La prison : un mal pour un bien ?
La prison rend-elle justice ? Répond-elle adéquatement aux fonctions de prévention, de dissuasion, de répression et de réinsertion qu’on lui assigne généralement ? Dans cet article introductif, Léa Teper esquisse une critique de la prison et met en lumière la saturation actuelle du système pénitentiaire, ses causes et ses conséquences.
Supposée être l’ultime recours de l’arsenal pénal, la prison s’est pourtant hissée au rang de peine de référence, au point de réduire les autres peines disponibles par la loi à de simples « alternatives ». Mais la prison est-elle vraiment inévitable, et à ce point nécessaire ? Et répond-elle vraiment aux fonctions de prévention, de dissuasion, de répression qu’on lui assigne généralement ? Nous tenterons dans cette contribution d’avancer quelques éléments de réponse, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité, vu l’ampleur des enjeux traités. Notons enfin que les termes utilisés ici le sont sans distinction de sexe ou de genre.
Le cadre : une prison décriée
Une crise de légitimité et de légalité
Depuis des décennies, des voix s’élèvent contre le système totalitaire qu’institue la prison et militent pour sortir des discours normatifs qui légitiment le droit pénal[1]. Parmi les critiques émises, l’échec de la prison est fermement dénoncé : elle ne contribue pas au reclassement, ne soutient pas la dignité de la personne enfermée et n’empêche pas la récidive[2].
Sur cette crise de légitimité s’est greffée en Belgique une importante crise de légalité. Alors que depuis 1984, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) reconnait que « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons »[3], nos prisons n’ont que trop peu intéressé le législateur avant la fin du 20e siècle. Jusqu’en 2005, date de la première loi en matière pénitentiaire, le pouvoir exécutif administrait alors toutes les facettes de l’exécution des peines privatives de liberté, de l’incarcération à la réinsertion du détenu. Les règles étaient contenues dans des circulaires non publiées et, partant, non accessibles pour les détenus ou leurs avocats. Cette insécurité juridique, encline à l’arbitraire, était aussi caractérisée par un système de faveurs, gratifiant le détenu pour ses bonnes actions au sein de l’établissement. Si la possibilité de se plaindre des mauvais traitements existait, elle impliquait toutefois de s’adresser aux instances judiciaires ordinaires. La distance et l’épaisseur des murs empêchaient donc en pratique que ces recours puissent s’exercer efficacement.
Un recours à la prison toujours aussi inquiétant
L’adoption de trois lois pénitentiaires[4] en 2005 et 2006 a transformé la logique inhérente au système carcéral, en tentant de passer d’un système de faveurs à un système de droits. Les détenus ont progressivement été reconnus comme des « sujets de droits », potentiellement acteurs de leur incarcération. Les visites, le travail, l’accès aux formations et aux loisirs ou encore les dispositions relatives à l’ordre et la sécurité, comme le disciplinaire, étaient ainsi consacrés légalement, avec l’espoir d’une application plus juste et plus égalitaire.
Si la reconnaissance de droits en prison parait de prime abord œuvrer au déploiement de l’État de droit, il faut toutefois se méfier de son idéalisation. Entre autres auteurs, Sonja Snacken (professeure de criminologie à la Vrije Universiteit Brussel) rappelle que la légifération en matière pénitentiaire ne permet pas de transformer fondamentalement l’institution, qui reste essentiellement totale[5]. La prison demeure en effet un lieu où « tous les aspects de la vie quotidienne se déroulent au même endroit, où le détenu perd une grande partie de son identité sociale et acquiert une nouvelle identité de ‘délinquant’ ou de ‘détenu’, où est défendu tout ce qui n’est pas explicitement reconnu »[6], soit où tout est précisément différent qu’à l’extérieur. Car si tout est défendu à l’exception de ce qui est autorisé, la logique est contraire à celle qui dicte la vie en dehors des murs de la prison, où le principe de légalité impose que tout soit autorisé sauf ce qui est interdit. Le détenu a par exemple le droit d’aménager à sa guise l’espace de séjour qui lui est dévolu, « pour autant qu’il respecte les dispositions du règlement intérieur relatives à l’ordre et la sécurité », et cet espace de séjour doit être « régulièrement fouillé » dans l’intérêt du maintien de l’ordre, conformément aux directives du chef d’établissement[7]. Or, à l’extérieur, non seulement l’aménagement de nos habitations personnelles n’est pas systématiquement soumis à un règlement, mais en outre pareille « fouille » constitue une perquisition, réalisable uniquement sur mandat du juge d’instruction. La comparaison peut être appliquée à tous les aspects de la vie du détenu : le détenu a le droit de travailler, mais selon les modalités fixées par la prison, et le détenu qui travaille ne signe pas de contrat de travail et ne bénéficie d’aucune protection sociale ; le détenu jouit de contacts avec le monde extérieur, mais ces contacts peuvent être limités ou contrôlés par l’institution ; etc.
