L’alimentation durable pour combattre l’exclusion ?
La sécurité sociale de l’alimentation
En 2022, le Collectif de réflexion et d’action sur une Sécurité Sociale de l’Alimentation (CréaSSA)[1] a vu le jour en Belgique. Il rassemble des citoyens et des organisations de la société civile qui se préoccupent des enjeux alimentaires, sociaux et écologiques : la précarité alimentaire de certains, la malbouffe et son impact en termes de santé publique, les effets néfastes de l’agriculture industrielle sur les sols, les eaux, la biodiversité et le climat, ou encore la précarité économique des agriculteurs.
Dans le CréaSSA, on retrouve des acteurs du droit à l’alimentation, de la santé, de la lutte contre l’exclusion, de l’aide alimentaire, ainsi que des organisations qui promeuvent une agriculture paysanne qui prend soin de la Terre, et des associations de protection de l’environnement. L’objet de ce collectif ? Ni plus ni moins que la création d’une 8e branche de la sécurité sociale[2] : la sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Celle-ci poursuivrait trois objectifs : augmenter le budget alimentaire des ménages, dégager des financements pour la transition des systèmes alimentaires, et démocratiser le contrôle politique de l’alimentation[3].
Pour explorer le mode de fonctionnement de la SSA et ses enjeux en termes de lutte contre la précarité sociale, nous avons réuni deux représentants d’organisations membres du CréaSSA : Jonathan Peuch, chargé de recherche et de plaidoyer chez FIAN Belgium et cheville ouvrière du CréaSSA, et Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FdSS).
Jonathan, en quelques mots, c’est quoi la sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ?
Jonathan Peuch (J.P.) : L’idée de base consiste à s’appuyer sur la sécurité sociale pour réaliser le droit à l’alimentation. Concrètement, on retrouverait les trois piliers de la sécurité sociale : une cotisation proportionnelle au revenu, un accès universel et puis un conventionnement, c’est-à-dire une définition démocratique des critères auxquels doivent répondre les produits alimentaires auxquels donnerait accès la SSA.
Opérationnellement, cela se concrétiserait via une carte électronique qui permettrait, pour environ 150 euros par mois, d’acheter des aliments de qualité.
Cela aurait pour effet de garantir une augmentation de revenu pour 75% de la population et de sacraliser un budget pour pouvoir manger correctement. L’effet ne serait pas le même pour tout le monde : 150 euros, c’est un peu supérieur à la moitié de la consommation d’un ménage moyen ; pour une personne précaire par contre, on n’est pas loin de 100% de ses dépenses alimentaires ; pour une personne aisée, cela représente 25%.
Ce serait aussi une manière de subsidier, indirectement mais explicitement, des filières agricoles qui produisent de la qualité et qui pourraient ainsi sortir des niches économiques dans lesquelles elles sont confinées pour l’instant. On parle ici de montants qui se chiffreraient en milliards.
Comment est née cette idée de la sécurité sociale de l’alimentation ?
J.P. : En France, il y a eu un croisement entre deux courants de pensée. D’abord celui issu de la Confédération paysanne qui dit : « Nous les agriculteurs, nous en avons assez de ne pas obtenir un revenu digne, sauf à vendre des produits de haute qualité à des publics plutôt aisés. Ça ne correspond pas à notre vocation de paysan qui est de nourrir l’ensemble de la population et pas seulement les riches. »
Le deuxième courant de pensée est porté par des personnes qui s’appuient sur l’idée de la sécurité sociale pour réduire les inégalités et agir sur le marché. Il s’agit notamment de Bernard Friot et du Réseau Salariat[4] qui porte la proposition du salaire à vie. Ils cherchent à réaliser les droits fondamentaux avec un mélange entre marché et non marché. Dans ce cas-ci, il s’agit de se demander quelle part de l’alimentation doit venir du marché et quelle part doit être portée par les pouvoirs publics.
