La tolérance
Valeur constitutive ou condition indispensable de la vie en société ?
Dans nos sociétés qui regroupent des personnes aux opinions et modes de vie très divers, la tolérance est une condition indispensable ; elle est au service du respect et de la prise en charge mutuels.
La tolérance est-elle une valeur constitutive de la vie en société ? Pour répondre cette question, nous ferons d’abord l’histoire du terme, car il est très situé. Cette histoire trouve son aboutissement dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui lui donne une portée universelle. Nous référant à une « Déclaration de principes sur la tolérance » publiée par l’Unesco en 1995, nous montrerons le rôle positif de la tolérance et sa nécessité dans le monde unifié d’aujourd’hui. Nous en ferons ensuite une approche plus critique, indiquant les insuffisances d’un concept encore trop négatif (il dit trop peu) et les difficultés qu’on éprouve à en définir les limites (il dit trop). Nous pourrons finalement cerner de plus près la notion de tolérance : elle ne s’applique pas aux personnes mais aux manières de penser et d’agir, elle n’est pas un but en soi mais une condition sine qua non de la vie en société : en ce sens elle est incontournable.
Histoire du terme
La tolérance est une idée moderne. Elle naît en fait, elle est imposée par les faits quand, sous l’action de la Réforme protestante, la société occidentale jusqu’alors unifiée par une foi commune, en d’autres termes la chrétienté, se divise radicalement. S’en suit une période d’affrontement et de guerre civile qui se conclut, en France, par l’édit de Nantes (1598), appelé « édit de tolérance ». N’arrivant pas à mettre fin à l’expansion de la Réforme et pour éviter le plus grand mal qu’est la guerre civile, le pouvoir concède aux protestants un nombre encore limité de libertés qui leur permettent de continuer à vivre dans le Royaume tout en gardant leur différence religieuse. Concession bien limitée et fragile, comme le montrera sa Révocation 87 ans plus tard, en 1685, par Louis XIV (provoquant l’exil de milliers de personnes).
Mais une autre contestation va prendre le relais. Commence alors ce que l’’historien Paul Hazard, dans un livre célèbre, a appelé « la crise de la conscience européenne »[1]. Il écrit : « La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire ; c’est une révolution ». Bossuet (1617-1704), évêque de Meaux, prédicateur de la cour, est le symbole parfait de l’union du trône et de l’autel ; Voltaire (1694-1778), esprit libre, critique acerbe de la prétention catholique, inaugure le temps des « Lumières », la mise en question de la religion, l’affirmation de la liberté de pensée. Trois quarts de siècle les séparent et le monde a changé. Voltaire se fait le chantre de la tolérance – non sans intolérance à l’égard du catholicisme dont il s’émancipe. Mais on ne peut méconnaître la justesse de ses engagements. On lui prête un mot qui exprime bien son idée de la tolérance : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de dire ce que vous pensez ». Le combat de Voltaire est un combat pour la liberté de pensée. Il s’inscrit dans un courant général qui s’est développé tout au long du XVIIIe siècle et qu’illustrent, avec des nuances différentes, les grands penseurs de ce temps : Locke, Bayle, Rousseau, Kant.
Le mouvement d’émancipation des « Lumières » culmine dans la Révolution française qui renverse l’ancien régime d’alliance entre le trône et l’autel. Son caractère anticlérical (anti Eglise catholique) est indéniable. La liberté de conscience, la liberté d’opinion est hautement proclamée. Nos sociétés occidentales n’en deviennent pas pour autant réellement tolérantes. Les tensions entre le monde chrétien, surtout catholique, et ce qu’on appellera progressivement le monde laïque traversent le XIXe siècle. L’Église catholique, avec Pie IX et le syllabus (1864), rejette tout ce qui met en question l’ordre chrétien traditionnel[2]. Dans plusieurs pays, les gouvernements laïques mènent des politiques anticléricales : l’Italie où l’unification du pays doit briser la résistance des États pontificaux, l’Allemagne avec le Kulturkampf du chancelier Bismarck, la France avec les avances successives de la laïcité jusqu’aux lois Combes de 1901 et 1905… Même en Belgique, dont l’indépendance en 1830 fut le fruit d’une alliance entre les catholiques et les libéraux, il y aura des périodes de vive opposition, en particulier autour de la question scolaire, avant qu’on en arrive à l’édifice institutionnel complexe qui concrétise notre « pluralisme philosophique »[3].
