La prison, un grand corps malade
Depuis plus de dix ans, Marie-Hélène Rabier fréquente le monde carcéral. Aujourd’hui, en tant que commissaire de surveillance à la prison de Haren, elle porte un regard citoyen attentif sur les personnes détenues et tire la sonnette d’alarme sur leurs conditions de détention, qu’elle juge déshumanisantes et contraires à la loi.
« Regarde-moi droit dans le cœur : un train file dans le noir, je ne suis ni dedans ni dehors, tout se passe comme si je longeais une vie sans toi… »
Un détenu de la prison de Paifve
J’écris d’un monde parallèle. Pas d’un autre monde lointain. Non, d’un monde tout contre le nôtre. D’un monde où je vais et viens depuis plus de dix ans. D’abord comme visiteuse de prison, puis comme « commissaire de surveillance », appellation barbare pour une fonction cruciale : surveiller les conditions de détention et le respect de la dignité des détenus. Ma mission officielle consiste, selon la loi, à « exercer un contrôle indépendant sur le traitement réservé aux détenus, et les règles les concernant ». En d’autres termes, porter un regard rigoureux et citoyen (la plupart d’entre nous ne sont pas des spécialistes) sur ceux et celles dont la société, c’est-à-dire vous et moi, oublie la plupart du temps que ces hommes et ces femmes, même enfermés sont, et surtout restent, des citoyens. Et ce que je vois, ce que nous constatons avec mes collègues, est grave, d’où l’urgence d’informer pour « briser le secret ».
Vous avez dit citoyens ?
Oui, c’est la loi qui le dit, et de façon catégorique : la Loi de principes de 2005, dite loi Dupont, qui régit les règles de vie en prison.
« Le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, économiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnation pénale ou de la mesure privative de liberté, celles qui sont indissociables de la privation de liberté et celles qui sont déterminées par ou en vertu de la loi » (Loi de principes du 12 janvier 2005, article 6).
Un des principes essentiels de cette loi est donc que la sanction consiste uniquement en la privation de liberté, et que le condamné conserve tous ses autres droits et sa dignité humaine. On est loin du compte ! Sans parler de l’inculpé, celui qui est en attente d’un jugement (près de 40% de la population pénitentiaire) :
« Les inculpés sont présumés innocents tant qu’ils n’ont pas été condamnés en vertu d’une condamnation ayant acquis force de chose jugée. Les inculpés doivent être traités de manière à ne donner aucunement l’impression que leur privation de liberté présente un caractère punitif » (article 10).
On est loin, très loin du compte ! Pourtant, cette loi est courageuse, elle introduit des droits pour la personne détenue, là où auparavant n’existaient que des faveurs. Mais cette loi, qui fêtera son vingtième anniversaire en 2025, reste trop souvent lettre morte. En cause ? L’absence de volonté politique, l’absence d’une politique pénitentiaire digne de ce nom.
« Le plus éprouvant, me disait dans sa cellule le détenu d’une vieille prison, c’est la faible lumière du jour, et l’absence d’horizon. Devant moi, un mur et des fenêtres grillagées ». Absence d’horizon d’un point de vue architectural, mais aussi, et peut-être plus grave encore, d’un point de vue mental. Et si le regard va parfois plus loin dans les prisons modernes, le sentiment pour les détenus reste que la prison est plus une vengeance qu’une peine. Plus hygiéniques et spacieuses, les prisons contemporaines entraînent une déshumanisation de la détention, car transformer l’espace sans changer de politique pénale ne transforme pas profondément l’expérience de la détention.
En prison, on survit
Je livre ici quelques exemples, au milieu de tant d’autres, de non-respect de la loi. Je les ai choisis délibérément parce qu’ils sont essentiels, et moins connus que les conditions de vie matérielles, variables d’une prison à l’autre.
La loi prévoit un « plan de détention individuel », « esquisse du parcours de détention individuel […] intégré dans un processus de collaboration signé par le condamné et le directeur » (article 38). Un horizon pour chaque personne détenue en quelque sorte. Combien des 12.156 personnes détenues (chiffres du 15 mars 2024) connaissent l’existence de ce plan ? Combien l’ont-elles signé ? En réalité, cette disposition légale n’est pas appliquée. La raison ? Il n’y a pas d’énergie politique, donc pas d’investissements indispensables en moyens humains suffisants et spécialement formés à cet effet. Parmi ses recommandations inspirantes aux représentants élus en juin 2024 et en particulier au ministre de la Justice, le CCSP[1] invite à prendre toutes les mesures requises pour qu’un plan individuel de détention soit effectivement élaboré, mis en œuvre et suivi, pour chaque personne détenue condamnée.