Le croisement de ces deux courants a donné naissance à la proposition de la SSA. La réflexion est loin d’être terminée, c’est une idée qui est toujours en prospection avec de plus en plus d’acteurs qui apportent des points de vue différents
Le chantier théorique est donc toujours en cours, mais est-ce que la réflexion se nourrit de formes plus concrètes, d’expérimentations déjà actuellement ?
J.P. : À un niveau national, il n’existe encore aucune expérience concrète ; or c’est à ce niveau-là que la sécurité sociale a le plus de sens. Par contre, il y a pas mal de projets pilotes qui testent une partie de ce que pourrait être une SSA fédérale.
En Belgique, deux ont été déjà lancés, et notamment un projet à Schaerbeek porté par la BEES coop, un supermarché coopératif, et le CPAS[5], et deux autres en attente de réalisation. En France, ce sont déjà une trentaine de projets pilotes qui ont démarré. Le seul qui a réussi à croiser les trois piliers, c’est la SSA de Montpellier : 400 personnes précaires et non précaires ont reçu 100 euros par mois pendant un an. On a donc le côté universalité. Ces personnes ont défini les lieux de vente et les produits qu’elles pourraient acheter avec ce montant. La partie conventionnement est donc aussi présente. Le pilier financement a aussi été testé, même si c’est de manière très imparfaite, car il y a encore un fort pourcentage d’argent public qui permet au projet de fonctionner. Mais les personnes qui ont participé pendant un an ont quand même cotisé à hauteur de 60 % de ce qu’elles ont reçu.
Céline, selon vous, à quels enjeux importants répond la SSA ?
Céline Nieuwenhuys (C.N.) : Tout d’abord, la SSA remet la question de l’alimentation à un niveau collectif et pas seulement à un niveau individuel. Dans une société néolibérale, l’alimentation est perçue comme un bien marchand qui doit faire l’objet d’un choix totalement individuel : « Je choisis ce dont je me nourris ». Or, le projet de la SSA pose la question de la responsabilité de l’État dans l’accès à l’alimentation, celle-ci étant le socle de la santé de la population. Et il relie cette question à celle de l’accès à la terre et de la précarité socio-économique des agricultrices et agriculteurs.
Ce projet fait aussi le lien entre la question d’une agriculture respectueuse de la planète et celle de l’alimentation, une question qui est vivante dans toutes les couches de la population, y compris dans les milieux moins favorisés, où les personnes disposent de moins de leviers pour agir.
Le premier pilier de la SSA, c’est le financement par le biais de cotisations proportionnelles aux revenus. Est-ce que ça veut dire que ce système serait entièrement financé par des cotisations salariales et patronales ?
J.P. : Non. La sécurité sociale, aujourd’hui, est financée à hauteur de 65% par des cotisations (des travailleurs pour une moitié et des employeurs pour l’autre moitié), l’État intervenant à hauteur de 35%. Ce modèle peut être une bonne piste pour le financement de la SSA.
Bien sûr, il ne peut y avoir de cotisations des travailleurs sans que les syndicats soient impliqués, ni cotisations des employeurs sans que les représentants des employeurs soient impliqués. Le principal problème que nous rencontrons, c’est que depuis trois ans, nous ne parvenons pas à avoir une vraie discussion avec les syndicats à ce sujet.
La boussole, c’est le principe du financement proportionnel. La sécurité sociale a pour objectif de réduire les inégalités par la redistribution. C’est pareil pour la SSA. La participation directe des citoyens est essentielle. Ils doivent comprendre que leurs droits fondamentaux se réalisent parce qu’ils y mettent du leur. Nous avons droit à la santé parce que nous cotisons pour la santé. Demain, nous aurons droit à l’alimentation de qualité parce que nous y mettrons une partie de notre argent.
Céline, ce financement en partie par cotisation, est ce que ça vous semble juste, ou bien faudrait-il passer par l’impôt directement ?
