L’allocation universelle : garantir du temps pour prendre du recul
Cette analyse met en lumière des arguments souvent peu déployés en faveur d’un revenu inconditionnel et, par cela, vient compléter la littérature existante sur le revenu de base. Cette analyse met en avant principalement les avantages de cette innovation sociale sur les plans culturels et existentiels et sa contribution potentielle à une transition écologique et sociale.
Militer en faveur d’un « autre monde » au sein de nos démocraties pluralistes, c’est avant tout avoir –en tant que citoyen – le droit et la possibilité effective de se façonner personnellement et collectivement au sein d’une collectivité démocratique qui tolère et encourage l’expérimentation (Arnsperger, 2010).
C’est dans cette affirmation que le philosophe et économiste Christian Arnsperger enracine son plaidoyer pour l’allocation universelle. L’analyse que nous proposons ici – construite sur la pensée de cet auteur, spécialiste des questions de transition écologique – met en lumière des arguments souvent peu déployés en faveur d’un revenu inconditionnel. Notre argumentation ne vient pas remplacer la littérature existante sur le revenu de base (Vanderborght & Van Parijs, 2005) mais vient davantage la compléter. Elle vise une mise en avant d’aspects qui doivent faire partie de toute réflexion ou action vers une transition écologique et sociale[1], que nous pourrions qualifier de culturels et existentiels[2].
Une allocation universelle ?
Défendue par des personnalités de tous bords politiques, l’allocation universelle est actuellement de retour à l’agenda médiatique et politique notamment depuis l’annonce par le gouvernement (centre droit) de Finlande de sa prochaine expérimentation à l’échelle nationale à partir de 2017.
Cette innovation sociale repose sur la proposition d’une transformation des mécanismes de la sécurité sociale pour y intégrer une allocation inconditionnelle, un revenu qui serait versé à tout citoyen[3] sans aucune demande de contrepartie. Par rapport au fonctionnement de la sécurité sociale tel qu’il est conçu aujourd’hui, l’allocation universelle apporte une dimension complètement inédite : l’inconditionnalité. C’est cette spécificité qui est brandie par les uns comme révolutionnaire, par les autres comme potentiellement destructrice du lien social, détricotant des acquis sociaux, déliant l’aide sociale de l’obligation de travailler. En effet, le fait de recevoir un revenu sans conditions est vu par de nombreux acteurs comme mettant en danger le principe de réciprocité inscrit dans nos mécanismes actuels de sécurité sociale : la société te donne (le chômage) si tu prouves que tu es disponible à rendre à la société (chercher activement un emploi et accepter ceux qu’on te propose). Dans l’allocation universelle, ce que le bénéficiaire doit rendre à la société ne fait pas l’objet d’un contrat explicite puisque celle-ci est versée sans conditions.
C’est pourtant cette inconditionnalité qui sera défendue ici comme un ingrédient indispensable aux transitions sociales et écologiques que nous souhaitons voir advenir. Nous ne prônons cependant pas un revenu de base qui viendrait remplacer la totalité des mécanismes actuels de sécurité sociale mais bien un revenu qui viendrait compléter des éléments indispensables du système actuel de protection des exclus et des plus vulnérables[4].
L’allocation universelle pour soutenir les activités nécessaires à la transition
Même si nous pouvons continuer à souhaiter qu’un jour dans nos sociétés le travail renvoie comme le proposait Marx à cette « pure capacité de transformation de la nature donnée à l’homme, qui transforme en même temps l’homme » (Méda, 2001, p.73), il nous semble indispensable – pour envisager de façon concrète la transition – de regarder aussi « le travail tel qu’il est aujourd’hui » (idem), c’est-à-dire pas toujours synonyme de service à la société. Ceux qui défendent aujourd’hui le plein emploi acceptent pour réaliser cet objectif de considérer comme travail des activités qui détruisent la nature, détruisent les liens humains, affaiblissent les solidarités et même menacent le vivre ensemble. La réalité actuelle ne nous permet pas de considérer le travail comme un synonyme de service à la société. De nombreuses activités que nous estimons constituer d’indispensables services à la société – notamment dans le domaine des soins (à la terre, aux personnes âgées, aux enfants en bas âges, aux proches malades…) – ne sont d’ailleurs pas reconnues comme travail. Et sans doute qu’il vaut mieux que certaines de ces activités n’acquièrent jamais le statut de travail-emploi afin d’éviter que ceux qui s’y adonnent ne se retrouvent dans une logique quantifiante. Pour des activités dont le cœur est la relation, ce changement de statut pourrait en effet être extrêmement dommageable. Il nous faut néanmoins trouver des « moyens de soutenir et de promouvoir simultanément les différentes activités nécessaires aux individus et aux sociétés pour se développer de manière humaine, de manière durable » (idem). C’est en cela que nous pensons que l’allocation universelle pourrait venir compléter de façon intéressante la sécurité sociale telle qu’elle est conçue aujourd’hui.