Le recours à la prison n’a par ailleurs jamais cessé d’augmenter, en dépit des critiques et sans que les chiffres de la criminalité parviennent à l’expliquer[8]. Le fossé entre la critique de la prison, qui exige d’y recourir le moins possible, et le recours important à celle-ci en pratique, a contribué au développement d’un problème aigu de surpopulation pénitentiaire, décrié tant par les milieux associatif, académique que judiciaire. Ce problème de surpopulation rend les conditions de détention, déjà problématiques, largement insupportables : il n’est pas rare aujourd’hui que des détenus dorment à trois dans une cellule de moins de neuf mètres carrés, avec un matelas au sol, et doivent se partager des sanitaires étroits. À cause de cette situation de surpopulation, les activités dans la majorité des prisons sont réduites au strict minimum et les détenus passent généralement le plus clair de leur temps enfermés dans leur cellule, alors que la cigarette est tolérée partout dans ces établissements. Nul doute qu’y abondent les problèmes de santé mentale et d’isolement social.
Le reflet de choix politiques
Prérogative régalienne par excellence, sujet éminemment politique, la peine d’emprisonnement, et les questions qu’elle soulève, se situe aux confins des trois pouvoirs : nulle peine sans loi, sans juge pour l’imposer et sans gouvernement pour l’exécuter. En toute logique, la saturation actuelle ne s’est pas produite du jour au lendemain. Elle est au contraire la conséquence d’une série de choix et d’absences de choix, qui sévissent aux niveaux macro, meso et micro.
D’un point de vue politique, le manque d’investissement dans la prison est imputable à tous les échelons de pouvoir. Il n’est pas excessif de considérer que la prison est, au fédéral, le parent pauvre de la justice pénale, elle-même le parent pauvre de la justice, laquelle à son tour est le parent pauvre du budget fédéral. Quant aux entités fédérées, elles n’offrent pas les soins et les services d’aide à la réinsertion qu’elles sont censées fournir. Restent quelques bourgmestres courageux qui adoptent des arrêtés de fermeture d’établissement ; mais comme des seaux qu’on brandit pour écoper l’eau d’un navire qui coule, ces tentatives d’endiguement ne changent rien sur le long terme car elles ne sont jamais mises à exécution. Avant la surpopulation, ce sont surtout ces problèmes structurels qui ont conduit à la saturation actuelle, et qui ont d’ailleurs donné lieu par le passé à de multiples condamnations de la Belgique par la CEDH.
À une échelle plus individuelle, il convient de rappeler que l’incarcération d’une personne est toujours le résultat d’un processus décisionnel qui s’effectue à au moins trois niveaux :
- des parlementaires établissent des lois, définissent des « incriminations » et décident ce qui constitue les « actes graves » de notre société, et l’arsenal punitif qui y correspond ;
- une partie accusatrice, incarnée par le ministère public et, sous lui, la police, décide ou non de classer des dossiers « sans suite », de contrôler une personne identifiée, de la poursuivre, de requérir à son encontre une peine, privative de liberté le cas échéant, et de mettre cette peine à exécution. C’est elle qui a « l’opportunité des poursuites » ;
- des juges appréhendent les situations au cas par cas et optent pour la sanction qu’ils jugent la plus appropriée (notons ici que la prison n’est pas la seule peine accessible, mais qu’elle est la peine la plus fréquemment prononcée[9]).
Ces choix politiques en chaîne engendrent un phénomène d’étau qui se resserre plus facilement sur certaines catégories de personnes et, en conséquence, une surreprésentation, à l’intérieur des prisons, de certains groupes sociaux déjà marginalisés et vulnérabilisés à l’extérieur[10]. La prison apparait en ce sens comme le résultat d’une machine à punir, discriminante et, partant, injuste, qui peine à dissuader les populations qu’elle vise.
Faute de moyens suffisants, le cadre proposé par la prison ne permet pas la resocialisation des personnes incarcérées. Elle ne favorise pas non plus la réparation du préjudice causé par l’infraction. Outre le fait que les gratifications perçues par les détenus quand ils travaillent (environ 2 euros par heure pour les hauts salaires) sont beaucoup trop faibles pour payer l’indemnisation due aux victimes, les chercheurs ont largement démontré que la prison n’offre qu’une maigre compensation à celles-ci, qui témoignent davantage d’un besoin de comprendre et d’être reconnues que d’un besoin de punition.
Un espoir pour l’avenir
Si la situation est dramatique, un espoir apparait néanmoins à l’horizon : la dernière législature a adopté, en 2024, un nouveau code pénal qui pourrait quelque peu déstabiliser le piédestal sur lequel la prison est bien assise. Les experts chargés de la mise à jour de ce code, qui datait de 1867, admettent en effet volontiers que « la peine de prison est souvent un temps perdu durant lequel le détenu se trouve neutralisé dans ses capacités de nuire mais aussi avant tout dans ses capacités positives »[11]. Elle est dorénavant appréhendée comme une peine parmi d’autres, voire subsidiaire par rapport aux autres.