C.N. : A priori, le financement par des cotisations me semble être une bonne chose, pour autant que les principes d’équité et de solidarité s’appliquent et qu’on tienne compte du fait que certaines personnes n’ont pas les moyens de contribuer. Mais je reste titillée par le fait de donner un chèque mensuel de 150 euros à quelqu’un qui en gagne 100 000 par an.
Donc je préfère des modèles qui allient l’accès à l’alimentation et la convivialité, comme les cuisines de quartier[6]. Ou encore par exemple, le magasin solidaire du Plateau Mont-Royal à Montréal dont l’objectif est de rendre accessible des produits alimentaires de base, dans une formule nouveau genre. C’est un magasin organisé et animé par des citoyens et des organismes du quartier[7].
Mais je sais aussi que les mesures qui touchent tout le monde sont plus soutenues politiquement que celles qui ne touchent que les personnes précaires.
Là, vous abordez le deuxième pilier : l’universalité du droit. Tout le monde reçoit le même montant. Selon vous, les personnes qui vivent dans la précarité devraient recevoir un montant plus élevé ?
C.N. : Oui. La SSA ne vise pas spécifiquement les personnes précaires, mais tout le monde. C’est le principe même de la sécurité sociale. Mais on peut se demander s’il est juste de donner le même montant à chacun⸱e indépendamment de sa situation.
La SSA aurait probablement pour effet de mettre l’aide alimentaire entre parenthèses. En soi, ce n’est pas une mauvaise chose car l’aide alimentaire est un système, certes indispensable aujourd’hui, mais souvent trop peu digne et insuffisant pour répondre aux besoins de celles et ceux qui sont obligés d’y recourir. Mais avec 150 euros par personne et par mois, cela ne permettra pas de se nourrir à satiété, d’autant plus que ce montant devra être dépensé pour des denrées de qualité, vendues à un prix juste et donc plus élevé. Ce sera insuffisant !
Par ailleurs, nous ne mesurons pas à quel point une partie des gens n’en ont rien à faire de l’agriculture durable et bio, et pas seulement dans les milieux précaires… Je suis sûre que si on fait un micro-trottoir à Rhode-Saint-Genèse ou dans d’autres quartiers huppés, on entendra des réflexions du style : « Je ne vais quand même pas aller payer deux fois plus cher pour de la viande ou des champignons ! » À ce niveau-là, il y a un vrai boulot à mener par l’État. Les citoyens sont soumis à un double discours totalement contradictoire : avec d’un côté des publicités qui ressassent que pour être quelqu’un de bien, vous devez boire du coca et rouler en voiture, et puis de l’autre des discours qui alertent que la planète brûle et que donc il faut soutenir une agriculture durable, pour la santé des agriculteurs et des consommateurs. On pourrait déjà actionner des leviers de ce côté-là, qui ne sont pas très coûteux. Si les personnes qui ont les moyens de manger de manière respectueuse de la planète ne le font pas, c’est par manque d’information ou par choix, et donc je ne suis pas sûre qu’elles vont vraiment changer de comportement avec le chèque de 150 euros.
Enfin, il y a aussi la question de l’offre. Aujourd’hui, si réellement tout le monde recevait 150 euros à dépenser pour des produits conventionnés, ça ne fonctionnerait pas car aujourd’hui on ne produit pas assez d’alimentation de qualité …
J.P. : Céline, tu disais que l’aide alimentaire serait mise entre parenthèses avec la SSA. Je pense que ce ne sera pas vraiment le cas. Elle sera effectivement réduite si tout le monde reçoit 150 euros, car, avec cette somme en poche, certaines personnes précaires n’en auront plus besoin. Par contre, beaucoup de personnes ne bénéficient tombent à côté de l’espace de solidarité de la sécurité sociale : les personnes sans-papiers et les sans domicile fixe, d’autres qui sont trop dans la galère, etc. L’aide alimentaire sera toujours très utile pour celles-là. ça sera toujours le filet de sécurité nécessaire et même complémentaire avec la sécurité sociale.