Autre défaillance grave de la prison aujourd’hui : le non exercice du droit de vote, pourtant pleinement reconnu par la loi sauf exceptions liées à un jugement particulier. Interpellés à ce sujet, des directeurs de prison, confus, m’ont à plusieurs reprises répondu (et récemment lors des élections de juin 2024) que oui, très peu de personnes détenues avaient voté, et que rien n’avait été fait pour les y inciter. Mais comment oser compter sur les personnes enfermées pour demander à exercer leur droit quand rien ne les y encourage ? La plupart ignore l’existence de ce droit. Beaucoup n’ont peut-être jamais voté : celles qui se lancent dans la démarche de la procuration sans accompagnement, entament un parcours du combattant, qui risque de se révéler un fantasme. Quelle occasion ratée de rappeler aux personnes en détention qu’elles sont citoyennes, et par là d’instaurer peut-être une certaine confiance dans l’État ?
Ce n’est malheureusement pas le souci principal des directions de prison, qui sont débordés par la surpopulation, le manque de personnel et la gestion quotidienne… ni celui du ministre de la Justice. Situation paradoxale dans un pays où le vote est obligatoire depuis 1893 pour tous les citoyens, sous peine d’amende. Mais les personnes détenues votent si peu ou pas que le code électoral a prévu pour elles une dérogation à cette obligation et à l’amende… les excluant de ce fait du droit de vote[2]. En Pologne, pourtant, des députés viennent présenter leurs programmes dans les prisons et des urnes sont installées sur place.
Que font les personnes détenues toute la journée ? Celles qui le veulent, et qui le peuvent, travaillent. En Belgique, contrairement à d’autres pays, le travail n’est pas un devoir, mais un droit selon la loi. Ce droit n’est pas respecté pour tous. Il y a quelques caïds de la drogue en détention, qui n’ont pas besoin de travailler. Mais la majorité le souhaite : pour occuper le temps, pour donner un rythme à leur vie, pour rembourser les victimes, et plus prosaïquement pour pouvoir cantiner, c’est-à-dire acheter à la cantine ce qu’il faut pour subvenir à ses besoins quotidiens. Or, moins de 40% des personnes détenues ont la possibilité de travailler, et 6% d’entre elles seulement suivent une formation professionnelle (chiffres de 2022). Et ce, malgré les campagnes « audacieuses » organisées par la Régie du travail pénitentiaire (il y a quelques années, l‘une d’elles vantait, pour attirer des entreprises potentielles clientes, le coût beaucoup plus avantageux de la rémunération des personnes détenues par rapport aux personnes handicapées !). Et pour cause : les « gratifications » (en prison, on ne parle pas de salaire) se situent entre 0,75 et 4€ de l’heure, et n’ont pas été indexées depuis 2019. Contrairement à la France, en Belgique, le travail des personnes détenues échappe au champ d’application du droit social. Aucune des garanties relatives à la rémunération, aux conditions de travail, au licenciement et à la protection sociale n’encadre le travail pénitentiaire, en dépit de ce que prévoient les normes européennes et internationales en la matière.
Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que la loi Dupont soit plus qu’une grande utopie ?
Une communauté
Je n’ai parlé jusqu’à présent que des personnes détenues. Mais à côté d’elles, vivent aussi au quotidien, car ils y travaillent, le personnel de direction, le greffe, le personnel médical, psycho-social… et le groupe le plus important, les agents pénitentiaires. Osons l’affirmer, la prison est un grand corps malade. On ne compte plus les burn-out dans tous les services, le turn-over est important dans les directions, le taux d’absentéisme des agents également, et la surpopulation augmente… Il y a une souffrance au travail en prison. La plupart des membres du personnel sont de bonne volonté, et font leur travail du mieux qu’ils peuvent, mais tous sont à bout, pris pour les meilleurs dans un conflit de loyauté entre les valeurs d’humanité qu’ils souhaiteraient pouvoir mettre en œuvre, et la réalité pénitentiaire qui les en empêche.
Les grèves d’agents pénitentiairessont nombreuses, et depuis plusieurs mois, fait notable, elles portent beaucoup plus qu’avant sur les conditions de travail que sur des revendications salariales. La majorité des travailleurs sait en effet que conditions de détention et conditions de travail du personnel sont liées. Le nombre d’agents présents est souvent insuffisant pour garantir l’exercice des droits fondamentaux des détenus, ce qui entraîne des tensions, voire des violences. Les campagnes de recrutement de l’administration pénitentiaire ne rencontrent pas le succès escompté, celle-ci recourt donc à des embauches rapides avec une formation élémentaire. Il y a deux ans pourtant, l’administration introduisait une innovation intéressante : distinguer la fonction d’assistant de sécurité, et celle d’accompagnateur de détention. Mais une formation indispensable et de qualité n’a pas suivi, car coûteuse, et ce changement a reçu un accueil mitigé des agents. Gâchis là aussi, car l’accompagnement est un des principaux enjeux de la réinsertion, et il ne s’improvise pas. Accompagner des femmes et des hommes cabossés par la vie suppose de développer de nombreux talents : distinguer le pouvoir, reçu de l’institution, de l’autorité, propre à une personne, et idéalement, reconnue par ceux auprès de qui elle s’exerce. Construire sans naïveté des relations basées sur la confiance, mot que je pense ne jamais avoir entendu à l’intérieur des murs. Et espérer ainsi enrayer la violence qui caractérise trop souvent les relations entre détenus, et entre détenus et agents pénitentiaires.