Le principe de la liberté de conscience semble toutefois désormais acquis. Le combat de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe sera plutôt le combat social pour l’égalité – égalité des droits, égalité effective.
Mais si le pluralisme philosophique et religieux est désormais admis dans nos sociétés, d’autres formes d’imposition de pensée unique vont se développer. L’exacerbation des patriotismes accompagne et favorise les conflits de puissance qui conduisent à la première guerre mondiale. Après celle-ci, l’humiliation subie par l’Allemagne et la profonde crise économique et sociale dans laquelle l’après-guerre la plonge vont favoriser l’essor du totalitarisme nazi. L’outrance doctrinale du nazisme et son application criminelle dans l’entreprise d’extermination des Juifs, des tsiganes, des handicapés et des homosexuels vont donner à la seconde guerre mondiale un caractère idéologique de défense de valeurs humaines communes parmi lesquelles la liberté de conscience.
C’est ce qui explique le consensus quasi universel qui va conduire à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée le 10 décembre 1948 par l’assemblée générale des Nations Unies (sur 56 membres à l’époque, 48 pour et 8 abstentions). Deux articles, 18 et 19, touchent directement notre thème :
Article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ».
Article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Il ne faut pas oublier l’article 29 qui rappelle que l’individu a aussi des devoirs envers la communauté (29, 1) et établit les limites qui peuvent être apportées à leur exercice : « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans nos sociétés démocratiques ».
Avec la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, l’histoire de la tolérance atteint une sorte de sommet. Elle établit le droit de chaque personne humaine à être elle-même, à être qui elle veut être par son propre choix, avec la seule limite du respect des autres et du bien commun. Dans une société qui regroupe des personnes d’opinions, de convictions religieuses ou pas, de choix de vie forcément différents, la reconnaissance des Droits de l’Homme a pour corollaire indispensable la tolérance mutuelle. Le terme même de « tolérance » apparaît à l’article 26, 2 qui parle du droit à l’éducation : « L’éducation, y est-il affirmé, doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux ». La Déclaration Universelle corse la difficulté par son caractère universel évidemment. Il ne s’agit plus seulement d’une société, il s’agit du monde, d’un monde infiniment divers, même si l’influence de la Déclaration joue, à terme, un rôle unificateur en promouvant des valeurs communes.
Il est important de noter que l’Assemblée de l’Organisation des Nations Unies qui a adopté la Déclaration des Droits de l’Homme comptait alors 56 États ; elle en compte aujourd’hui 197. La presque totalité de l’Afrique, une bonne partie de l’Asie étaient encore colonisées par l’Europe. L’élan qui a porté cette reconnaissance était en avance sur la réalité. Il a fallu de longs combats, souvent sanglants, pour que les droits affirmés deviennent effectivement universels, que les peuples accèdent à l’indépendance. Mais il est indéniable que l’affirmation du principe a exercé et continue à exercer une influence décisive dans la vie des peuples du monde.
La tolérance : approche positive
Nous empruntons essentiellement cette approche à une « Déclaration de principes sur la tolérance »[4] promulguée en novembre 1995 par une assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO). Cette Déclaration rappelle les documents fondateurs que sont la Charte des Nations Unies (1945), l’Acte Constitutif de l’UNESCO (1945) et la Déclaration des Droits de l’Homme (1948) et « prend note » de pas moins de 15 autres instruments internationaux ; elle se déclare « alarmée par la montée (entre autres) de l’intolérance, de la violence, de la xénophobie, du racisme, de la discrimination à l’égard des minorités …, des réfugiés, des travailleurs migrants, … tous comportements qui menacent la consolidation de la paix et de la démocratie au niveau tant national qu’international ».