C.N. : Merci pour la précision, Jonathan. Effectivement, nous voulons nous assurer qu’on ne laisse personne au bord du chemin. Il faudra, en effet, garder un secteur de l’aide alimentaire pour répondre à des situations d’urgence de manière temporaire. Ce qui est scandaleux aujourd’hui, c’est que l’aide alimentaire est indispensable pour toute une série de personnes qui en principe devraient pouvoir s’en passer grâce à un revenu digne.
Les protections sociales et le salaire minimum ne protègent pas suffisamment de la précarité. Il faut assurer le droit à une alimentation de qualité ainsi que la liberté de choisir un mode de consommation durable grâce à des mesures structurelles de lutte contre la pauvreté. Généralement, en politique, quand on obtient quelque chose quelque part, le risque existe que les pouvoirs publics essaient de récupérer des montants ailleurs. Avec la SSA, il faudra donc veiller à ce que ça ne déforce pas les plus précaires.
Jonathan, qu’est-ce qui justifie selon vous que tout le monde reçoive le même montant, quelle que soit sa situation économique ?
J.P. : D’abord, les 150 euros pour tout le monde, ce n’est qu’à la condition qu’une redistribution ait eu lieu dans le cadre du financement. Si ce n’est pas le cas, je pense préférable de donner des montants très différents. Mais, a priori,cette différenciation, j’y suis opposé. Parce que la différenciation implique le contrôle social. On va vérifier combien tu gagnes pour déterminer ce à quoi tu as droit : si tu gagnes 1 000 euros par mois, tu as droit à 150 euros ; si tu gagnes 1 500 euros, tu as droit à 75 euros, etc. On en arriverait au « tout au contrôle social » qu’il s’agit d’éviter à tout prix.
Cela dit, si le financement par une contribution proportionnelle aux revenus a bien lieu, tout le monde devrait recevoir le même montant. Sinon il y a une double redistribution, et politiquement ce n’est pas audible.
Il est néanmoins intéressant que les riches reçoivent aussi les 150 euros. Ce serait une vision classiste de dire : « Les pauvres doivent mieux s’alimenter, mais les riches font ce qu’ils veulent, ils ont le droit d’aller au McDo ». Dans ce pays, en gros, la toute grande majorité mange mal, riches et classes moyennes compris. Par exemple, il n’y a que 20% des plus diplômés et des plus aisés qui mangent minimum cinq fruits et légumes par jour.
Bien sûr, quand on a trop peu d’argent, on ne peut pas choisir de s’alimenter correctement. Mais en réalité, même lorsqu’on en a suffisamment, ce choix est compliqué. Dans les supermarchés, tout est fait pour nous faire acheter des produits hyper-transformés, trop salés ou trop sucrés. Tout est fait pour dévaloriser l’acte de manger. Tout est fait pour que manger soit considéré comme une perte de temps. Le but, c’est de gagner du temps en mangeant fast food. Si tu veux manger sain, tu dois vraiment faire des efforts.
Conclusion : pour les riches, le chèque de 150 euros, c’est une contrainte. Ce n’est pas un cadeau, puisqu’ils ont cotisé 500 euros et qu’ils ne touchent que 150. Les 150 euros, c’est un incitant à acheter son alimentation dans des filières de qualité.
Venons-en au troisième pilier : le conventionnement des produits alimentaires. Pour la SSA, comment s’organiserait ce système de conventionnement et avec quels critères ?
J.P. : Aujourd’hui, le principe de base du conventionnement, c’est une concertation entre les syndicats, les mutuelles, les employeurs et l’État. Ensemble, ils décident par exemple du taux de remboursement de la visite médicale ou de tel médicament, etc. C’est démocratique, mais pas complètement, au sens où nous, les citoyens lambda, ne sommes pas vraiment au courant de comment ça marche. Il s’agit de discussions très techniques et donc il n’est sans doute pas souhaitable que tout un chacun s’exprime sur ces questions. Pour la SSA, on se retrouve dans cette même tension car il s’agirait aussi de sujets techniques.
