par nécessité ou suite au conseil d’instances extérieures, notamment des personnes souffrant de problèmes psychologiques, des ex-détenus ou alcooliques, des personnes en situation de précarité…[8]  Selon les termes des membres de la communauté, les personnes du premier groupe sont les accueillants et celles du second les accueillis. Bien sûr, tous font d’abord partie du groupe des accueillis, mais tous ne deviennent pas accueillants de la même façon. L’accueil est demandé à chacun selon ses propres ressources et possibilités. Certains n’en sont pas capables, n’ont pas envie, ou partent avant même d’avoir eu l’occasion d’accueillir. Ceux qui accueillent sont majoritairement des personnes entrées dans la communauté par idéal de vie, les autres étant présents à la Poudrière dans le but de pouvoir en sortir et de s’intégrer économiquement, socialement et/ou culturellement dans la société. D’autre part, si certains sont entrés dans la communauté dans le but d’accueillir, ils se rendent souvent compte que l’autre leur apporte tout autant et qu’ils sont eux aussi des accueillis. De plus, un individu peut passer d’une catégorie à une autre, en fonction de sa trajectoire dans la communauté, mais aussi de ses tranches de vie. Cette dynamique est illustrée par les propos d’un membre de la communauté.

« En ce qui concerne la population de la Poudrière, j’ai senti plusieurs groupes. Il y en a qui ont envie de vivre communautairement et d’autres qui sont là par nécessité, c’est une façon de se raccrocher à la vie et de trouver une direction.

Il y a de tout. Oui, il y a des personnes pour lesquelles c’est clairement un dépannage. Et puis c’est vrai qu’il y a clairement des gens qui viennent par idéal. Mais moi je crois que je suis un peu revenue de cette catégorisation on va dire. Dans le sens où des gens qui viennent par dépannage peuvent avec le temps se découvrir un choix et une envie de vivre et de continuer en communauté. Et ceux qui arrivent par idéal découvrent qu’ils sont venus aussi pour régler des questions personnelles, et donc un dépannage intérieur quelque part. Moi je me suis dit, « mon dieu, ma fille, mais qu’est-ce que tu avais des choses à régler ». Avant ça tu ne vois pas ça, parce que tu n’as pas nécessairement des gens qui osent te dire « écoute ta manière d’être, de faire, tu te rends pas compte mais ça c’est invivable ». Ici, c’est par la rencontre que tu vois qu’il y a des choses chez toi qui posent question. Donc moi qui me disais « mais je suis arrivée par idéal, voyons ! » et voilà, tu avais quand même des questions à toi. Donc c’est sûr qu’au départ il y a une recherche qui est différente. Comme une L. qui vient plus pour se reconstruire psychologiquement, il y en a qui viennent parce qu’ils sont à la rue, il y en a qui viennent parce qu’il y a ce besoin d’être avec. Mais tout ça, toutes ces questions de départ prennent un autre développement au fur et à mesure de la vie ici. »[9]

Cette dynamique, l’équilibre entre les deux groupes et le passage de l’un à l’autre, explique le bon fonctionnement de la communauté. Le point principal à retenir est donc l’interdépendance existant entre ces groupes : ils s’enrichissent l’un l’autre. Il nous semble en effet essentiel de reconnaître la complémentarité des deux groupes et non pas de penser ce collectif en terme d’aide et de dévouement d’un groupe par rapport à l’autre. Penser l’aide sociale dans cette dynamique d’interdépendance incite à penser d’autres types de collectifs de soin ou d’aide aux personnes.

En guise de conclusion : La Poudrière, un modèle à suivre
 

Nous avons pu le remarquer, la communauté de la Poudrière offre des pistes de réponses face au processus d’exclusion des plus fragiles à l’œuvre dans notre société. Grâce à son système de valeurs reposant sur la solidarité et l’entraide, mais aussi grâce à son organisation démocratique, chaque accueilli dans la communauté peut trouver des repères et ainsi trouver sa place au sein du groupe. Le travail quotidien constitue la matérialisation de ces valeurs et donne à chacun des moyens pour développer son identité et sa personnalité au sein de la communauté. Enfin, la cohésion qui s’opère entre les différentes personnes en présence nous incite à penser les institutions d’aide sociale en termes d’interdépendance et non de supériorité d’un groupe sur l’autre.

Le projet de la communauté va donc à l’encontre des processus d’exclusion à l’œuvre au sein de la société. Il permet aux individus de retrouver un objectif commun et de se réinsérer dans la société par la recréation de liens sociaux et par le sentiment d’utilité sociale retrouvé.

En filigrane de cette analyse, nous pouvons constater que la communauté est pourvoyeuse d’identité et d’appartenance à un groupe, deux composantes essentielles pour un individu en recherche de réinsertion. Ces liens développés au sein de la communauté sont aussi des appuis pour le futur de la personne qui déciderait de quitter la Poudrière. Tout ancien membre sait qu’il pourra toujours compter sur ce lieu et les personnes qui l’habitent en cas de nécessité.

Mais au-delà des possibilités de réinsertion par le collectif, le projet communautaire de la Poudrière est aussi un projet sociétal. L’espérance, l’utopie d’un changement social global sont fortement présentes dans les valeurs de la Poudrière et leur mise en pratique se réalise tant dans le quotidien que par l’essaimage qui s’opère grâce à la grande ouverture de la communauté sur le monde extérieur[10]. Avec cette ouverture, le message de la Poudrière touche plus largement la société, s’opposant à l’hyperindividualisme ambiant.

Notes :

  • [1]  De novembre 2008 à fin janvier 2009. Pour plus de renseignements, voir GERARD P., La communauté de la Poudrière, le vivre ensemble comme expérience de l’engagement, mémoire présenté dans le cadre du master en anthropologie, UCL, 2009.

    [2] Paroles de Jacques, reprises de l’ouvrage de DELESPESSE M., La communauté de la Poudrière : Pour un ré-enchantement du monde, Bruxelles, Editions Luc Pire, 1998, pp. 277-278.

    [3] Une vie simple centrée sur la formation plutôt que sur la consommation est ainsi valorisée par cet objectif et développée au sein de la communauté.

    [4] Pour plus d’informations concernant la communauté de la Poudrière, son histoire et ses objectifs, voir http://projetorgone.free.fr/ANNEXES/la_poudriere.htm (consulté le 15 mai 2009), ou encore DELESPESSE M., op. cit.

    [5] Pour plus d’informations concernant le concept de démocratie participative, voir CARREL M., Pauvreté, citoyenneté et participation. Quatre positions dans le débat sur les modalités de l’organisation de la « participation des habitants » dans les quartiers d’habitat social, in C. NEVEU (dir.), Cultures et pratiques participatives, une perspective comparative, L’Harmattan, (« Logiques politiques »), 2007, p. 95-112.

    [6] Ces revenus sont constitués des salaires perçus par des membres employés hors de la communauté mais aussi des pensions de certains habitants de la Poudrière.

    [7] COMMUNAUTE DE LA POUDRIERE, La Poudrière : Une humanité en miniature, notes et écrits recueillis et ordonnés par N. Rixhon, Bruxelles, p. 29.

    [8] Par exemple, les assistants sociaux du Petit Château s’adressent à la Poudrière afin de trouver un toit et des moyens de subsistance pour les personnes ayant la possibilité de séjourner en Belgique.

    [9] Entretien avec S., réalisé le 16 avril 2009.

    [10] Notamment grâce au magasin, aux contacts avec d’autres communautés, avec la presse, avec des stagiaires, au site internet qui, régulièrement mis à jour, donne des nouvelles de la communauté.