Dans un premier article, sous le titre « Signification de la tolérance », la Déclaration en donne une définition en quatre points.
Elle est « le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse et de la diversité des cultures de notre monde, de nos modes d’expression et de nos manières d’exprimer notre qualité d’êtres humains ». Elle implique la liberté de conscience et de croyance. Elle est « l’harmonie dans la différence ». Elle est à la fois une obligation d’ordre éthique (je souligne : obligation) et une nécessité politique et juridique.
Elle n’est pas « concession, ni condescendance, ni complaisance ». Elle est animée et, peut-on dire, « au service », de la « reconnaissance des droits universels de la personne humaine et des libertés fondamentales d’autrui ». « Elle ne saurait être invoquée pour justifier des atteintes à ces valeurs fondamentales ». Il y a de l’intolérable.
Elle est « la clé de voûte des droits de l’homme, du pluralisme (y compris le pluralisme culturel), de la démocratie et de l’État de droit ». L’affirmation est forte mais, si on la reprend point par point, elle s’impose à la réflexion.
Elle n’est pas « tolérer l’injustice sociale » (il y a de l’intolérable, des choses qu’on ne peut admettre et auxquelles il faut s’opposer »). Mais la phrase continue : (elle n’est pas non plus) « renoncer à ses propres convictions, ni faire de concessions à cet égard ». Chacun a « le libre choix de ses convictions et accepte que l’autre jouisse de la même liberté » et « nul ne doit imposer ses opinions à autrui ».
La Déclaration détaille ensuite le rôle de l’État : il doit assurer la justice et l’impartialité en matière de législation, d’application de la loi et d’exercice du pouvoir judiciaire et administratif à l’égard de tous les citoyens (article 2). Elle déploie les dimensions sociales de la tolérance. Celle-ci est plus nécessaire que jamais dans « une époque marquée par la mondialisation de l’économie et par une accélération de la mobilité, […] des migrations et des déplacements de populations de grande ampleur » (article 3). Elle souligne l’importance primordiale de l’éducation : celle-ci est le moyen le plus efficace de prévenir l’intolérance ; elle doit donc être considérée comme un impératif prioritaire (article 4). La Déclaration se termine par l’engagement que l’Unesco prend de promouvoir la tolérance et par l’institution d’une « Journée internationale pour la tolérance », fixée au 16 novembre.
Nous avons repris et cité largement cette Déclaration de l’UNESCO parce qu’elle nous paraît bien mettre en lumière l’importance de la tolérance comme acceptation des différences dans un monde à la fois unifié et extrêmement divers. Elle déploie toute la portée de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui apparaît elle-même comme l’ultime aboutissement de la longue évolution qui a commencé avec l’édit de tolérance (dit édit de Nantes) prenant en compte la diversité religieuse née dans la France catholique d’Ancien Régime avec la Réforme, début de la modernité.
La tolérance : approche critique
Mais cette conception très positive (presque dithyrambique), et aussi très militante, de la tolérance n’est pas partagée par tout le monde. En tout cas elle laisse subsister pas mal de questions. Les critiques qu’on en fait peuvent être classées en deux catégories. D’une part, la tolérance en dit trop peu, d’autre part, elle en dit trop. Pour certains et à divers points de vue, la notion de tolérance est insuffisante, trop négative ; pour d’autres et sous d’autres aspects, elle va trop loin, elle est dangereuse, il faut lui imposer des limites.