L’enjeu est double : d’une part, avoir une participation large pour la définition des critères qui servent de socle au conventionnement ; et d’autre part, assurer sécurité juridique et stabilité dans la gestion. Celles-ci sont essentielles pour que les producteurs puissent investir à bon escient. Il faudrait donc une administration chargée de gérer au quotidien la SSA.
Lors du lancement de la SSA, il y aurait donc un gros moment d’effervescence démocratique au niveau national, afin de définir des critères, par exemple lors d’une convention citoyenne de type G1000[8] ou par un autre processus de délibération, dont les résultats seraient avalisés par les parlements.
Dans le CréaSSA, nous avons fait cet exercice de délibération entre nous et nous sommes arrivés à quatre critères : la durabilité environnementale, les prix justes (notamment en ce qui concerne la rémunération des éleveurs et des agriculteurs), les « circuits courts » (plutôt en termes d’intermédiaires que de géographie), et enfin l’exclusion des produits ultra transformés néfastes pour la santé. Nous serions ravis si ces critères pouvaient servir de point de référence pour les débats nationaux.
Et au niveau plus local, il y aurait aussi des formes de délibération démocratique ?
J.P. : Oui. On pourrait donner un rôle assez important aux conseils de politique alimentaire (CPA) qui rassemblent les acteurs du système alimentaire sur un territoire donné. En Belgique, il y en a une dizaine actuellement. Il en existe un pour la Wallonie, le Collège wallon de l’alimentation durable (CWAD), un pour la région de Bruxelles-Capitale (la Stratégie Good Food), et d’autres plus locaux. Dans ces conseils, on trouve des représentants des secteurs de la santé, de la lutte contre la précarité, des agriculteurs et des producteurs bio, mais aussi les acteurs dominants comme Comeos et Fevia[9]. La plupart des participants sont des représentants d’organisations, mais l’échelle est plus locale, les institutions présentes sont souvent de première ligne (CPAS, services sociaux etc.) et les citoyens qui en ont le temps et l’envie peuvent y participer.
Ces organes pourraient remettre des avis sur les critères, sans avoir le pouvoir d’en ajouter d’autres ou de mettre leur véto. Ces avis seraient alors examinés dans le cadre d’une concertation régionale ou fédérale.
Et l’examen des produits à conventionner ou non, reviendrait-il entièrement à l’administration dont vous avez évoqué la création ou aurait-il aussi une dimension démocratique ?
J.P. : Notre idée, au CréaSSA, serait que les producteurs ou les entreprises fassent la démarche de demander leur labellisation, parce qu’ils estiment que leur(s) produit(s) répondent aux critères définis. Ou alors il s’agirait pour un magasin ou un exploitant agricole de se faire reconnaître conventionné pour l’ensemble de ses articles ou de sa production. C’est un peu comme le système bio aujourd’hui qui, même s’il est controversé, n’est pas si mal car il permet une forme de flexibilité : on n’est pas obligé de faire labelliser d’un coup toute sa ferme. L’agriculteur peut y aller progressivement.
Ce système de conventionnement est une manière d’opérationnaliser le concept de démocratie alimentaire. Céline, comment comprenez-vous ce concept ? À quoi faut-il veiller pour que sa mise en œuvre ne laisse pas au bord du chemin les personnes en précarité ?
C.N. : La démocratie alimentaire, ce serait d’abord que tout le monde ait des revenus suffisants et des opportunités suffisantes pour faire des choix. Cela implique un soutien massif de l’État à la fois aux producteurs locaux qui tentent de monter des projets respectueux de la planète et à des initiatives comme les cuisines de quartier, les restaurants sociaux, les restaurants de quartier participatifs, ou le projet VRAC (ce sont des achats groupés de produits secs destinés à des personnes éloignées de l’alimentation durable) afin que des personnes qui n’ont aujourd’hui pas accès à une alimentation saine et durable puissent l’expérimenter. Car l’alimentation de qualité, c’est aussi avoir le temps de cuisiner, avoir l’espace et donc une cuisine qui donne envie de cuisiner, etc. C’est aussi la question de la distance : tout le monde n’a pas les moyens de prendre le bus pour aller dépenser son chèque de 150 euros. Il faut se rappeler qu’il y a des déserts du point de vue de l’alimentation de qualité. Dans certains quartiers urbains, il n’y a pas un magasin bio, pas une épicerie bio ! Et parfois, dans les campagnes, c’est pareil. Il y a donc beaucoup à faire pour lever ces barrières, et en premier lieu augmenter les revenus des populations les plus précaires.