L’allocation universelle est ici défendue comme un outil (parmi d’autres) qui pourrait servir à la transition écologique, économique et sociale. Comme le souligne Christian Arnsperger, elle pourrait en effet « ouvrir un espace de prise de conscience, de décision et d’action », « libérer les forces transitionnelles parmi les citoyens », « rendre possible des démarches de critiques sociale et de transition écologique en acte ». Elle permettrait à toute une série de citoyens de « mener des expérimentations destinées à façonner progressivement et à tâtons une nouvelle ‘niche écologique’ basée sur des modes de vie et des modèles économiques frugaux et soutenables à long terme » (Arnsperger, 2010, p. 104).
Prendre du recul pour envisager une transition
La distribution d’un revenu de façon inconditionnelle viendrait en réalité combler une lacune significative du système social : aujourd’hui, les droits sociaux sont tous « liés à la participation (même indirecte) aux mécanismes capitalistes[5] » (idem). Cette situation est problématique dans le sens où nous pensons qu’amorcer une transition quelle qu’elle soit demande de prendre une certaine distance avec la société telle qu’elle est afin d’avoir le recul suffisant pour innover. Comme le soulignait en effet Einstein, « le mode de pensée qui a généré un problème ne peut être celui qui va le résoudre ». Envisager une transition, c’est d’abord pouvoir prendre du recul par rapport au mode de pensée dans lequel nous baignons. Pour imaginer une société différente, une culture qui permettrait la sortie des différentes crises dans lesquelles nous sommes empêtrés, il nous faut donc pouvoir disposer de temps non contraint par les impératifs immédiats socialement et culturellement prescrits.
Pour transformer le réel du point de vue écologique, social et politique, les citoyens ont besoin de temps et pas seulement du temps pour s’engager dans davantage de luttes sociales. En effet, l’idée que l’action collective visant notamment à transformer les institutions nécessite du temps pour chaque citoyen[6] est essentielle. Cet argument est néanmoins difficilement utilisable dans le cas de l’allocation universelle car il se heurte à l’objection bien légitime que pour une majorité de citoyens, le temps libéré ne va pas nécessairement – comme par miracle – être mis au service des luttes collectives. Notre argumentation en faveur du temps que peu libérer l’allocation universelle va donc plus loin que cette première dimension. Il est sûr que pour s’approfondir notre démocratie a grand besoin de citoyens qui disposent de temps pour se rencontrer, débattre et construire des projets collectifs. A côté de cela, notre démocratie a un besoin criant de citoyens qui disposent de « temps déconnecté ».
Pour prendre un tournant vers une société plus écologique et solidaire, nous ne pouvons pas nous contenter d’une action politique qui se concentre sur la « dénonciation ». L’activisme doit s’articuler à une « déconnexion » (Arnsperger, 2013, p. 279). Alors que le militantisme a toujours été assimilé à en faire plus – se mobiliser, rajouter des actions à son existence -, aujourd’hui, de nombreux mouvements de citoyens nous rappellent que pour permettre une réelle transformation sociale, il s’agit également d’en faire moins, de se déconnecter, de créer du vide, de ralentir, se désencombrer, de réduire ses déplacements, ses activités, son impact. Habituellement pensé comme incompatible avec l’engagement politique, le retrait ponctuel de la culture dominante doit, à notre sens, être aujourd’hui davantage valorisé.
L’allocation universelle comme outil pour prendre distance de la logique du « toujours plus »
Selon notre point de vue, la logique avec laquelle il nous faut prendre urgemment distance est précisément la culture capitaliste du toujours plus dans laquelle nous sommes immergés et, par conséquent, dans laquelle tout notre système social est enraciné. Cette sortie (ne fusse que momentanée) est nécessaire à une transition sociale et écologique.
Nous sommes insérés dans une logique systémique, dans des mécanismes comportementaux, dans des schémas de cultures collectifs et dans des schémas de conscience personnelle. Nous sommes constamment et tous insérés dans ces quatre dimensions du réel. Nous y baignons spontanément, sans y réfléchir (Arnsperger, 2009, p. 1).