Notion insuffisante
Il faut prendre un peu de recul par rapport à cette vision très générale et essayer de préciser le sens du terme par ses divers emplois. En construction ou en dessin par exemple, voire même en orthographe, on peut tolérer une certaine marge d’erreur. Il y a aussi la tolérance de notre organisme physique : la capacité de supporter l’extrême chaleur ou le froid glacial, la tolérance à un médicament. Et dans les rapports humains, tolérer telle ou telle manière de faire signifie qu’on l’accepte alors qu’on ne l’approuve et ne la partage pas. On peut penser aux manières de se vêtir ou de se tenir à table…
Continuons en citant le Petit Robert : Tolérer : laisser se produire ou subsister (une chose qu’on aurait le droit ou la possibilité d’empêcher). Considérer avec indulgence (une chose qu’on n’approuve pas ou qu’on pourrait blâmer). Supporter avec patience (ce qu’on trouve désagréable, injuste). Tolérance : attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même.
Par eux-mêmes, ces mots disent seulement une abstention, une acceptation, l’acceptation d’un pis-aller. Ils ne disent pas ce qui motive cette acceptation. Ce pourrait être l’indifférence, le détachement, l’indulgence, voire la complicité. Ceux qui critiquent l’usage du terme estiment que, par lui-même, il ne dit pas suffisamment.
Dans un article du journal La Croix (12.XII. 1980), Etienne Borne écrivait : « Le terme de tolérance, pris en son sens propre, est inadéquat à la grande idée qu’on prétend lui faire exprimer. En effet tolérer une différence d’être et de la pensée, c’est la tenir en quelque sorte à distance, avec une note de condescendance et d’indulgence. Le respect d’autrui et de sa liberté demande plus et autre chose »[5].
Il est intéressant de rapporter ici l’analyse que fait du concept de tolérance Pierre Tevanian, essayiste et militant associatif français, grand défenseur du droit à la diversité. Pour lui, la tolérance est « une vertu raciste ». Elle est la capacité de prendre sur soi et de supporter ce qui nous est désagréable. Elle n’a donc de raison d’être que lorsqu’une différence nous indispose, autrement dit lorsqu’a déjà eu lieu le processus de focalisation, cristallisation, essentialisation et disqualification raciste. Elle doit pourtant être valorisée en tant que telle et même conçue comme une condition nécessaire au dépassement du racisme : elle n’est pas un dépassement du racisme mais une condition sine qua non de ce dépassement[6].
Déjà Goethe disait : « La tolérance ne devrait être qu’un état transitoire. Elle devrait mener au respect ».
Notion trop floue et dès lors dangereuse
La question qui se pose ici est celle des limites de la tolérance. Il y a de l’intolérable, tout le monde est d’accord là-dessus. Une tolérance illimitée se détruirait elle-même. Mais quand il s’agit de déterminer ces limites, la question devient moins évidente.
Si nous essayons de le faire dans une première approche, nous pouvons dire ceci :
- on ne peut tolérer ce qui met en cause la tolérance elle-même (on ne peut tolérer l’intolérance),
- on ne peut tolérer ce qui fait tort aux personnes, ce qui porte atteinte à leur intégrité physique, à leurs droits et à leurs libertés,
- il faut préserver les conditions d’une existence sociale commune.
Le premier point paraît bien aller de soi. Les deux autres sont moins évidents.
On ne peut tolérer ce qui fait tort aux personnes.
« Ce qui porte atteinte à l’intégrité physique », tout d’abord. Il est assez clair que le meurtre, la violence, la maltraitance ne peuvent être tolérés. Mais la question va se poser en ce qui concerne le début et la fin de la vie : l’avortement et l’euthanasie.
La théologie morale catholique considère l’avortement comme une atteinte à la vie humaine commençante et l’interdit. La loi belge ne le permet pas mais elle ne punit pas celles qui le pratiquent (dépénalisation, non pas légalisation de l’avortement). Elle le tolère. Nous avons connu, dans une actualité toute récente, un beau cas de figure où nous pouvons voir jusqu’où doit aller la tolérance et où l’intolérance commence. C’est celui de ce chargé de cours invité à l’UCL, qui est en même temps un militant antiavortement et qui a défendu ses idées dans son enseignement à l’Université. Il a été désavoué par les autorités académiques et déchargé de son cours. Qu’est-ce qu’on lui reproche ? Il a notamment déclaré que l’avortement est un crime pire que l’homicide. Du point de vue universitaire, il manque à son devoir en n’exposant pas la situation et le problème de façon objective et scientifique, Il est intolérant. Et, d’un point de vue simplement humain, du côté chrétien aussi, des voix se sont élevées pour recommander une autre approche du problème, empreinte de miséricorde[7].