Outre qu’elle devient l’alternative aux peines non privatives de liberté que sont la peine de travail, la peine de probation autonome et la peine de surveillance électronique, la peine d’emprisonnement reçoit dans le code une définition et des objectifs clairs. Il s’agit ni plus ni moins d’une « privation de liberté d’une personne pendant la période déterminée par le juge et selon les modalités prévues par la loi ». Quant aux objectifs de la peine, le code en liste cinq : exprimer la désapprobation de la société à l’égard de la violation de la loi pénale ; promouvoir la restauration de l’équilibre social et la réparation du dommage causé par l’infraction ; favoriser la réhabilitation et l’insertion sociale de l’auteur ; protéger la société ; rechercher, dans les limites fixées par la loi, une juste proportionnalité entre l’infraction et la peine infligée[12]. Symbole fort d’un changement de paradigme, le code ne retient pas la punition comme but de la sanction.
Ce code devrait entrer en vigueur en 2026. D’ici là, il reste à œuvrer pour un monde plus juste en promouvant des solutions autres. Parmi elles, on pense à la médiation ainsi qu’à la justice restauratrice et transformatrice, qui remettent au cœur de la collectivité la réparation du tissu social et la réhabilitation des individus.
Notes :
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[1] Voir l’ouvrage de Gwenola Ricordeau qui synthétise la pensée de Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris : Crimes & Peines : Penser l’abolitionnisme pénal, Grevis, 2021.
[2] Sur le sujet, voir notamment l’ouvrage de référence de Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. Pour une approche moins technique, voir le compte rendu de l’exposé de Philippe Mary au colloque organisé le 19 janvier 2011 par l’Ordre français du barreau de Bruxelles, dansCentre d’action laïque, L’enfermement, un choix de société en question, Bruxelles, initialement publié en 2011, pp. 79-82 (www.laicite.be/publication/lenfermement-un-choix-de-societe-en-question).
[3] CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, n°7819/77 et 7878/77.
[4] Loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique interne des détenus, Moniteur belge, 1er février 2005 ; Loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution des peines, Moniteur belge, 15 juin 2006 ; Loi du 17 mai 2006 instaurant des tribunaux de l’application des peines, Moniteur belge, 15 juin 2006. L’entrée en vigueur de nombreuses dispositions de ces lois ont toutefois été reportées dans le temps. Sur le sujet, voir Philippe Mary, « Les lois pénitentiaires sont-elles faites pour entrer en vigueur ? », dans Yves Cartuyvels, Françoise Tulkens et Christine Guillain (dir.), La peine dans tous ses états – En hommage à Michel van de Kerchove, Larcier, 2010, pp. 201-217.
[5] Erving Goffman, « On the characteristics of total institutions », dans Donald Cressey (ed.), The prison: studies in institutional organization and change, Rinehart and Winston, 1961, cité par Sonja Snacken, « ‘Normalisation’ dans les prisons : concept et défis. L’exemple de l’avant-projet de loi pénitentiaire belge », dans Olivier De Schutter et Dan Kaminski (dir.), L’institution du droit pénitentiaire, Bruylant, 2002, p. 137.
[6] Sonja Snacken, ibidem.
[7] Article 109 de la Loi de principes.
[8] Le 4 mars 2024, la population carcérale belge a atteint un nombre record de 12.379 détenus (pour 10.736 places disponibles), dont 250 dorment sur un matelas posé à même le sol. Voir à ce sujet la note du Conseil central de surveillance pénitentiaire sur https://ccsp.belgium.be/wp-content/uploads/2024/04/F_AV_2024_01_Avis-mesures-surpopulation.pdf et les statistiques criminelles sur https://www.police.be/statistiques/fr/criminalite. Il convient toutefois de rester critique quant aux interprétations qui peuvent être tirées de ces chiffres, lesquelles sont surtout le reflet de choix politiques.
[9] Voir l’ouvrage de Dan Kaminski, Condamner, une analyse des pratiques pénales, Érès, 2015.
[10] Voir notamment le n°109 de la revue Dedans Dehors du mois de décembre 2020, intitulé « Étrangers en prison : sur-représentés, sous-protégés » (https://oip.org/publication/etrangers-en-prison-sur-representes-sous-proteges/).
[11] Joëlle Rozie, Damien Vandermeersch e.a., « Commission de réforme du droit pénal – Proposition d’avant-projet de Livre Ier du Code pénal », La Charte, 2017, p. 14.
[12] Ces objectifs figurent à l’article 27 du nouveau code pénal, loi du 29 février 2024 introduisant le livre Ier du Code pénal, Moniteur belge, 8 avril 2024.