Par rapport au conventionnement, ma crainte, vu notre maladie sociale de la surcharge administrative, est que l’administration qui sera chargée de gérer la SSA coûte aussi cher que la mise en place, pour tous les enfants de Belgique, de cantines gratuites de haute qualité bio… En même temps, la SSA offre une vision à long terme si l’on veut réduire, voire se débarrasser des produits néfastes pour la santé et l’environnement, sachant que l’alimentation est un déterminant essentiel de la santé.
En quoi, selon vous, cette proposition de la SSA est-elle novatrice et va dans le bon sens ? Et quels sont ses angles morts ?
C.N. : Sa force, c’est qu’elle est ambitieuse. Sa force, c’est qu’elle va à l’encontre de l’idéologie actuelle du tout au marché et du tout à la responsabilité des individus. Sa force, c’est qu’elle relie les questions de la production alimentaire, de l’environnement et de la santé.
Sa faiblesse, c’est qu’elle manque aujourd’hui de pragmatisme. Mais ça, c’est le propre de toutes les belles grandes idées qui doivent se décliner dans le concret. Peut-être que sa faiblesse, c’est aussi qu’elle est très idéologique. Une manière d’y remédier serait qu’elle porte d’autres recommandations, par exemple proposer, en attendant la SSA, des cantines scolaires 100% bio et 100% gratuites à tous les enfants et jeunes, en commençant par les crèches, les écoles maternelles, puis les écoles primaires, etc.
Il s’agirait donc, à la fois, de viser des objectifs plus accessibles et de soutenir des projets de terrain concrets dans lesquels on met les mains dans le cambouis tous ensemble.
J.P. : C’est vrai que la SSA c’est compliqué et c’est audacieux. Mais seules des réponses comme celle-là peuvent avoir un impact global. C’est une proposition systémique, qui cherche des effets systémiques. C’est sa force et c’est sa faiblesse.
L’enjeu est de réaliser le droit à l’alimentation. Et là, la SSA a une dimension stratégique : elle vise à connecter des acteurs qui ne se parlaient pas auparavant, et qui parfois ont encore du mal à se parler, pour travailler ensemble sur l’alimentation.
Il serait évidemment plus simple d’avoir des propositions sectorielles qui entrent dans les clous de chacune des organisations. Mais c’est précisément ce qu’on veut éviter avec la SSA. Du coup, il est nécessaire de porter cette proposition largement. Sinon, le risque est d’en rester à nos désaccords, et que chacun⸱e en revienne à ses enjeux particuliers. Et au bout du compte, on n’aura rien changé.
Notes :
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[2] Les sept branches actuelles de la sécurité sociale sont les pensions, le chômage, l’assurance accidents du travail, l’assurance maladie professionnelle, l’assurance maladie-invalidité, les allocations familiales et les vacances annuelles.
[3] Le 17 février 2024, le CréaSSA a lancé sa campagne dans la perspective des élections du 9 juin et du 13 octobre 2024 : www.campagne-ssa.be
[4] https://www.reseau-salariat.info/
[5] https://www.collectif-ssa.be/evaluation-du-projet-pilote-bees-coop/
[7] https://cdcasgp.org/
[8] G1000 est la plateforme belge qui encourage les formes de participation citoyenne : https://www.g1000.org/fr
[9] Comeos est la fédération du secteur commercial en Belgique, et Fevia est la fédération de l’industrie alimentaire belge.