La loi belge permet aussi l’euthanasie, à certaines conditions. Elle prévoit la possibilité de l’objection de conscience du médecin. Mais elle n’admet pas qu’une maison de repos refuse qu’une euthanasie soit pratiquée dans l’établissement. On voit bien la différence : on ne peut obliger un médecin à pratiquer un acte que sa conscience lui interdit ; mais on ne peut pas priver un patient d’une liberté de décision que la loi autorise, il faut la tolérer[8].
On ne peut tolérer ce qui porte atteinte aux droits et aux libertés des personnes.
Il y aurait beaucoup à dire à ce niveau. En particulier en ce qui concerne la liberté religieuse, le droit d’exercer sa religion.
Nous nous permettons de renvoyer à plusieurs analyses où nous avons abordé la question délicate des manifestations religieuses dans l’espace public (accommodements des horaires, interdits alimentaires, port de « signes convictionnels », etc.)[9]. Nous évoquerons seulement ici une question très actuelle : l’interdiction d’abattage d’animaux sans étourdissement préalable. Cette interdiction est décidée par le gouvernement de la Région flamande, pour entrer en vigueur en 2019 ; le Parlement de la Région wallonne a voté dans le même sens le 17 mai 2017 une loi qui devrait entrer en vigueur le 1er juin 2018. Cette décision provoque une vive émotion dans les communautés juive et musulmane, parce qu’elle va à l’encontre des prescriptions rituelles concernant la mise à mort sacrificielle des agneaux. Monsieur Philippe Markiewicz, président du Consistoire Central Israélite a même déclaré que ce projet était l’atteinte la plus grave à la communauté juive depuis la Shoah. Les parlementaires wallons sont d’ailleurs conscients du caractère délicat de la décision ; ils ont décidé d’accorder un délai jusqu’au 1er septembre 2019 en ce qui concerne les abattages rituels, dans l’espoir de trouver des manières de faire qui concilient le souci du bien des animaux avec les exigences religieuses.
Jusqu’où va le devoir de tolérance, qu’est-ce qui peut en poser les limites ? La réponse obvie est l’ordre public, garant lui-même du bien commun.
Dans les deux premiers exemples, la loi permet (ou au moins ne pénalise pas) des actes que la morale chrétienne réprouve. Elle n’oblige personne à les faire, il est permis de contester publiquement la loi, de militer pour sa suppression. Mais il n’est pas permis d’empêcher d’autres personnes de les faire (c’est le cas de la maison de repos qui refuse à un patient en fin de vie de recourir à l’euthanasie). Il n’est pas permis, ou en tout cas pas expédient d’enseigner, sans autre nuance et comme allant de soi que l’avortement est le pire des crimes (le cas du professeur sanctionné par les autorités académiques).
Dans le 3e exemple, c’est la loi elle-même qui est contestée comme intolérante, en tant qu’elle irait à l’encontre de prescrits religieux et culturels tenus pour essentiels par des communautés reconnues. Et l’on pourrait avancer d’autres exemples où la loi civile est contestée par des citoyens ou des associations au nom des Droits de l’Homme. Telle est bien la référence ultime. C’est l’horizon que la Déclaration de l’Unesco que nous avons commentée ouvre au devoir de tolérance. Mais la détermination de ce qu’exigent, permettent ou tolèrent les Droits de l’Homme n’est pas toujours évidente ; elle souffre contestation, elle requiert discernement.
L’incontournable tolérance
Il est temps de nouer ensemble les éléments rassemblés jusqu’ici pour avancer une définition de la tolérance et situer exactement son rôle.