Pour transformer les différentes dimensions de cette logique qui façonnent le réel, les citoyens ont besoin de temps, tant pour dénoncer que pour construire des projets de société. Mais, par-dessus tout, ils ont besoin de temps déconnecté. L’allocation universelle nous semble ouvrir la possibilité pour tout citoyen de bénéficier de ce temps déconnecté : temps hors des institutions capitalistes, à distance de cette culture du « toujours plus » ; temps dans des espaces où la logique insatiable peut être questionnée – désactivée ; temps où un autre rapport à soi que le rapport marchand peut être expérimenté, où chaque citoyen peut faire pleinement l’expérience de sa condition d’être interdépendant et limité.
A force d’assimiler toute activité se déroulant au sein de la sphère dite privée à un repli égoïste, nous avons réduit à néant les adages tels celui de Michel Serres qui souligne que « le repos fait partie du travail ». De la même façon, il convient de défendre aujourd’hui l’idée selon laquelle le retrait fait partie de l’engagement politique. La prise de distance avec la logique du toujours plus, avec le sentiment de n’être jamais à la hauteur, de n’en faire jamais assez, d’être toujours potentiellement capable d’aller plus loin est salutaire et indispensable à tout projet de transition. Il nous faut un certain recul pour pouvoir déjouer cette logique qui épuise nos ressources, épuise la biodiversité et, par le même mouvement, épuise également la personne humaine, irrespectueuse de ses limites physiques et psychologiques. Nous avons besoin d’ouvrir la possibilité pour tous de prendre distance avec notre culture dont l’insatiabilité détruit tout sur son passage – la nature, mais aussi l’être humain lui-même.
Temps de retrait, exemplarité et initiatives de transition
Généralement, l’allocation universelle est pensée comme un revenu qui se situerait entre 600 et 1.000 euros. Une telle somme, versée de façon inconditionnelle, ne permettrait pas une déconnexion perpétuelle, ce qui est loin de constituer l’objectif que nous défendons. Cet apport financier régulier pourrait néanmoins permettre des périodes de déconnexion, constituerait le filet de garantie des moments de retraits. En cela, nous ne pensons pas que, comme pour les luttes collectives, seules les personnes déjà engagées pourraient utiliser un temps de déconnexion à bon escient. Le nombre des citoyens qui pâtissent aujourd’hui à un niveau ou un autre de la cadence effrénée à laquelle nous sommes enjoints à fonctionner est en constante augmentation. L’allocation universelle pourrait créer une bulle d’air, permettant plus facilement des périodes sans travail, des jours de retrait hebdomadaires… Avec un revenu même faible garanti, chacun d’entre nous qui en sent le besoin pourrait se permettre des temps de retour sur soi, sur sa vie, des temps d’arrêt et de réflexion indispensables à tout changement de vie en profondeur.
Le revenu de base ne transformera pas de lui-même notre société ni la logique qui la guide aujourd’hui. Dans le même sens, la distribution inconditionnelle d’un revenu ne permettra pas de déjouer la manière dont le capitalisme instrumentalise nos fragilités. Il faudra nécessairement accompagner cette innovation sociale « de réformes éducatives radicales qui promeuvent la réflexion critique » (Arnsperger, 2010). Cependant, le revenu de base pourra néanmoins permettre à ceux qui veulent entamer un processus de remise en question de l’insatiabilité qui nous guide collectivement de disposer de temps pour le faire.
Si elle ne transformera pas directement l’imaginaire politique de notre société, l’allocation universelle viendra par contre renforcer toutes les initiatives de transition amorcées aujourd’hui par des citoyens pionniers. Une myriade d’initiatives de transition existent[7], elles sont cependant sous-utilisées et sous-développées et parviennent difficilement à toucher les publics plus précarisés qui n’ont pas le temps de s’y intéresser et encore moins de s’y investir. Ces initiatives permettent pourtant dans de nombreux cas des économies financières et remettent la gratuité au cœur des échanges. Elles pourraient donc a priori faciliter la vie quotidienne des publics précarisés. Néanmoins, la participation à ces initiatives demande du temps et de l’implication. Tant que nous n’offrirons pas du temps sans l’obligation que celui-ci serve à augmenter l’employabilité des récipiendaires, les initiatives de transition seront réservées à une élite qui est capable d’ajouter ces participations à son emploi du temps. Dans le même sens, nombre de citoyens aujourd’hui dans ces mêmes milieux de transition entendent se poser en exemple, montrer qu’une vie plus épanouie mais avec peu d’argent est possible, transmettre des savoirs et des savoir-faire. Mais qui aujourd’hui a le temps de les observer et de s’en inspirer ? Pour que l’exemple montré soit opérant, il faut un public, un public qui ne passe pas juste en courant devant les innovations sociales mais qui s’y arrête, s’y intéresse, prend le temps de les expérimenter, de les mettre en pratique.