Fameux défi pour un système régi, malgré ses efforts pour s’en détacher, par l’obsession sécuritaire. Tout ceci est désespérant. Oui, tout est vrai, et le pire n’y est pas : les sanctions qui pleuvent à la place du dialogue dont les personnes détenues manquent cruellement, mais qui s’avère impossible avec des agents débordés ; les suicides, dont le taux est dix fois supérieur à celui de la société libre (par exemple, la direction de la prison de Haren y dénombre déjà deux suicides et deux décès « suspects » durant cette année 2024 – le dernier ayant eu lieu le 7 septembre 2024) ; la situation des internés, c’est-à-dire les malades mentaux qui ont commis des actes délictueux et qui n’ont pas leur place en prison, car ils n’y reçoivent pas les soins dont ils ont besoin. Ceux-là n’ont de place nulle part… Ce constat accablant est partagé depuis des dizaines d’années par des magistrats, avocats, bourgmestres, directeurs de prison, par des institutions internationales qui ont condamné maintes fois la Belgique pour l’état déplorable de ses prisons et l’atteinte aux droits fondamentaux des personnes détenues. Mais le pouvoir politique reste sourd et aveugle.
Que faire ?
On ne mettra pas le feu aux prisons demain. Alors, y a-t-il encore quelque chose à faire ? Aller vers une révolution culturelle, ni plus, ni moins ! La société entière doit s’y mettre, avec volonté et courage : l’horizon doit être l’abolition de la prison telle qu’elle existe aujourd’hui. Car elle répond à deux injonctions antagoniques : exclure tout en incitant à la réinsertion.
Et à court terme… Les magistrats doivent cesser de condamner massivement à des peines de prison et privilégier les peines alternatives. L’enfermement doit devenir l’option ultime pour les magistrats, et non le premier choix comme aujourd’hui. La prison comme peine doit être l’exception. Les élus doivent voter des moyens conséquents pour que les peines alternatives (bracelets électroniques, peines de travail…) soient véritablement appliquées, mais surtout, les politiques sociales doivent être sérieusement renforcées pour empêcher que les plus précaires d’entre nous soient ceux qui se retrouvent majoritairement en prison, entraînant une surpopulation impossible à maîtriser. La société enfin, tout un chacun, doit s’intéresser à la prison[3], comme aux autres institutions publiques, telles l’hôpital ou l’école, dont elle fait partie. Demander des comptes à ses représentants, et cesser de se laisser abuser en pensant que l’enfermement des personnes délinquantes nous protège. La prison coûte cher (environ 150 euros par jour par détenu) et le taux de récidive est important : l’étude d’un groupe d’économistes concluait il y a quelques années qu’aucun chef d’entreprise n’accepterait un rendement aussi faible, pour un coût aussi élevé.
Au cours de l’histoire, le grand changement aura été de passer des châtiments corporels à l’emprisonnement. À l’avenir, le grand changement sera de passer de l’emprisonnement industriel à une justice pénale intelligente, constructive et individualisée.
En commençant ce texte, j’écrivais que ma mission consistait à protéger la dignité des personnes détenues. Je me demande s’il ne s’agit pas tout autant de ma dignité, de votre dignité, de notre dignité à tous et toutes.
Notes :
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[1] Pour la plupart des constats et recommandations de cet article, voir le Mémorandum du CCSP (Conseil Central de Surveillance Pénitentiaire) au moment des élections de juin 2024 ainsi que son Rapport annuel 2023. Et également la Notice 2024 de l’OIP (Observatoire International des Prisons).
[2] En 2019, l’asbl Genepi avait lancé une campagne pour le droit de vote des personnes détenues : elles étaient à l’époque 10.559, et l’association estimait alors que 6.000 d’entre elles avaient le droit de vote.
[3] C’est ce à quoi s’attachent les JNP (Journées Nationales de la Prison) depuis 10 ans, et qui auront lieu cette année dans toute la Belgique du 25 au 29 novembre 2024.