La première conclusion qui découle de notre analyse, c’est que le vocabulaire de la tolérance ne s’applique pas aux personnes. On ne tolère pas une personne dont on ne partage pas les convictions, les options ou les goûts ; on la respecte, on l’aime, et, au nom de ce respect et de cet amour, on tolère ses choix.
On peut déjà vérifier cette affirmation au niveau de la famille et des relations immédiates. On tolère, de la part de proches, des manières de se nourrir, de se tenir à table, de se vêtir, de se divertir qu’on ne partage pas, qu’on réprouve même, voire qu’on a en horreur. On ne dira pas qu’on tolère la personne malgré ces comportements qu’on réprouve ; la personne, on l’aime, on la respecte et on tolère ses comportements parce que l’affection et le respect qu’on lui porte sont plus importants : on ne voudrait pas qu’une intransigeance sur ces points abîme l’amitié qui nous unit. Vivre en paix est le plus important et la tolérance permet de le faire.
La même chose se reproduit au niveau de la société. Toute personne humaine a droit à être reconnue comme telle, respectée dans ses droits et sa liberté, et même aimée. L’article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, après avoir affirmé que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » et rappelé qu’ils « sont doués de raison et de conscience », conclut : « ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Il y a une solidarité de tous les humains, un devoir de prendre soin les uns des autres qui transcende toutes les distinctions de nationalités, de classes, de cultures et de convictions.
Au niveau de la société politique, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités intermédiaires, c’est encore de respect et de soin qu’il s’agit à l’égard des personnes. Tous les citoyens sont égaux devant la loi : ils doivent être traités avec le même respect, quelles que soient leur condition économique et leur rang social. Pour donner un exemple, le manque de respect de policiers à l’égard de certaines personnes en fonction de leur apparence est quelque chose de totalement inadmissible.
Ce dernier exemple mérite qu’on s’y arrête un peu : il s’agit, par hypothèse, de personnes qui ont enfreint une règle, mal garé leur voiture, traversé la rue en dehors du passage clouté. Elles ont fait quelque chose que l’ordre public ne peut tolérer. Le policier est en droit d’intervenir, d’intenter un procès. Mais il doit le faire avec le même respect, que le transgresseur soit un digne bourgeois ou un jeune immigré. Le respect de la personne est une exigence qui transcende tous les comportements et toutes les situations[10].
La tolérance concerne les convictions et les comportements. Par respect et « esprit de fraternité » pour les personnes, on tolère qu’elles pensent et/ou qu’elles agissent, non seulement autrement que nous, mais même d’une manière que nous réprouvons, (compte tenu, évidemment, de ce que nous avons dit plus haut, des limites du tolérable).
C’est d’abord une obligation d’ordre éthique qui concerne en conscience toute personne. Il incombe à la responsabilité de chacun d’en définir le champ et les limites. Chacun assume ce qu’il pense pouvoir et devoir tolérer.
La tolérance est aussi une nécessité politique et juridique.
Mais sans doute faut-il faire une distinction entre la tolérance des convictions et celle des comportements.
En rigueur de termes, les convictions sont privées, elles concernent le for interne, pourrait-on dire. On peut admettre que des personnes pensent et disent des choses qui nous paraissent erronées, absurdes, dangereuses ou dénuées de sens ; à la limite, on peut accueillir et traiter avec respect quelqu’un « qui déraille », comme on dit familièrement. Cela devient un peu différent quand la conviction que nous ne partageons pas ou que nous réprouvons s’exprime publiquement, en paroles ou par écrit. Mais on peut dire qu’on est passé alors dans le champ des comportements.
Or ce champ est public. Comme nous en a sans doute convaincus l’argumentation de la Déclaration de l’Unesco commentée plus haut, la tolérance mutuelle est une condition indispensable pour la vie en commun dans des sociétés qui ne sont plus homogènes et au sein d’un monde à la fois infiniment divers et unifié. Comme telle, elle relève de la responsabilité des pouvoirs publics, garants du bien commun.