Après ces quelques arguments en faveur d’une allocation universelle, le débat est loin d’être épuisé. Nous espérons néanmoins avoir suscité l’envie d’approfondir la question ou même, qui sait, l’envie de soutenir d’une façon ou d’une autre la promotion d’une déconnexion financée, d’une possibilité offerte à chaque citoyen de ralentir ou même de s’arrêter pour un temps… parce que « tout commence par une interruption » (Paul Valery).
Emeline De Bouver
Bibliographie
Arnsperger, C. (2009). Pragmatisme économique et exigence philosophique : le capitalisme nous empêche-t-il de penser? Communication présentée à Cycle 2009-2010, Bruxelles.
Arnsperger, C. (2010). Revenu d’existence et promotion de la sociodiversité. Mouvements (n°4), pp.100-106.
Arnsperger, C. (2010) Transition écologique et transition économique : Quels fondements pour la pensée ? Quelles tâches pour l’action ? article publié sur le blog “transition économique” (disponible sur http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/documents/Arnsperger.TRANSITION…).
Arnsperger, C. (2013). Postface/Changer d’économie. Expérimentation sociale et plasticité anthropologique. Dans B. Frère & M. Jacquemain (Édit.), Résister au quotidien? (pp. 257-280). Paris: Presses SciencesPo.
Arnsperger, C. (2015). Revenu de base, économie soutenable et alternatives monétaires. L’Économie politique (n°3), pp.34-49.
Defeyt (2015), L’allocation universelle, c’est l’Etat-providence 2.0, Ensemble (n°89), pp.8-11.
de Schutter, O. (2015). « Vive la transition?! Changer la société sans prendre le pouvoir. » Politique(n°90), pp. 24-54.
Ferreras, I. (2008). De la dimension collective de la liberté individuelle: L’exemple des salariés à l’heure de l’économie des services. Dans J. De Munck & B. Zimmermann (Édit.), La liberté au prisme des capacités, Amartya Sen au-delà du libéralisme (p. 281-296). Paris: EHESS.
Meda, D. (2001). Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail »., Revue du MAUSS2/2001 (no 18) , p. 71-78.
Vanderborght, Y., & Van Parijs, P. (2005). L’Allocation universelle. Paris: La Découverte.
Notes :
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[1] Pour une approche du réseau ou mouvement de la Transition en Belgique voir notamment le dossier de la revue Politique sur le sujet (de Schutter, 2015).
[2] La dimension existentielle est ce qui dans notre existence touche au cœur même de nos choix : le rapport aux existentiaux que sont la mortalité, la quête du bonheur, le sens de l’existence, le pouvoir, le temps, etc.
[3] A l’heure où certains dans la lutte contre le terrorisme envisagent des déchéances de nationalité, cela demanderait évidemment un débat démocratique sur qui est considéré comme citoyen.
[4] Nous n’entrons pas ici dans le détail de son financement ni de son montant mais vous trouverez des réflexions inspirantes à ce sujet chez Philippe Defeyt (2015), ou pour son financement par une monnaie alternative chez Christian Arnsperger (2015).
[5] Le capitalisme est compris ici comme un système, une logique qui se compose de quatre dimensions : il repose sur certaines formes institutionnelles, s’appuie sur une (mono)culture particulière (incapable de prendre en compte la limite, une culture de l’insatiété), encourage certains comportements et certains modes de vie (notamment productifs et consuméristes) et est sous-tendu par une certaine conception de l’humain et de l’existence (un sujet séparé et sans limites).
[6] Comme ressource distribuée, pas juste du temps pour quelques-uns. Voir notamment (Ferreras, 2008).
[7] Voir notamment www.rcr-asbl.be ou voir les analyses du Centre Avec : Petit guide pratique d’initiatives locales et alternatives (1, 2 et 3) parues en 2014 et 2015, disponibles sur le site www.centreavec.be