Et c’est aussi aux pouvoirs publics que reviennent le droit et la responsabilité de marquer les limites du tolérable. Rappelons les termes de l’article 29 de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans nos sociétés démocratiques ». C’est la loi, et sa mise en œuvre par les autorités légitimes qui ont l’autorité d’apporter des limites à la tolérance.
Mais ni la loi ni l’autorité ne sont arbitraires. Elles reposent en démocratie sur le choix et le consensus des citoyens. En analysant quelques cas concrets et en en évoquant d’autres, nous avons compris que le discernement des limites de la tolérance n’était pas toujours facile, que leur détermination peut changer au gré de circonstances nouvelles ou des orientations politiques de ceux qui exercent le pouvoir.
Dans nos sociétés multiculturelles de fait, le domaine sans doute le plus important et le plus délicat où un discernement des limites de la tolérance doit être opéré, est celui de la manifestation publique des différences. Il faut bien reconnaitre qu’on n’avance pas beaucoup dans ce débat et que des positions contraires s’affirment avec intransigeance[11]. On peut espérer pourtant que la force de la vie, le poids de la réalité permette d’avancer vers un consensus au moins pragmatique qui donne corps à la diversité culturelle de notre société. Notons seulement cette évidence : quand il s’agit de marquer les limites de la tolérance, de définir l’intolérable, la tolérance est plus que jamais nécessaire,
La tolérance n’est donc pas un but, ce n’est pas un idéal social ni un sens que nous donnons à notre vie. Elle pourrait même être une faiblesse, une concession : « tolérer pour avoir la paix ». Elle est un moyen au service du vivre ensemble des personnes (éventuellement très différentes) dans le respect et la prise en charge mutuels. Mais ce moyen est indispensable : la tolérance est une « condition sine qua non » de la vie en société. Elle est décidément incontournable.
Notes :
-
[1 ] Paul HAZARD, La crise de la conscience européenne. Paris, Boivin, 1935.
[2] Le dernier article de cette liste d’erreurs condamnées par le pape est ainsi rédigé : « Le Pontife romain doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » !
[3] L’expression est empruntée au Rapport final de la Commission du Dialogue interculturel, 2005, selon lequel « la Belgique est une démocratie fondée sur un triple pluralisme : « pluralisme politique et syndical, pluralisme philosophique et pluralisme communautaire » et qui appelle à établir un quatrième pluralisme : le pluralisme culturel. Voir notre analyse : « De la société multiculturelle à la société interculturelle. Etapes de la réflexion politique en Belgique » (www.centreavec.be).
[4] Disponible sur le site http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001518/151830fo.pdf
[5] Etienne BORNE, « La tolérance est-elle une vertu ? », La Croix, 17 décembre 1980, cité d’après Encyclopédie de l’Agora (http://agora.qc.ca/Dossiers/Tolerance).
[6] Pierre TEVANIAN, Limites et mérites de la tolérance, 18 avril 2017 (http://lmsi.net/Limites-et-merites-de-la-tolerance).
[7] Bref état de la question et prise de position nuancée dans l’hebdomadaire chrétien Dimanche : Christophe HERINCKX, « L’avortement, un droit ou un meurtre ? », Dimanche N° 13, 2 avril 2017.
[8] Le 29 juin 2016, une maison de repos de Diest a été condamnée par le tribunal de première instance de Louvain pour avoir refusé qu’une euthanasie demandée par la malade et la famille soit pratiquée dans ses murs.
[9] « De la société multiculturelle au dialogue interculturel. Étapes de la réflexion politique en Belgique », décembre 2010 ; « Appartenances particulières et bien commun de la société. Retour sur un « Rapport » oublié, mars 2014 (www.centreavec.be).
[10] Voir notre analyse « Démocratie et respect », 2014 (www.centreavec.be).
[11] Voir nos deux analyses citées dans la note 8, et aussi « Pluralisme culturel et négociation démocratique », analyse du Centre Avec, 2008 et « L’islamophobie en Belgique aujourd’hui. Décryptage et pistes d’action », étude, 2016, 2e chapitre (www.centreacec.be).